Primes alléchantes, voyages en vols spéciaux ou à bord de l’avion présidentiel… : aux yeux des Présidents qui se sont succédé à la tête du Sénégal, rien n’est trop beau pour l’équipe nationale A de football, surtout quand les belles performances sont au rendez-vous. Ces attentions sont-elles désintéressées ? Pas tout à fait.
Quelques minutes après le coup de sifflet final, une marée humaine déferle sur le boulevard de la République. La foule, parée aux couleurs nationales, scande des chansons à la gloire des Lions. Jusqu’aux grilles du palais présidentiel. Sur place, le maître des lieux, Abdoulaye Wade à l’époque, se joint à la liesse. Poing en l’air, comme dopé par la victoire de ceux qu’il appelait affectueusement "mes chers Lions", il embarque dans son véhicule pour une balade dans les rues de Dakar.
Le Sénégal venait de s’imposer (1-0) contre la France en ouverture du Mondial-2002. "En battant l’équipe championne du monde le Sénégal est champion du monde", entonne Wade. La foule, ivre de joie, boit ses paroles et exulte. En osmose avec le chef de l’État. La scène était devenue un rituel au fil des succès d’El Hadji Diouf et Cie en Corée-Japon.
Les autorités politiques sénégalaises sont réputées friandes des exploits des sélections nationales et particulièrement ceux de la masculine A de football. De Léopold Senghor à Macky Sall en passant par Abdou Diouf et Abdoulaye Wade, chacun, à des degrés différents, a cherché à entretenir une proximité avec Lions.
Senghor aimait la lutte et le basket
Sous Senghor, "La flèche des Almadies", l’avion présidentiel à l’époque, était mis à la disposition des sélections, surtout celle de foot seniors, pour les grandes campagnes internationales. Wade et Macky, davantage que Diouf, imiteront leur devancier. Ils iront même plus loin en ajoutant à la mise à disposition de l’avion de commandement, des primes mirobolantes.
En 2002 par exemple, malgré la défaite en finale de la Can à Bamako, Wade avait octroyé à chaque Lion une prime de 42 millions de francs Cfa. En 2017, en plus des primes standards pour la qualification au Mondial, Macky Sall a alloué une prime spéciale de 20 millions de francs Cfa à chaque Lion et au staff, promettant, conformément à une sollicitation de Moussa Sow et Cie, de leur accorder des passeports diplomatiques. Sans compter que pour la phase finale du Mondial, le Sénégal a mobilisé un budget 7 milliards de francs Cfa.
Mais il faut souligner que l’intérêt affiché par les Présidents sénégalais pour les Lions rélève davantage d’un conformisme assumé que d’un attachement profond au foot et à ses acteurs. Mamadou Koumé le signale dans son livre Le Sénégal sous Abdoulaye Wade, le Sopi à l’épreuve du présent. Dans le chapitre intitulé ’L’équipe nationale de football, de la faste aofienne aux échecs des années 2000’, il dit : "Si Senghor s’intéressait au sport, le football ne l’a jamais conquis. Il s’en accommoda en raison de son impact sur la vie des Sénégalais."
Senghor aimait plus la lutte et le basket.
Wade et Macky, champions de la récup
Diouf n’était pas plus footeux que Senghor. Lui, son sport favori, c’était le jeu de dames. Une affaire de famille. Mais il savait qu’avec le ballon rond, il faut composer. "Contrairement à Senghor, le Président Diouf a su mesurer la place du football dans le sport. Déjà jeune Premier ministre, il exhortait les responsables du football à faire preuve de régularité et à travailler davantage", renseigne Koumé. Qui ajoute que "parmi les Présidents sénégalais, Abdoulaye Wade est celui qui semble avoir noué des relations étroites avec le milieu du football".
Macky Sall suivra les traces de son prédécesseur. Il multiplie les petites attentions et exhibe son engagement personnel comme lorsqu’il a été filmé assis devant un poste téléviseur pour vivre la qualification au Mondial du Sénégal. Les Lions venaient de battre (2-0) les Bafana Bafana d’Afrique du Sud chez eux, une victoire qui leur ouvrait les portes de Russie-2018.
Pour Mamadou Koumé, à la base, le sport comporte deux vertus : il constitue un instrument de promotion des "valeurs éducatives" et stimule "la fibre patriotique des pratiquants et des populations". Mais pour les politiques, on peut aussi s’en servir pour satisfaire d’autres desseins.
"Si on reprend dans un autre sens la fameuse assertion de Marx, ce ne serait plus la religion qui serait l’opium du peuple, mais plutôt le sport et le football en particulier, pose Salif Diallo, journaliste sportif à l’Aps. Les hommes politiques ont tendance à capter les succès sportifs. C’est un fait. Ce n’est pas qu’au Sénégal. En 2002, le président Wade disait lors de la Coupe du monde : ‘J’ai misé et j’ai gagné’."
Mondial-2018 et Présidentielle-2019
Pr Ibou Sané, politologue et sociologue, ne dit pas autre chose. Cependant, il voit plus large : "Senghor a pris le développement par la culture. Wade l’a pris par les infrastructures. D’autres l’ont pris par l’économie, le social, etc. : chaque chef d’État marque son temps en prenant une dimension du développement. Maintenant ils essaient, à côté de la principale dimension, de mettre une dimension connexe qu’est le sport qu’on met toujours à côté de la culture et du tourisme. Voilà pourquoi nos Présidents se précipitent vers le foot. C’est pour bien vendre la destination Sénégal, pour donner une vitrine au pays sur le plan économique."
Il y a aussi le gain politique potentiel. "Si l’équipe nationale arrive en demi-finale de la Coupe du monde, en 2019, cela va donner de l’élan au chef de l’État, prédit Ibou Sané. Cela va faire baisser la tension, les attentions seront focalisées sur le sport et plus elle va gagner, plus cela fait de l’aura pour le Président. Et pendant ce temps, ses adversaires risquent d’être éclipsés."
C’est sans doute pour éviter une telle éclipse que le président du Grand parti, Malick Gakou, a prévu de se rendre en Russie pour assister au premier match des Lions pour le Mondial, mardi contre la Pologne. Il sera dans le même stade que le Président Macky Sall qui, lui, a décidé de prendre 12 jours de congés, à partir de ce samedi, pour aller soutenir les Lions à la Coupe du monde.