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Art et Culture

Kalidou Kassé, artiste-plasticien: “Le marché de l’art est au stade de balbutiement“
Publié le lundi 30 avril 2018  |  Sud Quotidien
L`artiste
© aDakar.com par DR
L`artiste peintre Kalidou Kassé dans son labortaoire
Dakar, le 26 avril 2018 - L`artiste-peintre Kalidou Kassé a ouvert son atelier à des journalistes venus voir son laboratoire, là où naissent ses tableaux. Kalidou Kassé est l`un des peintres sénégalais les plus prolifiques.
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Moins d’une semaine pour l’ouverture de la 13ème édition de la Biennale de l’art africain contemporain Dak’Art 2018 (3mai-2juin 2018). En prélude de ce rendez-vous important de la création artistique dont les pays d’honneur sont la Tunisie et le Rwanda, l’artiste-plasticien Kalidou Kassé s’est confié à Sud Quotidien. Dans cette grande interview qui s’est déroulée dans son atelier à Ouest-Foire, le fondateur de la galerie des «Ateliers du Sahel» en plein dans sa tenue de travail, T-shirt et pantalon beige tacheté de peinture, décline son expérience de la Biennale, sa participation pour cette édition mais également les retombées de la Biennale pour les artistes. Celui que l’on surnomme « Le Pinceau du Sahel » révèle aussi dans cet entretien son secret dans le travail quand on sait qu’il a réussi la prouesse d’être aussi bien connu à l’intérieur du pays qu’à l’extérieur, on retrouve ses œuvres dans les plus grandes institutions au monde. Kalidou Kassé revient ici sur l’origine de son surnom et ses débuts dans la création. Il a aussi parlé du marché de l’art qui, dit-il, est au «stade de balbutiement» avant de faire savoir que l’art visuel est bien porteur de croissance. L’artiste-plasticien fait un bilan satisfaisant de sa carrière après plus de 35 ans. Kalidou Kassé qui est aussi le président du Comité sénégalais de l’Association internationale des arts et membre de plusieurs associations invite les jeunes à croire en eux-mêmes et de rester au pays travailler.

Quelle expérience avez-vous de la Biennale de l’art africain contemporain ?

«Il faut d’abord dire que cette Biennale est un projet politique porté par le Président de la République, Macky Sall qui est en train d’impulser un nouveau souffle à la Biennale. La Biennale existait depuis longtemps mais aujourd’hui, c’est la Biennale de l’art africain contemporain qui regroupe le monde culturel, littéraire et même des musiciens à Dakar pour se retrouver autour de concepts, de changements de paradigmes par rapport à l’évolution du monde. Tous les deux ans, c’est des innovations majeures et cette 13ème édition de la Biennale est partie pour être une des plus fortes Biennales qu’on n’ait jamais connues. C’est aussi un projet politique mis en articulation par le ministre de la Culture, Abdou Latif Coulibaly qui, depuis qu’il a été nommé à son poste, est en train véritablement de faire bouger les choses pour arriver à faire une véritable Biennale professionnelle.

On va vers la 13ème édition de la Biennale de l’art africain contemporain Dak’Art 2018. Quelle sera votre participation cette année ?

Comme je le dis souvent, la Biennale est dédiée aux artistes. C’est un plateau. Des artistes eux-mêmes doivent mettre le contenu. C’est-à-dire un plateau où les artistes doivent s’exprimer mais aussi créer des relations, des partenariats, échanger des expériences. Dans cette Biennale-là, j’ai eu plusieurs participations notamment mon exposition se prépare pour le 6 mai prochain. C’est un très grand programme. Je vous dirai le reste au point de presse. Ce programme fait partie des véritables innovations de la Biennale Dak’Art 2018. Cette Biennale est financée à 75% par l’Etat. Je salue cette nouvelle initiative de la nouvelle secrétaire générale Marième Ba qui a, véritablement, amené une nouvelle forme de management en créant beaucoup de concepts autour de la Biennale. Aujourd’hui, on parle de la 13ème édition de la Biennale, on parle aussi du problème de genre. La Place du Souvenir est dédiée aux les femmes. C’est une Biennale qui avance avec son temps, son époque. Il y’a aussi la Biennale des élèves ou des enfants où il y’a plusieurs segments de la société qui sont pris en compte pour notamment les impliquer sur le plan pédagogique.

Qu’est ce que vous attendez de cette édition ?

C’est simplement nouer des rapports parce que la mission de l’art, c’est de nouer des rapports et de dénouer des conflits. Cette 13ème édition sera très forte parce que les artistes sont en route pour venir. Il y’a des experts culturels qui sont déjà arrivés. Je pense que tout ce monde réuni à Dakar permettra non seulement de repenser notre culture mais aussi de redéfinir nos actions et de revoir nos objectifs. Il est important pour cette édition qui correspond à une période extrêmement difficile dans le monde entier parce qu’on parle de globalisation, des artistes ont pleinement conscience aujourd’hui de leurs missions. Ce qui fait que nous sommes tentés de répondre à certaines questions quand on sait que le thème de cette Biennale est intitulé «L’heure Rouge». Il était important que tout le monde s’arrête pour comprendre toute cette problématique qui tourne autour de ce thème. Maintenant, il y’a plusieurs thématiques qui sont développés par plusieurs artistes venant de tous les continents. Mais à mon niveau, j’ai voulu dérouler un programme assez large qui va partir de la Chambre de Commerce de Dakar avec l’Unicef, jusqu’au Novotel, un peu partout à Dakar.

que je pense qu’on n’a plus rien à prouver. On n’a plus rien à attendre. Nous devrons baliser le chemin pour les jeunes qui arrivent. Non seulement leur donner l’opportunité de s’ouvrir au monde mais aussi de les mettre en relation pour leur permettre de pouvoir demain comprendre ce qui va se passer. C’est-à-dire les enjeux du véritable art dans ce monde-là.

Quelles sont les retombées de la Biennale surtout pour les artistes ?

Pour cette Biennale, il y’a une grande conférence qui est prévue. Il y’aura des animations à tous les points et des échanges sur les expériences qui vont parler du droit des artistes. Aujourd’hui, on parle des droits de suite. C’est-à-dire quand un artiste vend son tableau et que cette œuvre est revendue, l’artiste doit percevoir entre 5 et 8 % de la vente de cette œuvre. Il y’a aussi d’autres parts, les copies privées, les droits voisins. Il y’a toutes ces formes de droits qui seront discutées pendant cette Biennale et notamment avec le ministère de la Culture qui a facilité toute cette articulation. Je pense qu’il était important de dire qu’on attend beaucoup de cette Biennale en terme de rencontres, d’échanges mais aussi de nous enrichir mutuellement par rapport à ceux qui viennent d’ailleurs nous rencontrer.

Vos œuvres se vendent au Sénégal comme à l’étranger. Quel est votre secret ?

C’est simplement privilégier le travail. Je me lève à 4h du matin. Dès fois, je travaille jusqu’à 20h, j’arrête le temps de m’occuper de ma famille. Et tout cela pour organiser ma journée, aller dans mes rendez-vous et revenir. J’ai le temps de récupérer un peu l’après-midi mais je passe tout mon temps à travailler. Mais travailler ne veut pas dire seulement faire des actions, c’est aussi d’être passionné par rapport à ce qu’on fait. Pour moi, l’art c’est d’abord une passion. C’est ce qui me plait d’abord pour ensuite plaire aux autres. Quand je fais une œuvre, que ça me plaise d’abord et si ça plait aux autres tant mieux. Si ça ne leur plait pas aussi, ça ne m’engage pas. Ce qui m’engage, c’est d’abord de sentir ce que j’ai fait mais aussi de m’organiser sur le plan du travail, de dire que je suis un artiste. Ce que je dois faire, c’est de faire mon travail en tant que créateur mais de privilégier aussi ceux qui sont autour de moi. Ce qu’on appelle privilégier le faire-faire. Parce qu’on ne peut pas être artiste, être manager, être galeriste, être tout à la fois mais on peut dans tous les cas, manager tout cela, en ayant conscience de ce qu’on veut faire et où est ce qu’on peut aller. Aujourd’hui (mercredi dernier Ndlr), je suis dans mon atelier mais là où nous sommes en ce moment, il y’a des gens qui sont sur le terrain, en train de s’occuper d’autres choses et qui me reviennent le soir pour une petite réunion de coordination et on continue. C’est comme ça qu’on fonctionne.

D’où vient votre surnom «Le Pinceau du Sahel» ?

Le surnom m’est venu du professeur émérite, l’un des critiques d’art les plus denses de son époque, feu Iba Ndiaye Diadji. Iba était venu ici. A l’époque où on s’est rencontré, je ne le connaissais pas. Il m’a dit qu’il voulait voir ce que je fais. J’ai vu que quand j’exposais, il ne venait jamais le jour du vernissage, il venait toujours le lendemain. Ça m’a même étonné. Chaque fois, il venait et ne me disait rien. Il faisait le tour, il repartait. Un jour, il m’a appelé pour dire je voulais passer à ton atelier. Il est passé à mon atelier. Il m’a suivi pendant presque 5 ans. Il venait, regardait ce que je fais, me posait des questions. Dès fois, il arrive qu’il m’appelle, on échange sur un point. Je ne savais même pas ce qu’il voulait exactement. Un jour, il est venu ici, il m’a dit : «je voulais faire un texte sur ton travail» et j’ai dit «volontiers».

C’est comme ça que le nom «Pinceau du Sahel» est sorti. Il a regardé les œuvres. Un jour, on a eu 4 ou 5 heures d’affilée d’échanges. C’est en ce moment qu’il a sorti le texte qu’il m’a envoyé en me disant : «voilà ce que tu es en train de travailler», je ne peux que te surnommer « Le Pinceau du Sahel». Mais au delà d’Iba Ndiaye Diadji, il y’a notre ami feu Hamidou Dia. Il était l’ancien conseiller du Chef de l’Etat chargé des Affaires culturelles. Il m’avait surnommé «le Tisserand de la toile». Parce que dans l’évolution de mon travail, Iba Ndiaye Diadji voyait que j’étais plus dans les terres ocres (terres rouges), c’est-à-dire dans les couleurs terre. J’ai beaucoup travaillé dans ce domaine-là. Je travaille sur les personnages filiformes en un moment donné parce que les personnages filiformes, c’est simplement une préoccupation esthétique mais qui me rappelaient aussi ma famille en tant que tisserand. C’est de là où sortait le personnage filiforme. J’ai continué le parcours pour finaliser mon travail à faire une rupture sur le tissage. Parce qu’il faut rappeler que je suis tisserand dans ma famille. Je suis Maabo. Un Maabo est un tisserand. C’est ainsi que ce personnage qui était fil au début comme le fil du tisserand, est venu par intégrer le tissage totalement avec une dimension esthétique beaucoup plus prononcée. Et c’est là où Hamidou Dia a fait un film documentaire sur moi. Il a aussi été commissaire de mon exposition à la Bicis pour me présenter comme «le Tisserand de la toile».

Est-ce que l’art visuel est porteur de croissance ?

Il est porteur de croissance. Parce que quand on se réfère un peu sur les ventes aux enchères à travers le monde, on se rend compte qu’au Sénégal, on est au stade de balbutiement. Ça commence timidement mais ça va arriver. Il y’a deux ans, en 2016, j’avais organisé avec l’équipe, le Madak (le Marché des arts de Dakar). Ce marché nous avait permis de comprendre les véritables enjeux de cette époque. Il faut rappeler que les artistes travaillent, vendent leurs œuvres et vivent de leur art. L’art est porteur de croissance dans la mesure où l’artiste fait travailler le menuisier, l’artiste achète du matériel importé, l’artiste fait travailler des personnes autour de lui. Il y’a aussi des managers d’artistes, les commissaires d’exposition, les agents d’art qui aujourd’hui, s’occupent de ventes de tableaux d’artistes et tant d’autres. Au delà de cela, dans le domaine des arts, il y’a ce qu’on appelle le fait de céder des droits visuels pour soit une affiche, soit un livre ou simplement des documents. C’est-à-dire des rapports d’activités ou de société. A plusieurs reprises, des sociétés m’ont contacté pour que je leur revende des droits pour véritablement illustrer le rapport d’activités par rapport à des thématiques qu’il développe. Je pense que tout cela participe au développement économique du pays.

Est-ce que le marché de l’art existe au Sénégal ?

Mais bien sûr ! Le marché de l’art existe depuis fort longtemps. J’ai été aux Manufactures sénégalaises des arts décoratifs en 1977. Il y’avait une forte communauté européenne qui vivait au Sénégal qui a toujours acheté les œuvres des artistes. On se rappelle que récemment Eiffage a reçu une très grande collection qu’un grand collectionneur leur a offert parce qu’il l’a acheté entre les années 70 et les années 90. Beaucoup d’œuvres sont sorties du Sénégal et ces œuvres-là ont été achetées par des expatriés qui vivaient au Sénégal. Une bonne partie de ces œuvres souvent sont retournées à Dakar sous forme de donations ou simplement sont remises à des fondations ou bien restées dans des collections privées. Maintenant, le marché existant à Dakar est différent du marché en Europe ou aux Etats-Unis. J’ai été à New York, j’avais mon atelier là-bas. Mes œuvres ont été vendues aux enchères. Je sais comment fonctionne le marché. Je sais que quand vous allez en Haïti, le même principe se passe là-bas. Vous allez à Paris, il y’a toujours un marché qui existe, à Dubaï, un peu partout dans le monde. Mais à Dakar, effectivement le marché existe mais en ce moment, c’est encore tout nouveau. C’est au stade de balbutiement sur le plan de visibilité mais le marché dans les années 70 existe jusqu’à maintenant seulement il est différent quand on parle de marché en Europe où il y’a toute une organisation derrière, des commissaires priseurs, on peut parler de tous ceux qui tournent autour des galeristes. Aujourd’hui, les galeristes et tout le monde s’organisent. J’ai été le premier avec mon ami Paulane à ouvrir une galerie au Sénégal. C’était en 1993. Depuis ce jour, j’ai compris qui achetaient. Ce sont les personnels d’ambassades, ce qu’on appelle les expatriés. Ce sont des sénégalais «nouveaux cadres» ainsi de suite. Mais il y’a beaucoup d’étrangers vivant au Sénégal qui ont acheté des œuvres. Maintenant, sur le plan des ventes aux enchères, je le fais régulièrement chaque année. Je fais une douzaine ou une quinzaine de ventes aux enchères dans des hôtels de la place et le public assiste à ces ventes aux enchères. A un moment, je m’en souviens, on a vendu une toile à 22 millions et ça c’était avec la Croix Rouge. On en a vendu jusqu’à 9 millions. Ça dépend des contextes et des moments forts de ces ventes aux enchères. Le marché existe mais c’est un marché qui n’est pas contrôlé directement pour une meilleure compréhension du public. Parce que le public est un peu déconnecté de la réalité de la création. Aujourd’hui, le public est revenu pour se reconnecter, pour comprendre ce que font les artistes. A travers les Biennales passées, le public a beaucoup participé pour comprendre ce que font les artistes et cette Biennale aussi fera partie d’une des Biennales où le public est beaucoup plus impliqué.

Qu’est-ce qu’il faudrait faire pour booster ce marché ?

Pour booster ce marché, il faut avoir des institutions dignes de ce nom. Le Président Macky Sall a fait beaucoup d’efforts pour non seulement terminer le musée des civilisations noires où l’inauguration se fera le 6 décembre prochain mais il faut remettre l’ancien palais de justice aux artistes. Récemment, on a relancé le Grand Prix du Chef de l’Etat pour les Arts et ça c’est important. Depuis plusieurs années, ce Grand Prix n’existait plus. En plus, il a augmenté la mise de 10 à 20 millions de F Cfa et cela contribue à faire la promotion de l’art et de la culture au Sénégal surtout pour des artistes. Nous avons aussi la Société sénégalaise du droit d’auteur et des droits voisins (Sodav). Tout cela permet d’huiler le système pour que tout ce qu’on aura besoin soit disponible pour aller à un marché beaucoup plus dynamique pour booster la situation au Sénégal. Pour cette Biennale, le Madak aura lieu encore au niveau du siège de Gorée. Cette fois-ci, nous avons voulu l’ouvrir au grand public pour que les populations viennent regarder ce qu’on fait. La dernière fois, c’était au Grand Théâtre et c’était plus fermé. Le Madak est organisé en collaboration avec l’artiste Serigne Touba Sène. Mais ce n’est pas le marché en terme de vente, c’est aussi une réflexion pour voir comment faire la promotion des axes, comment gérer les droits des artistes. Je suis membre des droits d’auteur en France, la Société des auteurs dans les arts graphiques et plastiques (Adagp). Je connais les circuits et récemment nous avons reçu notre présidente qui était venue au Sénégal pour rencontrer la Sodav et plus tard, ce sera une sorte de fusion entre la Sodav et l’Adagp pour encore défendre les droits des artistes et tout cela contribue à faire la promotion des arts et de la culture au Sénégal.

Est-ce que les galeristes jouent vraiment leur rôle au Sénégal ?

Tout cela, c’est encore au stade de construction. En 1993, quand nous avons ouvert notre première galerie, nous n’étions pas là pour gérer la galerie. Nous avions un gestionnaire et nous remercions Abdou Fata Diagne qui a été un mécène, qui a mis cette galerie à notre disposition et qui nous a appris comment manager la culture. Le management de la culture, c’est du travail. Aujourd’hui, quand on parle de la culture sur le plan économique du pays, nous avons de nouveaux produits arrivant sur le marché du travail, par exemple une formation dans le domaine des arts dans le management culturel. Ce sont non seulement les conseillers qu’on formait mais aujourd’hui nous avons des personnes qui sont outillées pour faire le management des arts. Ce qu’on appelle les commissaires d’exposition, qui organisent une exposition du début à la fin. Et c’est un rôle très important ici au Sénégal et dans le monde entier.

Vous avez fait plus de 35 ans de carrière. Comment avez-vous commencé ?

J’ai été formé aux Manufactures sénégalaises des arts décoratifs de Thiès (Msad). Après, j’ai continué mon parcours mais extrêmement difficile. Je dis difficile parce que je me rappelle qu’en 1985 ou 1986, un artiste allemand était venu ici. Là, c’est un message que je donne à l’endroit des jeunes qui sont en partance pour la Libye, l’Europe, les Etats-Unis ; pour leur dire qu’à l’extérieur, il n’y a plus rien. Cet allemand qui s’appelait Werner m’a vu au club Aldiana. A cette époque, j’étais en train de travailler pour le club parce que j’avais déjà quitté les Msad. Il est allé voir mon père pour lui dire qu’il voulait m’amener en Allemagne et il a insisté. Il a loué une voiture et est allé jusqu’à Thiès pour voir mon papa. Mon papa m’a appelé pour m’en parler. Je lui ai dit : «non, je n’ai pas envi de partir avec lui». Il était même étonné. Je veux être connu ici d’abord dans mon pays pour ensuite voyager parce que j’aime l’art. Ce que je fais, je ne le fais pas seulement pour gagner de l’argent mais c’est une passion chez moi sinon mon père aurait dû m’amener au chemin de fer parce que c’est ce qu’il avait voulu faire. Il a tout fait pour m’amener au chemin de fer pour faire de moi un fonctionnaire. Il est allé négocier le poste et tout. Mais, je lui ai dit : « je ne veux pas aller aux cheminots. J’ai envi d’être un créateur». C’est ainsi qu’un de ses amis, le commandant Alioune Badara Sow qui est toujours vivant, qui était aussi le pilote de l’avion du Président Senghor, lui a dit : «laisse ton fils être un artiste». Il y’a aussi mon oncle Docteur Sidy Guissé qui est de Diourbel. Ils ont dit à mon père et à ma mère, «laissez-le, parce que l’art aussi peut plus tard nourrir son homme». Mais, ils n’avaient pas confiance parce qu’à l’époque, ils traitaient les artistes de personnes en marge de la société. Je parle des années 80. Je me suis dit : «j’ai une mission. Non seulement de faire mon art mais d’être moi-même». C’est-à-dire de croire à mon identité, à moi-même et dire qu’un jour, j’y arriverai. Je me suis battu. Je pense que c’est 30 ans après que j’ai retrouvé l’artiste allemand. Il était âgé de 95 ans. Je l’ai appelé au téléphone, j’ai eu sa femme. Il m’a dit qu’il est très vieux. Il a parlé difficilement mais il se rappelle encore de moi parce que j’avais une photo qu’on avait prise au club Aldiana. Pour dire aux jeunes qu’il faut apprendre à se battre, à croire en soi-même. Ça permet non seulement de développer ses capacités mais de croire en soi-même et dire que demain, on peut s’en sortir. Mais, partir n’est pas la solution. Ça vraiment, je le dis à l’endroit des jeunes qui sont aujourd’hui en partance pour cet enfer.

Quel bilan faites-vous de cette carrière ?

C’est un bilan de satisfaction. Je rends grâce à Dieu mais je n’ai pas encore terminé. J’en discutais avec mon frère Maguèye Kassé ce matin (mercredi dernier). On parlait de mouvement en marchant. Je ne veux pas beaucoup parler. Je veux montrer dans mes actions. C’est ainsi que quand vous allez au nouveau Centre de santé qui est à Diamniadio qui a été mis en place par le professeur Mboup, vous verrez une sculpture monumentale que j’ai réalisée qui ressemble à une molécule qui fait 7 m de hauteur. Vous allez au Port autonome de Dakar, vous verrez que j’ai fait une fresque murale là-bas qui fait à peu près plus de 25 m de long. Il y’en a même deux ou trois fresques là-bas. Vous allez à la société Holding Kébé à Dakar, dans le hall, vous verrez une très grande toile qui fait plus de trois mètres. Il y’a aussi une toile à la Cour pénale internationale qui parle de la justice et prochainement vous allez découvrir la prochaine fresque grandeur nature que j’ai réalisée pour le Novotel. Il y’en a d’autres que je ne peux pas citer parce que c’est très long. Je rends grâce à Dieu d’avoir compris comment il faut travailler. Dans le temps, je me suis dit : un artiste, c’est un acteur de développement. Il faut penser à s’organiser comme en Europe. Parce que, je suis allé aux Etats-Unis, en France, un peu partout dans le monde et récemment en Argentine, j’ai compris qu’il fallait mettre des structures en place. Ce qu’on appelle l’économie de la culture. C’est ainsi que j’ai créé une école de formation intitulée «Taggat».

Elle a formé plus de 350 jeunes qui sont des cameramen, des preneurs de son, des infographes, des artistes-peintres. Tous ces jeunes ont aujourd’hui intégré, le circuit de production. Certains sont dans les rédactions. Aujourd’hui, je n’ai plus le temps de tisser, il y’a des gens qui tissent pour moi. Et d’autre part, il y’a ce système de pouvoir capter cette frange de la société qui sont un peu dans des situations de précarité. Le côté social de l’art, comme je le disais encore, l’art, c’est de nouer des rapports et de dénouer des conflits. J’ai eu par la grâce de Dieu à former 150 talibés. Parmi eux, il y’a une centaine qui ont eu des métiers et cela je l’avais fait pendant le sommet de la Francophonie que j’avais appelé «Un talibé, un métier». Ces jeunes étaient âgés entre 12 et 22 ans. Je les ai formés dans le domaine de la coiffure homme, en calligraphie arabe, avec des matériaux utilitaires. Je remercie encore Me Guedel Ndiaye qui a cru à ce projet parce que c’était entre 2014 et 2015. Me Guedel Ndiaye nous a permis de monter un projet dans un restaurant où on a présenté les produits de ces talibés. C’est-à-dire des batiks, de petits tableaux ainsi de suite et pratiquement tous ses amis ont acheté une bonne collection de ces talibés pour leur montrer que vous pouvez produire mais vous pouvez aussi vendre. Parce qu’il fallait leur donner les tuyaux. Ça, c’est le côté social. Il y’a aussi l’encadrement des jeunes artistes qui, sortant de l’école des Beaux-arts, viennent souvent vers moi. Au moins qu’on leur tend la perche souvent sinon, ils ne pourront pas s’en sortir. C’est ainsi que j’ai amené de jeunes à Monaco. Il y’a eu un concours qui a été organisé, j’étais le président du jury. J’ai sélectionné dix jeunes à travers le Sénégal. Ils sont partis à Monaco monter une belle exposition avec une soirée de gala et tout avec ventes aux enchères et ces œuvres ont été vendues et l’ensemble de cette collection a été achetée par cette fondation Cuomo à Monaco. Ces jeunes travaillent actuellement. On peut en citer certains comme Kiné Aw qui fait la fierté du Sénégal, Abdou Karim Fall qui fait aussi la fierté du Sénégal. J’essaie à travers les sillons que j’ai tracés de tirer les autres parce que ce n’est pas compliqué. Il suffit simplement d’avoir un peu de générosité, de s’ouvrir, de dire que ce sont nos neveux, nos jeunes s’ils n’ont pas la chance d’être un peu encadrés, ils risquent encore de prendre le chemin de l’exil et vraiment c’est affreux de prendre le chemin de l’exil.

Quels sont vos projets dans le futur ?

Au Sénégal, on ne dit pas ses projets (Rires). Nous avons les mêmes réalités dans ce pays-là. Mais, il y’a des projets actuellement. Je rends grâce à Dieu. Sous peu, vous les verrez parce qu’ils sont déjà prêts. La réflexion a duré plusieurs années. A un moment donné du parcours, parce qu’on a fêté nos 35 ans de carrière, en 2015, je pense qu’il faut se renouveler. L’artiste a besoin de se renouveler. Je me suis dit que je ne peux pas être moi-même tout le temps. J’essaie de faire des ruptures, de faire des «aller et retour» mais toujours en prouvant le mouvement en marchant. J’essaie toujours de retracer ma démarche et puis de revoir un peu ma stratégie et de voir dans le rétroviseur ce que j’ai dépassé, comment les rectifier, s’il y’a eu des erreurs. Ensuite, de se projeter vers l’avenir mais pour dire que vraiment, je tends sur autre chose. Maintenant, c’est la stabilité. Quand vous dépassez la maturité, il faut vous stabiliser. C’est comme dans un tableau d’art, quand vous payez tout au début, vous avez tendance à mettre beaucoup de couleurs mais avec le temps, vous dépouillez, le tableau devient plus dépouillé, plus léger, plus accessible. On a acquis l’expérience de dire les choses avec quelques traits très simples, très fins pour sortir son expression.
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