Le procès-verbal de l’enquête préliminaire suite au décès subit et tragique du sapeur-pompier Chérif Adjouana Ndao a découvert des pans entiers de cette sombre histoire. Les investigations rondement menées par la Gendarmerie nationale, Légion centre-ouest, Unité de brigade de recherches de Thiès et consignées dans le procès-verbal N°460 bis sont formelles. Elles ont conclu à l’existence des infractions suivantes : coups et blessures volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner, sévices et actes de torture, faux et usage de faux commis sur des documents médicaux, complicité. Insa Seck, officier de police judiciaire militaire, commandant de la Brigade de recherches de la Légion centre-ouest, en résidence à Thiès, a procédé avec ses hommes à l’audition de 85 personnes qui ont joué un rôle dans les faits qui ont conduit au décès de l’élève stagiaire au cours du Certificat d’aptitude technique N°1 (Cat 1) au niveau du camp Michel Legrand à Thiès. L’officier, un esprit féru de précision scientifique, a accueilli une succession de témoignages contradictoires, des négations de l’évidence qui occultent mal l’inénarrable tragédie dont les images insoutenables publiées par Le Quotidien mouchardaient déjà sur l’horreur. Ces images décrivent un guet-apens à une seule issue possible : la mort. Chronique d’un engrenage pour une mise à mort décrétée.
Ses supérieurs l’attendaient de pied ferme
Les témoignages recueillis par l’officier de police judiciaire militaire ont permis de reconstituer les faits qui ont bordé les derniers jours du sapeur-pompier Chérif Adjouana Ndao. Selon son épouse Thioro Dieng, il a quitté Kaffrine le dimanche 24 novembre 2013 pour se rendre à Thiès pour les besoins de sa formation avec quelques autres 329 stagiaires. Mais de l’avis de Djibril Sall, lieutenant adjoint directeur au cours : «Les stagiaires sont arrivés au camp Michel Legrand les lundi 25 et mardi 26 novembre 2013. Le défunt, qui en faisait partie, a débuté le stage au même titre que ses camarades. Etant donné qu’ils arrivaient au compte-gouttes, l’accueil n’était pas du tout rigoureux, car en fait ils n’avaient pas encore été consultés par le médecin.»
«Nous avons été mis à rude épreuve par un encadrement très brutal»
Dès leur arrivée, les stagiaires sont travaillés au corps et doivent affronter des traitements spéciaux. Pourtant parmi eux, Chérif Ndao recevra un traitement encore plus spécial. L’audition des témoins permet d’entrevoir les raisons de cet acharnement à l’issue fatale. Chérif Ndao avait été précédé d’une fâcheuse réputation. Sa hiérarchie aurait déjà reçu le profil d’un élève-caporal porté sur la boisson et qui biberonne à la moindre occasion.
Au cours d’une soirée de beuverie, il aurait eu le malheur d’avoir laissé choir les dossiers médicaux de certains de ses futurs camarades. Masse Ndiaye, stagiaire, confie aux enquêteurs : «Chérif Ndao devait venir de Kaolack. A cette occasion, il lui avait été remis les dossiers médicaux des autres sapeurs qui devaient participer au stage. Lorsqu’il était arrivé à Diourbel, il s’était enivré au point de laisser tomber par terre ces dossiers. Un gendarme de Diourbel l’avait vu et conduit à la brigade et avait avisé sa hiérarchie à Kaolack qui, à son tour, avait téléphoné au niveau de l’encadrement. Ainsi, les moniteurs avaient des préjugés sur lui et l’attendaient de pied ferme.» Ces déclarations sont corroborées par celles de Ibrahima Seck qui renchérit : «J’étais le binôme de Chérif et on partageait beaucoup de choses. Nos deux noms nous ont devancés au niveau de l’encadrement, nous qualifiant de soldats indisciplinés. Lorsque nous sommes arrivés, nous avons été mis à rude épreuve par un encadrement très brutal.»
El Hadji Mansour Diakhaté déclare : «Depuis le jour de notre arrivée au camp, le personnel de l’encadrement a accueilli les stagiaires avec une violence inouïe. Chérif Ndao, lui, a commencé à être victime des coups de la part des caporaux-chefs depuis le 27 novembre. Deux jours après leur arrivée. La journée du 27, il a été sorti des rangs et amené dans une salle où il a été copieusement bastonné.»
Leur enfer commence avec une séance de bizutage. «Ils ont commencé à nous verser de l’eau et à nous demander de faire des appuis faciaux ponctués de séances d’abdominaux», relatent encore les stagiaires. D’autres stagiaires comme Alassane Diallo, Ibrahima Seck dit Nmber et un certain Ndoye sont passés par ce traitement avec un peu plus de veine. Selon Sidy Cissé : «Ibrahima Seck a été le premier à être pris à partie. Il a demandé : ‘’Pourquoi ces sévices ?’’, mais personne n’a répondu.» Insa Coly, lui aussi, a été victime des tortures. Il dit : «Lahat Ndoye m’avait torturé avec un chiffon sur la face et il versait de l’eau dessus. Comme il a vu que j’étouffais, il a arrêté. Il prend un plaisir à taper sur les stagiaires. Ils avaient parmi leurs mentors un certain Lat Ndoye : un tyran domestique, impulsif à volonté, amateur de tortures.» Finalement, plusieurs personnes sont impliquées. Ils citent les caporaux Jean Baptiste Médard Sagna, Bassang et Cissokho. Leur hiérarchie savait mâter les velléités de révolte. Masse Ndiaye : «Je précise qu’ils nous ont tous fait comprendre qu’ils sont protégés et qu’ils sont là-bas pour nous casser la gueule.»
«C’est un ivrogne, si on lui donne un verre de bière il va se lever»
Tout a véritablement commencé le samedi entre minuit et une heure. Alors qu’on leur faisait faire des appuis faciaux, Chérif Ndao cède soudain, exténué. Babacar Ndiaye, sapeur-pompier stagiaire, narre : «Cette nuit-là, l’adjudant Ndir avait donné des instructions fermes pour que les caporaux Ndoye et Thiaw donnent un traitement spécial à Chérif Ndao parce qu’il est un ivrogne récalcitrant. Il disait que ce dernier avait eu maille à partir avec la justice à Diourbel. Il a d’ailleurs utilisé ces mots : ‘’Il faut le massacrer.’’» Masse Ndiaye relate : «Il a été tendu par quatre gaillards dans les toilettes. Puis, il y avait six à sept stagiaires qui l’avaient tenu par les mains et les pieds et les caporaux-chefs Lat Ndao et Baye Thiaw étaient chargés de le frapper. A un certain moment, il ne parvenait plus à pleurer et est tombé des mains de ses bourreaux. Ils lui ont demandé de se relever, mais puisqu’il ne le pouvait plus, l’un des deux caporaux-chefs l’avait pris par les mains et l’autre par les jambes pour le traîner. Ils l’ont traîné sur les escaliers et de là on entendait ses cris en ces termes ‘’Yéna ngui may gaagne’’ (Vous me faites mal). Ils lui ont ensuite demandé de se lever, mais il ne le pouvait plus. Ainsi, le caporal-chef Lat Ndoye a continué à lui donner des coups de pied tout en lui demandant de se lever. Par la suite, il a posé ses pieds sous le bas ventre de Chérif. Anéanti par les coups, le malheureux ne se relève plus. Exténué, il s’écrie : ‘’Je ne veux plus de diplômes, je veux rentrer maintenant’’.»
Athie, un de ses mentors, décrète : «C’est un ivrogne, si on lui donne un verre de bière, il va se lever.» Pis, les tortionnaires demandent à l’ensemble des stagiaires de crier en même temps pour noyer les cris de douleur du supplicié. Alors qu’il est admis à l’infirmerie, Chérif Ndao aurait confié à ses camarades qu’il envisageait porter plainte, parce que «les gens se sont basés sur sa vie privée pour lui infliger des sévices».
Mamadou Baldé, infirmier-chef de poste médical : «J’ai reçu le stagiaire Chérif Ndao en consultation le dimanche 1er décembre 2013 dans la matinée. Je ne le connaissais pas personnellement, il était le 5ème sur la liste de consultation ce jour. Je lui ai demandé ce dont il souffrait, et il m’a montré les plaies sur les deux côtés de ses fesses ainsi que sur son dos. Les fesses étaient enflées et portaient des blessures. Je me suis aussitôt référé aux lieutenants Sall et Lô, qui sont venus constater les blessures du patient. J’ai prescrit un médicament au malade et lui ai donné de l’antalgique et un anti-inflammatoire. Je lui ai donné un repos médical de 48 heures qu’il a passé à l’infirmerie. Après l’épuisement du repos, je l’ai consulté à nouveau et il m’a souligné d’autres pathologies telles qu’il avait une rétention d’urine et souffrait d’otite. Selon lui, il n’entendait que d’une oreille.» Lorsque les enquêteurs ont demandé à l’infirmier si Ndao lui avait confié avoir été battu par son encadrement, il confirme : «C’est ce qu’il m’a affirmé de sa propre bouche.»
Une lente et douloureuse agonie dans les services de soins
Baratou Coundoul Ndiaye confie au moment de son audition : «Le sapeur-pompier est venu en consultation le mardi 3 décembre lorsque je lui ai demandé ce dont il souffrait, il s’est plaint de douleurs au niveau des fesses, des difficultés pour uriner, et une présence de sang dans les urines. Après examen, nous avons constaté deux plaies au niveau de la fesse gauche et des dermabrasions au niveau de la fesse droite. Il avait aussi une fièvre. Le sang provenant des deux plaies avait tacheté la culotte. Devant ce tableau, il était hospitalisé avec un bilan : Nfs qui retrouvait une anémie normo chrome, normocyter à 8,9g/l et une goutte épaisse positive. Comme traitement, il a reçu de la quinine base en perfusion, tardyféron, 80 mg et les soins des plaies. Le mercredi lors de la visite du matin, il avait une hypotension à 70/40 mmHg. Au vu de cette baisse de tension, il a eu un remplissage plus une pose de sonde urinaire qui ne ramenait pas d’urine. Après stabilisation, étant donné qu’il se plaignait d’une douleur du flanc et de la fosse iliaque gauche, nous l’avons envoyé à l’Hôpital régional de Thiès pour qu’il se fasse une échographie abdominale. Devant les résultats, on avait jugé utile de l’évacuer à Dakar.»
Le 4 décembre en fin de matinée, le lieutenant Sada Dia, commandant de la 21ème compagnie de Thiès, demande l’évacuation vers Dakar de Chérif Ndao après décision du médecin aspirant Baratou Coundoul Ndiaye. Vers 17 heures, le patient est admis aux urgences. Ibrahima Diouf, qui a effectué la visite médicale de certains caporaux, dévoile les derniers instants du soldat du feu : «Le vendredi 6 décembre 2013 vers 7 heures 50, je suis passé aux urgences pour voir le patient, mais on m’a fait savoir que son état s’était aggravé et qu’il venait d’être transféré en réanimation. Lorsque je suis arrivé, j’ai rendu compte au Général commandant la Brigade nationale des sapeurs-pompiers. Je suis repassé dans la journée et j’ai trouvé le patient en salle de dialyse. Le soir vers 21 heures, le médecin-commandant Mansour Fall m’a appelé pour m’annoncer le décès.» Pour ce praticien, il y a mort suspecte parce qu’il y avait contradiction entre les deux certificats de genre de mort. Il affirme : «C’est lorsqu’on parle de mort naturelle et de traumatisme en même temps.»
Or Chérif Ndao avait été déclaré apte pendant la visite médicale. Ousmane Lô, sous-lieutenant adjoint directeur de cours, assure : «Oui, ils étaient tous déclarés aptes et ils ont terminé leur visite médicale le vendredi 30 novembre 2013. Je ne sais pas ce qui a causé les traumatismes de cet élément, car on a bien interdit les brimades dans ce stage.» A Kaffrine, l’épouse du soldat du feu et sa famille reçoivent la terrible nouvelle le samedi 7 décembre à 3 heures du matin. Leur fils, frère et époux est mort.
Dénégations des maîtres encadreurs
Les stagiaires sont restés tous constants dans leurs déclarations. Les unes corroborent les autres. Pourtant au niveau de leur hiérarchie, les dénégations sont systématiques. Invariablement, leurs maîtres de stage se murent dans une omerta inébranlable. Interrogée, le sergent Ramatoulaye Diédhiou dégage en touche : «Je n’ai rien entendu.» Quand les enquêteurs passent Chérif Sadou Abib Weuleneu Ndir au feu roulant de leurs questions, il dit : «Je ne sais pas ce qui s’est passé, je n’étais pas présent au moment des tortures. J’étais dans ma chambre, sur mon lit.» El Hadji Mamadou Ndour lui aussi ne démord pas. «Je dormais», jure-t-il.
Yadilou Ndoye confie, lui : «J’étais dans ma chambre.» Invariablement, Samba Adji esquisse la même parade. Papa Lat Ndoye croit bon d’ajouter : «Il n’a jamais été ma cible.» Baye Thiaw épouse la même ligne de défense.
Pourtant, les faits qui ont conduit à la mort du sapeur restent tenaces. Les photos annexées au rapport d’enquête préliminaire découvrent Chérif Ndao figé sur son lit d’hôpital, le corps en sang, la bouche bée, la dentition sacrément mise à mal. Sur une de ses jambes, ses parties intimes, sur sa fesse gauche et sur le haut de son corps, plusieurs plaies sanguinolentes. D’ailleurs Mouhamadou Mansour Fall, qui a participé au bain mortuaire du défunt, confie : «J’ai constaté plusieurs blessures sur son corps. A chaque fois que nous avons mis de l’eau dans sa bouche, ce sont des caillots de sang qui en sortaient après. Il avait perdu certaines dents.»
Sa femme Thioro Dieng déclare aussi : «Durant les dix ans que je suis avec lui, il n’a jamais souffert d’une quelconque maladie. Lorsque je l’ai vu à la morgue, j’ai constaté des blessures sur lui et qu’il ne lui restait qu’une dent alors qu’auparavant il avait toutes ses dents. Là j’ai su qu’il a été torturé.»
Loin de son Kaffrine natal où il cristallisait les douces espérances de sa famille, de sa femme, de ses trois mioches, le sapeur-pompier finit par atterrir, figé dans l’immobilité de la mort, sur la table d’autopsie. Ces contradictions dans les témoignages ne sont que les prémices d’un autre combat qui oppose les hommes de l’art au mort de l’examen post mortem.