Depuis 1964, plus précisément depuis l’entrée en vigueur de la « loi 64-46 du 17 Juin 1964 relative au domaine nationale », les terres sénégalaises sont soumises, quant à leur appropriation, à deux régimes juridiques totalement distincts, voire diamétralement opposés : les terres soumises au régime de l’immatriculation et celles dépendantes du domaine national.
Les terres soumises au régime de l’immatriculation sont des terres dites terres immatriculées et constituent aujourd’hui des patrimoines privés appartenant en pleine propriété à des personnes publiques ou privées.
Elles sont rigoureusement gérées et administrées et leurs propriétaires jouissent pleinement des dispositions de l’article 15 de la Constitution qui garantissent le droit de propriété. Dés qu’une terre est immatriculée au nom d’une personne, son droit de propriété est consacré de façon définitive et inattaquable. Et comme le dit l’article 15 de la Constitution « il ne peut y être porté atteinte que dans le cas de nécessité publique légalement constatée, sous réserve d’une juste et préalable indemnité ».
Le régime de l’immatriculation a été implanté par le pouvoir colonial depuis 1906. Il a fait l’objet d’une réglementation qui s’est appuyée d’abord sur le décret du 24 Juillet 1906 portant organisation de la propriété foncière en AOF et puis sur le décret du 26 Juillet 1932 portant sur l’organisation de la propriété foncière en AOF qui est resté en vigueur jusqu’en 2011.
Les terres relevant du domaine national sont des terres non immatriculées (TNI). Elles occupent aujourd’hui 80 à 90% des terres. Leur superficie est en général neuf fois plus étendue que celle des terres immatriculées. Elles recouvrent majoritairement les terres rurales quand le régime de l’immatriculation s’applique fondamentalement aux terres des villes.
Le régime de l’immatriculation reconnait le droit de propriété pleine et entière sur la terre alors que celui du domaine national l’exclut formellement. Et quand le régime de l’immatriculation est régi par l’organisation, la transparence, la publicité et la garantie des droits acquis sur les terres, celui du domaine national se caractérise par l’opacité et le chaos qui sont à l’origine des 99% des litiges fonciers qui envahissent notre quotidien. Le régime du domaine national ne réserve aux paysans que la seule affectation, doublée d’une interdiction absolue de transaction, les excluant ainsi de l’accès à la propriété terrienne. Il constitue ainsi un frein réel au développement et à la modernisation de la campagne, le principal obstacle aux changements souhaités et attendus en milieu rural.
Il est à la base de tous nos « maux » fonciers.
Il s’y ajoute le fait majeur que les terres rurales dépendantes du domaine national, héritières des terres du régime coutumier ancestral, continuent de subir les méfaits des deux tares congénitales fondamentales de ces derrières que sont, d’une part, l’absence de délimitation physique sur le terrain, et, d’autre part, l’inexistence de transcription écrite pouvant garantir un suivi adéquat de la transmission des droits aux ayants droits.
Des tentatives n’ont guère manqué de la part des autorités compétentes pour lever les goulots d’étranglement nés de la cohabitation des deux régimes d’appropriation des terres en vigueur depuis 1964. Toutes tentatives visant à réaliser une reforme foncière digne de ce nom.
En 1996, un Plan d’action foncier a été émis à la demande du Ministre de l’agriculture, et, soumis en 1999 pour avis, au secteur privé, aux élus locaux et aux producteurs ruraux.
En 2004, la loi d’orientation agro-sylvo-pastorale revient à la charge en déclarant dans son article 23 qu’ « une nouvelle politique foncière sera définie et une loi de reforme sera soumise à l’Assemblée nationale dans un délai de deux ans à compter de la promulgation de la présente » Pour ce, un groupe de travail sur la thématique foncière a été mis en place par le Ministre de l’agriculture.
Une Commission chargée de la Reforme du droit de la terre fut constituée sous la présidence du Professeur Serigne DIOP, alors médiateur de la République. Le Document n°3 - une partie de la synthèse de ses travaux - est intitulé : « quelques propositions de Réforme sur la gestion foncière en milieu rural. »
En 2013, une Commission nationale chargée de la reforme foncière a été créee par le président Macky SALL et placée sous la présidence d’abord de Me Doudou NDOYE, puis, du Professeur Moustapha SOURANG.
Cette dernière a remis les conclusions de ses travaux au Président de la République.
Depuis lors, la marche vers la reforme foncière semble bloquée suite à la réaction publique du Président de la République qui dit ne pas être prêt à mettre en application les conclusions du rapport de la commission.
Il nous semble être en présence d’une méprise, d’une incompréhension, d’une confusion entre la propriété elle-même et les modalités de l’usage qu’on en fait, d’une confusion entre le régime foncier lui-même et l’ensemble des règles législatives et réglementaires à édicter pour son application concrète.
La reforme foncière comprend deux phases bien distinctes et étroitement liées permettant d’atteindre les objectifs qui lui sont fixés.
La première phase a pour objectif la solution à appliquer à la coexistence des deux régimes juridiques qui régissent l’appropriation des terres : l’immatriculation et le domaine national. Ce fut la mission confiée à la Commission du Professeur SOURANG dont les conclusions sont largement favorables à l’immatriculation - position à laquelle nous adhérons pleinement. En militant pour l’unification des deux régimes en vigueur ces conclusions vont dans le sens de l’histoire et garantissent une parfaite égalité des sénégalais – hommes et femmes, jeunes et adultes ; à l’accès à la propriété foncière.
L’immatriculation est un régime juridique qui a largement et positivement fait ses preuves.
Ne confondant pas l’immatriculation des terres à leur privatisation massive, ni à leur accaparement, cette immatriculation devrait intervenir au profit des communes telles que définies par les dispositions de la loi n°2013-10 du 28 décembre 2013 portant Code général des collectivités locales.
Toutes les terres relevant du domaine national telles que définies par l’article premier de la loi n°64-46 du 17 Juin 1964 relative au domaine national doivent passer à l’immatriculation au nom des communes.
Les zones urbaines au nom des communes urbaines et les zones des terroirs et les zones pionnières au nom des communes rurales telles que définies par les articles 5 et 7 de ladite loi.
Ces terres deviendront ainsi un vrai domaine national parce que leur propriété reviendrait à leurs vrais exploitants par le biais des institutions animées par ceux qu’ils auront démocratiquement élus. Ce sera un lamanat du 21e siècle dans un Sénégal indépendant et maître de ses ressources naturelles engagées dans la voie d’un véritable développement économique et social durable. Leur propriété revenant ainsi aux populations qui les détenaient traditionnellement depuis des temps immémoriaux, cette reforme contribuerait ainsi à l’apaisement généralisé de leurs relations avec la terre contrairement aux relations heurtées auxquelles nous a habitués le domaine national.
Ce retour de la propriété de la terre à qui de droit pourrait bien contribuer au retour définitif de la paix en Casamance.
Cela donnerait à l’Etat et aux collectivités territoriales les moyens réels d’assumer « l’obligation de veiller à la préservation du patrimoine foncier » tel qu’édicté par l’alinéa 3 de l’article 25-1 de la Constitution.
L’objectif principal de cette première phase est, d’une part, d’immatriculer les terres du domaine national au non des communes, et, d’autre part, de les lotir, morceler, délimiter et attribuer aux paysans qui les occupent, par voie de bail ordinaire pouvant évoluer vers l’attribution définitive suite à une mise en valeur suffisante, pour les zones à usage d’habitation et par voie de bail emphytéotique, pour les zones de culture et les zones pionnières.
La seconde phase de la reforme foncière est celle qui devrait régler toutes les fausses inquiétudes souvent soulevées par les partisans du statu quo de même que les objectifs assignés à cette reforme par certains « modernistes » qui ne s’arrêtent qu’aux aspects post reforme tels que, entre autres ; « la facilité d’accès au crédit » ; « la sécurisation des investissements » ; « la dotation à l’Etat et aux collectivités locales des ressources financières suffisantes » ; « la protection des droits d’exploitation des acteurs ruraux » ; « la cessibilité encadrée de la terre » ;« la transmissibilité successorale » ; « l’utilisation de la terre comme garantie pour l’obtention du crédits ». Ces objectifs largement mis en avant par différents intervenants ne pourront être atteints qu’à la suite de la réalisation de la reforme foncière, objectif de la première phase.
Mais l’immatriculation à elle seule n’est guère suffisante, il faut la compléter en passant à la seconde phase qui tient en un seul mot : CODIFIER. Il faut faire intervenir une loi et ses décrets d’application pour baliser la voie de la gestion vertueuse des terres enfin immatriculées et confiées à l’administration des communes.
Une loi portant Code général du domaine privé immobilier des Communes à l’instar de celle portant code du domaine de l’Etat et de ses décrets d’application.
Ce sont cette codification et cette réglementation qui permettront d’en définir la composition, la constitution, les caractères de ces terres, de même que leur gestion, affectation, désaffectation et leurs modes d’administration et les modalités de leur mise en valeur en y insérant toutes les formes de dispositions légales et réglementaires pouvant garantir une gestion des plus rigoureuses..
En complétant le tout par le dressage et la tenue à jour d’un tableau général des propriétés immobilières pour chaque collectivité : Etat et Communes, pour un suivi rigoureux et fructueux de leur patrimoine on aura enfin placé la politique foncière de l’Etat sur la voie devant mener vers un horizon dégagé des litiges fonciers auxquels nous a habitués la gestion informelle des terres du domaine national instituée depuis 1964. C’est tout l’intérêt que revêt la reforme foncière qui ne devrait plus souffrir de retard quant à sa mise en œuvre.