La fine pluie qui tombe en cette matinée sur le centre-ville de Dakar a réveillé chez Daniel l’envie de se réchauffer en fumant une cigarette. Aussi, à peine garé son véhicule devant le Secrétariat du gouvernement, il a tiré longuement sur sa cigarette avant de regagner son bureau, semant derrière lui des volutes de fumée.
Il y a quelques jours ce geste de Daniel serait passé inaperçu mais tel n’est plus le cas depuis que le ministre de la Santé et de l’Action sociale a présenté publiquement les nouveaux paquets de cigarettes dont le message porte sur une mise en garde contre l’usage du tabac.
Illustrés de l’image d’un malade donnant l’impression de souffrir atrocement, ces nouveaux paquets ainsi que l’interdiction de fumer dans les lieux publics entrent en vigueur le samedi 26 août. Avec de pareilles mesures, les autorités sénégalaises sont décidées à faire appliquer la loi anti-tabac, pourtant votée en mars 2014 par l’assemblée nationale, puis promulguée quelques mois plus tard par le président Macky Sall.
Ignorant tout de la lutte engagée par les autorités pour endiguer la forte consommation du tabac au Sénégal notée chez 20,1 pour cent des garçons contre 10,2 pour cent des filles, Daniel confesse qu’il ignore totalement l’existence d’une loi interdisant dans son pays l’usage du tabac dans les lieux publics.
Aux termes de la loi anti-tabac, les espaces publics visés sont principalement ceux recevant du monde tels que les hôpitaux et les universités. Et près de 40 mille signalétiques seront distribuées aux responsables publics.
Plus tranchée que Daniel, Fatima, une Libanaise interpellée au moment où briquet en main elle allumait sa cigarette, clame qu’il n’est pas question qu’on l’empêche de "fumer quand et où je veux". "C’est, philosophe-t-elle d’un ton ferme, un problème de liberté. Certes, l’adage dit que fumer ne donne pas le droit d’enfumer les autres, mais interdire de fumer dans les espaces publics signifie contraindre les fumeurs à renoncer à cette liberté de fumer".
Le rejet de la loi anti-tabac ne relève pas seulement des individus au Sénégal. Des corporations comme celles des hôteliers la rejettent purement et simplement. «Ne me parlez surtout pas cette loi !», lance furibard Oumar, gérant d’un réceptif hôtelier à Dakar.
«Cette loi, on ne va jamais l’appliquer. C’est contraire aux normes en cours dans notre secteur. Comment un gérant d’hôtel ou de resto ou encore de bar peut-il interdire à son client de ne pas fumer, surtout dans un contexte où les clients se font désirer ?», s’interroge Fabien.
En janvier 2017, le syndicat patronal de l’industrie hôtelière du Sénégal (SPIHS), réuni en assemblée générale, avait estimé que la loi antitabac votée par l’Assemblée nationale du Sénégal était un goulot d’étranglement et une menace pour la pérennité de leur instrument de travail.
Même à l’université, on juge presque inapplicable la loi anti-tabac. Parmi les 500.000 fumeurs que compte le Sénégal, selon le dernier recensement de l’Agence nationale de la Statistique et de la Démographie (ANDS), beaucoup sont de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (UCAD).
Ainsi un membre de la police universitaire parlant sous le couvert de l’anonymat déclare : "Nous ne le (interdire l’usage du tabac) pouvons même pas. L’université est par essence un lieu de liberté".
En dépit de cette levée de boucliers, l’Etat par le biais de la ministre de la Santé et de l’action sociale, Eva Marie Coll Seck, est décidé à passer à la vitesse supérieure pour l’application stricte de la loi.
Selon la ministre qui promet d’accentuer ‘’les jalons pour lutter contre le tabac’’, le retard pris était nécessaire car il fallait du temps pour arriver aux arrêtés en passant par les décrets d’application.
Déjà, un programme national de lutte contre le tabac et un comité national de lutte contre le tabac ont vu le jour, souligne-t-elle, ajoutant la tenue de sessions de formation pour des membres du comité national de lutte contre le tabac, des guides religieux et des communicateurs.
Momath Cissé, vice-président de l’Association sénégalaise des consommateurs (ASCOSEN), met, lui, les difficultés d’appliquer la loi anti-tabac-tabac sur la non implication des forces de l’ordre et de sécurité.
Pour sa part, le président de la Ligue sénégalaise contre le tabac (LISTAB), professeur Abdou Aziz Kébé, préconise d’étendre la loi d’interdiction de fumer aux espaces privés, notamment les restaurants et les bars.
Il en va de la survie des Sénégalais car, indique-t-il, les fumeurs tuent annuellement 600.000 individus non-fumeurs.