meurtres atroces, ces cas d’agression, ces violences extrêmes dans nos stades et arènes de lutte, ont des causes. Avec son franc-parler légendaire, le Professeur Serigne Mor Mbaye, psychosociologue, analyse ces causes, non sans faire un diagnostic sans complaisance de la société sénégalaise, sa jeunesse, ses élites politiques et ses tares. Interview…
Professeur, quel est votre avis sur cette montée vertigineuse de la violence dans la société sénégalaise?
Je pense qu’il faut d’abord dire que c’est une société qui s’est installée dans une crise endémique. Depuis 3 décennies au Sénégal, il y a des crises cycliques faites de violences. Violences sur autrui, violences en bande. Je pense que cela dénote d’un sentiment de désespérance d’une couche majoritaire de notre peuple qu’est la majorité jeune. Des jeunes qui sont installés dans l’incertitude face à la l’avenir. Des jeunes qui, de temps à autres, ont fait carrément une révolution.
Quelles révolutions par exemple ?
2000 a été une révolution, mais après 2000 tout est tombé. Les gens se sont réinstallés dans un sentiment de désespérance. Tout le monde sait qu’en 2000, il y a eu un enthousiasme extraordinaire sur laquelle nous pouvions surfer pour aller de l’avant. Mais, tout de suite, ça a capoté. Il y a eu comme un phénomène de récupération de cette aspiration au changement. Les gens sont revenus à la case départ. Ce sont, de plus en plus, des jeunes éveillés, ouverts sur le monde et qui comprennent les enjeux du monde et qui comprennent aussi les possibles et toutes les manigances de cette élite parasitaire. Et cette jeunesse elle-même est victime de ces valeurs qui ont cours actuellement dans notre société. Des valeurs de débrouillardise, d’escroquerie, où il y a une absence du sens du travail. Une étude de l’Ifan (Institut fondamental d'Afrique noire), publiée il y a quelques semaines, a révélé que sur la tranche d’âge de 15 à 25 ans, plus de 70% de ces jeunes ne pensent qu’à partir de ce pays. Donc il y a un état de zombification de notre population installée dans une dépression masquée. Tout est possible au niveau de la manipulation parce qu’il y a un sentiment de désespérance. Il faut s’inquiéter de cela.
Comment résoudre une telle problématique ?
Ce ne sont pas ces 10.000 faux policiers qu’on a recrutés (Ndlr : les Agents de sécurité de proximité), qui peuvent faire face. Car, on n’a jamais vu ça, 10.000 Asp ! Ces 10.000 Asp sont dans la répression, comme une milice, mais ils ne sont pas dans l’action de prévention. A la place, on aurait dû mettre 5.000 travailleurs sociaux, 5.000 travailleurs spécialisés pour essayer d’anticiper sur ces situations de violence et accompagner ce sentiment de désespérance pour mobiliser les jeunes à réinventer un nouvel avenir. Mais, je pense qu’ils (les jeunes) se sont rendus compte qu’ils sont complètement floués, que la révolution de 2000 a été complètement récupérée et nous sommes actuellement dans un contexte où il y a encore de l’incertitude.
Et ce ne sont pas les discours sur l’émergence qui séduisent les jeunes. Ils voient bien que c’est l’éternel retour du même discours. C’est une classe politique parasitaire qui se recompose chaque fois. Et je crois qu’ils doivent être désespérés de voir qu’il y a de véritables dinosaures, qui ont fait 50 ans, 60 ans de politique et qui décident encore de leur avenir. C’est cela la problématique. Et toutes les tentatives de récupération de ces jeunes à travers des institutions d’ordre religieux ou sur le plan associatif, toutes ces institutions-là ont fait faillite. Elles n’arrivent pas à capturer les jeunes. C’est cela la problématique. Aucun discours, aucune institution de récupération ne peut faire face à ce sentiment de désespérance qui se meut chaque fois en violence avec cette mentalité suicidaire qui est tout à fait installée. Combien de jeunes se sont noyés dans l’atlantique, et qui ont dit ‘‘Barça ou Barsak’’. Cette mentalité suicidaire est une violence en eux qui peut être exprimée chaque fois.
Quel type de politique nous faudrait-il alors pour renverser cette tendance dangereuse ?
C’est une politique résolument tournée vers le progrès, mais une politique de justice sociale qui prend en compte l’avenir de ces jeunes et qui les séduit. Mais toutes ces navétanes, ces luttes qu’on organise et autres activités de loisir qui ont comme objectifs de plomber les jeunes et de les anesthésier, ça ne réussit pas. C’est une occasion pour ces jeunes-là, d’exprimer leur ras le bol. Et il arrivera un jour où ce ras-le-bol s’adressera à ces élites parasitaires qui gouverne ce pays.
Le ministère de la Jeunesse et de la promotion des valeurs civiques aura donc échoué à sa mission ?
Il n’y a pas échec. Ils ne savent même pas ce que c’est que gouverner un pays. Ils n’ont même pas de projet de société. A part les discours sur des aspects macroéconomiques et autres, ils n’ont pas de projet de société. Lorsque tu as un projet de société, tu vas d’abord t’intéresser aux ressources humaines, à la qualité de tes ressources humaines. Les jeunes constituent aujourd’hui un dividende démographique extraordinaire sur laquelle on peut bâtir un avenir. Mais elle peut aussi être une bombe à retardement et c’est à cela qu’on assiste.
Comment s’occuper de ces jeunes alors ?
Nous avons des jeunes. Mais ces jeunes, nous devons les amener à l’école pour qu’ils deviennent savants. Il faudrait les préparer à compétir dans un monde devenu de plus en plus cynique. Un monde qui se raidit, un monde où nous même nous devons nous raidir pour défendre les intérêts de notre pays. Mais le pays est bazardé. Nous sommes recolonisés et nous n’avons pas de projet de société. Un projet de société ne sort pas d’un cabinet de consultance ou autre. Un projet de société, ça se discute, on se projette, on anticipe. Vous parlez du ministère de la Jeunesse et de la promotion des valeurs civiques, mais ils ne connaissent même pas ces jeunes. Il y a plus de deux décennies que je dis qu’il nous faut connaître ces jeunes.
Comment les connaître donc ?
Il faudrait une recherche action perpétuelle, permanente, pour connaitre ces jeunes, connaitre les aspirations des jeunes des villes et des campagnes. Ce, pour composer avec eux, non pas dans le sens d’en faire un bétail électoral, mais pour en faire une masse critique qui peut supporter le développement et un projet de société. Donc la problématique fondamentale, c’est qu’il n’y a pas de ministère de la Jeunesse. Pour les valeurs dont ils parlent, je pense que les valeurs les plus opérantes dans cette société, on les connait. C’est des valeurs de rapine, des valeurs de prédation, d’escroquerie. Il n’y a pas de modèle auxquels les jeunes peuvent s’identifier. Sauf ces modèles obsolètes et ringards de personnes à gros muscles, ces chanteurs ou ces danseurs. Mais des modèles qui peuvent leur donner un espoir pour l’avenir, moi je n’en vois pas.
Quelle antidote préconisez-vous ?
Je vous ai dit en 2000, qu’il faut un “Ndeup” national (séance d'exorcisme national). Il nous faut un “Ndeup national” au-delà de cette agitation politique ou on cherche à se partager des prébendes. Il faut une nouvelle éthique patriotique qui part de l’analyse de cette société et qui comprend les enjeux du monde, qui revisite toutes les institutions: l’institution familiale, l’institution religieuse, l’institution politique et gouvernementale, qui essaie de bâtir un projet de société et qu’il y ait un consensus sur ce projet de société là. Mais lorsque des gangs s’organisent de part et d’autres, et à des fins de manipuler les population pour se faire élire et aller dans cette Assemblée Nationale où on ne fait que dormir où on ne fait que calculer ce que l’on gagne ou ce qu’on peut gagner, c’est une répétions névrotique qui ne peut pas prospérer. Ce n’est pas possible. Ceux qu’on appelle communément les bailleurs de fonds devraient nous comprendre. Lorsque les occidentaux s’inquiètent du monde, s’inquiètent de Boko Haram et autres, je dis que ce n’est pas franc. Parce que le nid du djihadiste, de la rébellion et autres, tous les ingrédients sont réunis dans nos pays avec cette jeunesse livrée à elle-même, qui n’a pas d’avenir, qui ne se sent pas participer à quelque chose. C’est ça la problématique. Peut-être que ça les arrange que nous soyons dans l’instabilité, pendant qu’ils pillent nos pays. Mais ce qui est évident c’est que la réponse par rapport au terrorisme et le djihadiste, cette réponse c’est plus de justice sociale et une meilleure répartition de nos ressources avec à la clé une priorité sur les jeunes générations. Mais lorsque tu les conduis dans ce qui n’est pas une école, tu les installes dans la tricherie parce que ce qui s’est passé récemment est très grave…
Vous parlez des cas de fuites au Bac ?
C’est un génocide. C’est toute une génération qu’on a tuée avec cette histoire de tricherie, de sujets qu’on vend. Au bout de 60 ans d’indépendance, on ne peut pas accepter cela. C’est inacceptable. Lorsque nous avons autant d’enfants dans la rue qui grandissent dans la rue, avec des situations de maltraitance sur ces enfants-là. Plus de 2000 millions d’enfants sont dans nos rues. Avec cela est-ce qu’on pourrait aller de l’avant. C’est impossible. Donc il faut qu’on arrête cette élite parasitaire qui se recompose, qui se redessine, qui nous pille et qui ne nous donne pas de perspectives d’avenir. Vous avez vu cette société civile, elle est à chaque saison récupérée, elle va manger au râtelier et il va falloir réinventer d’autres actions, d’autres identités remarquables qui peuvent nous conduire à une libération. Parce qu’il faut libérer ce pays. Il faut libérer les consciences. Il y a des forces sociales qui ne sont pas intéressées par le progrès. Elles sont intéressées plutôt par la jouissance. Elles sont intéressés par le mercenariat par rapport à des intérêts extérieurs à nos pays, mais ils n’ont pas un ancrage patriotique. Il faut être patriote. On peut ne pas aimer Trump, mais il est patriote. Il dit ‘‘l’Amérique d’abord’’. L’Amérique se raidit, nos pays doivent se raidir aussi. Nous devons d’abord mettre en avant nos intérêts, la stabilité de notre pays, la survie de notre pays.
Youssouf SANE