Les employés sénégalais vivent une situation extrême dans les chantiers des grands travaux dont les maîtres d’ouvrage sont chinois. Conditions de travail précaires, pressions contre tout regroupement syndical, salaires de misère, ils sont soumis au bon vouloir de leurs employeurs dans une absence quasi déconcertante des autorités.
Paradoxe sans doute. Il y a un an, le 1er mai 2016, Dakar abritait le premier Forum des investisseurs privés chinois avec la participation de plus de 120 hommes d’affaires pour la plupart basés au Sénégal. Dans le même temps, les travailleurs des différentes obédiences syndicales défilaient en différents endroits de Dakar pour réclamer de meilleures conditions de travail. Des doléances qui semblent anecdotiques, puisque l’année qui s’est écoulée a vu les mauvaises relations entre patrons chinois et travailleurs sénégalais passer un palier de plus.
Neuf mois plus tard, un employé quadragénaire père de la société métallurgique Someta, Ousmane Sarr, a péri dans des circonstances atroces, laminé par une machine. Les langues longtemps liées par la peur de perdre l’emploi se délient. ‘‘Nous sommes constamment victimes d’accidents de travail. Certains parmi nous se sont retrouvés avec des brûlures au 5e degré, d’autres ont perdu des membres’’, ont alors déploré les travailleurs dans les colonnes du journal L’Observateur. La société avait enregistré 15 accidents, rien qu’en 2012. Malgré les signes avant-coureurs, il a fallu que ce drame survienne pour qu’un responsable soit interpellé.
Someta est loin d’être un cas isolé, en ce qui concerne les abus des employeurs chinois. Pour les grands chantiers de l’Etat dont ils sont les maîtres d’ouvrage, ces derniers ont recours à des moyens pas conventionnels dans leurs rapports avec les travailleurs sénégalais. Ce que dénonce le secrétaire général de la confédération démocratique des syndicats libres du Sénégal (Cdsl), Ibrahima Sarr. ‘‘Les travailleurs vivent une situation sociale difficile. La précarité dans l’emploi dans le secteur du bâtiment est érigée en règle. Les conditions d’engagement sont très floues, les systèmes de pointage indéfinis, et le salaire minimal pas respecté. Les journaliers s’épuisent jusqu’à 10 heures de temps quotidiens dans leur lieu de travail. Les libertés sont bafouées. Comment quelqu’un qui travaille 10 heures, par jour, peut trouver le moyen de s’exprimer ? On sent qu’il y a beaucoup de restrictions. Avec nos amis chinois, nous ne sommes pas en sécurité, que ce soit pour l’arène nationale ou les chantiers de Ilaa Touba. Il n’y a pas d’infirmerie, ni de médicaments ou d’ambulances’’, fait-il savoir.
Le jeudi 9 février dernier, Souleymane Dieng, un chauffeur qui a profité de la visite des députés dans les chantiers de Ilaa Touba, avait aussi détaillé que ‘‘le salaire de base pour un conducteur d’engins de cinquième catégorie est de 76 000 francs CFA, alors qu’on vient au travail à 7h du matin et qu’on rentre à 18h 30mn. C’est inhumain. On nous sert des mises à pied sans demandes d’explications pour le simple fait de mal garer un véhicule’’, dénonçait-il, parlant même ‘‘d’esclavage moderne’’. Avec une longueur de 113 kilomètres, cet axe routier important devrait créer, selon les autorités sénégalaises, 7 000 à 8 000 emplois pour la durée des travaux et plus de 500 emplois stables, après les travaux. Un désir de travailler que les employeurs n’hésitent pas à utiliser comme moyen de pression. La tactique patronale consiste à tuer dans l’œuf toute velléité de regroupement syndical capable de porter les revendications des travailleurs.
Pas de syndicats
Kémo Diédhiou, porte-parole des travailleurs de la Someta, parle ‘‘de fortes pressions sur sa personne’’ quand, en 2012, l’affiliation à la Confédération nationale des travailleurs du Sénégal (Cnts/Fc) est parvenue aux oreilles du patron chinois. ‘‘C’est la loi du plus fort qui règne dans cette entreprise et une volonté de museler tout le monde. J’ai reçu deux lettres de menace. Nous avons enregistré sept licenciements dont deux anciens délégués accusés de semer le désordre dans l’entreprise’’, déclarait-il dans nos colonnes, au début de l’aventure syndicale. Au début de ce mois de mars, les ouvriers sénégalais des chantiers de l’Etat ont envoyé une première salve contre l’Etat et les employeurs chinois. Ils avaient promis ‘‘un arrêt de travail, c'est-à-dire une grève générale’’, selon le syndicaliste de Cdsl. Ces travailleurs réclamaient un contrat de travail, une couverture maladie et un meilleur traitement salarial.
Ils perçoivent entre 2 000 et 2 500 F CFA par jour et 300 F CFA pour les heures supplémentaires. Ces manœuvriers, maçons, peintres, ferrailleurs etc. opèrent sur l’autoroute Ilaa Touba, mais aussi sur le site de la construction de l’arène nationale. Pour ce dernier chantier, le cas est pire, selon Ibrahim Sarr. ‘‘Il était prévu 600 travailleurs pour les chantiers de l’arène nationale. Actuellement, 150 personnes y sont engagées. Ce qui veut dire que ces maçons, plombiers, manœuvriers, font le travail de trois personnes et sont payées deux fois moins, 2 500 F Cfa /jour, au lieu de 5 000 F Cfa’’, dénonce-t-il.
‘‘Quand quelqu’un est victime d’accident dans son lieu de travail, il est congédié’’
Syndicalistes et travailleurs dénoncent des pratiques ‘‘à la limite de l’illégalité pour maximiser les profits’’. Les grandes marques américaines, du sport notamment, ont compris cet état de fait en délocalisant leurs activités en Chine pour profiter d’une main-d’œuvre presque servile. En 2008, l’année des Jeux olympiques organisés à Pékin, le rapport de Human Rights Watch avait fait état d’environ un million d’ouvriers migrants du bâtiment, venus d’autres régions de la Chine, soit près de 90% de la main d’œuvre du bâtiment à Pékin. ‘‘Les employeurs contraignent de façon systématique les migrants à travailler, les font attendre pour leur salaire parfois jusqu’à une année, puis leur offrent un paiement forfaitaire qui est considérablement inférieur au salaire convenu et au salaire minimum à Pékin. Certains employeurs refusent même de payer quoi que ce soit’’, dénonçait la directrice plaidoyer de l’organisme pour l’Asie, Sophie Richardson.
Pour les employés sénégalais dans les bâtiments et travaux publics, la situation n’est pas plus enviable. ‘‘Quand quelqu’un se blesse ou est victime d’accident dans son lieu de travail, il est congédié sous prétexte qu’il s’est absenté pour des soins, alors qu’on doit établir une déclaration d’accident de travail. Ce sont des violations flagrantes du décret 70-180 du 20 février 1970. Il n’y a pas de CDD, ni de contrat en chantier, donc CDI. Il n’y en a pas’’, déplore M. Sarr.
‘‘Les bulletins de salaire sont en chinois’’
La part importante qu’occupe le secteur privé dans le financement du Plan Sénégal émergent (PSE), un montant de 12 000 milliards de francs CFA, soit 60%, explique-t-elle le laxisme de l’Etat ? ‘‘Il faudra partager de manière exhaustive les projets et réformes, tirer les enseignements et les leçons des dysfonctionnements susceptibles d’être corrigés et enfin veiller à un suivi diligent des engagements’’, expliquait le ministre sénégalais de la Formation professionnelle, Mamadou Talla, lors du Forum des hommes d’affaire. Malgré cette bonne volonté gouvernementale, les syndicalistes jugent la protection des autorités insignifiante. ‘‘Nous déplorons l’absence de contrôle de l’Etat en son démembrement qu’est l’inspection du travail, ainsi que le mutisme des autorités locales’’, explique le leader du CDSL. ‘‘Comble du paradoxe, les bulletins de salaire sont rédigés en chinois pour des jeunes illettrés avides de trouver une occupation rémunérée’’, ajoute M. Sarr.
Le secrétaire du Syndicat des industries extractives et de la prospection minière, Mohamed Diandy, en rajoute une couche. ‘‘L’inspection du travail a failli à sa mission, parce que, plus d’une fois, elle a visité l’usine. Le gouverneur de Thiès est aussi descendu sur les lieux, en donnant des recommandations. Mais lorsqu’il est revenu, il a trouvé les mêmes injustices. Nous pensons que les autorités ont failli à leur mission’’, ajoute-t-il. Pour eux, le problème demeure une législation qui est pratiquement restée en l’état, depuis bientôt 60 ans. ‘‘L’ensemble des conventions collectives doit être revu, puisqu’elles datent de l’après-indépendance. Elles sont soit complètement obsolètes, soit totalement inexistantes comme dans les secteurs de l’agroalimentaire ou du nettoiement. Il n’y a pas de délégué du personnel dans ces entreprises chinoises, alors que la loi permet à l’inspection du travail d’avaliser sans nomination par les travailleurs, même si l’entreprise n’a pas un an d’existence, si ces derniers atteignent une masse critique’’, poursuit Ibrahima Sarr. Le président du groupe parlementaire majoritaire à l’Hémicycle Benno Bokk Yaakaar (Bby), Moustapha Diakhaté, qui conduisait la délégation parlementaire sur le chantier de l’autoroute Ilaa Touba, s’est fait l’écho des doléances de ces ouvriers. ‘‘Soyez rassurés ! Nous allons porter au plus haut niveau vos préoccupations pour qu’on leur trouve, le plus rapidement possible, des solutions’’, avait-il promis.
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ZHANG XUN AMBASSADEUR CHINE AU SENEGAL
‘‘Dans la presse, on parle d’une nouvelle colonisation...’’
Le diplomate chinois minimise les problèmes entre entreprises chinoises et employés locaux.
Lors d’une conférence sur les relations sino-africaines tenue à l’Ucad, en début avril dernier, l’ambassadeur de Chine au Sénégal, Zhang Xun, a estimé que ces problèmes relevaient plus d’une construction médiatique. ‘‘Dans la presse, on parle de nouvelle colonisation, comme dans les chantiers de Ilaa Touba. La Chine et l’Afrique sont plus ou moins influencées par l’opinion publique négative de l’Occident, de la presse’’, avait-il déclaré. Le plénipotentiaire de l’Empire du milieu s’est plutôt appesanti sur le contexte particulier de la coopération sino-africaine qui présentait l’avantage d’un coût supportable pour les budgets des pays africains, mais qui supposait quelques conséquences.
L’ambassadeur a défendu a contrario les ouvriers venant de son pays. ‘‘La construction des infrastructures pose souvent problème, dans la mesure où il faut mobiliser des capitaux en amont de main d’œuvre et de savoir-faire.
Les travaux sont exécutés dans des conditions pénibles. Le taux de bénéfice pour ce genre de projet n’est pas forcément rentable. De nombreuses entreprises chinoises sont venues construire des infrastructures avec des prix relativement faibles. Des réalisations de qualité qui ont permis aux pays africains de réaliser leurs dépenses. Des dizaines de milliers de travailleurs chinois loin de leur pays natal passent des années dans la montagne, dans le désert, la forêt, pour construire des ponts, des routes et des cités entières’’. Zhang Xun a décliné toute responsabilité de son pays dans les cas de non-respect des conditions sociales des travailleurs sénégalais, arguant que ‘‘le gouvernement chinois est toujours bien attaché au bien-être social’’. Il invite à une visite sur lesdits chantiers, et précise que les projets sont portés par les Etats ; les entreprises chinoises n’étant que des exécutants.
De manière globale, la relation de son pays avec le continent noir se porte bien, puisque ‘‘aucune autre puissance n’a autant investi que la Chine dans la dernière décennie’’. Plus de 5 000 kilomètres de routes et de chemins de fer, 200 écoles, près de 100 hôpitaux sont le bilan de cette coopération, 21 centres de formation professionnelle, 30 000 africains formés, entre 2012 et 2015, dans tous les domaines. Au Sénégal, l’aide à la réalisation d’un parc industriel, le parc sportif sur la Corniche, les projets routiers... sont autant de projets dans lesquels les Chinois sont impliqués. ‘‘La coopération renforce les capacités de pays africains pour le développement durable, mais autonome. La Chine a pour philosophie d’apprendre à pêcher au lieu de donner du poisson’’, conclut-il.