Comme une sorte de dernière chance pour ceux et celles qui ont des ''choses'' à raconter, la 3e Commission rogatoire internationale pour le procès de l’ancien chef d’État tchadien mobilise les présumées victimes dans une sorte d’union sacrée qui, aujourd’hui, est frappée par le deuil après le décès d’un ''témoin capital''. Une femme.
REPORTAGE
Ils étaient plusieurs dizaines de personnes, des femmes et des hommes, rassemblés dans une immense concession du quartier périphérique de Chagoua, en proche banlieue de N’Djamena, à environ une quinzaine de kilomètres du centre-ville. Dix sept minutes de voiture sur une route fonctionnelle et large, comme il en existe beaucoup dans la capitale tchadienne, et vous y êtes.
L’endroit est le tout nouveau siège de l’Association des victimes de crimes du régime de Hissein Habré (AVCRHH). Visages émaciés entre léger sourire, neutralité ou relax, ces présumées victimes de la période 82-90 viennent pour la plupart du Sud du Tchad, là où la ''répression a été impitoyable''. ''Ils savent que c’est la dernière commission rogatoire internationale'' des Chambres africaines extraordinaires (CAE), explique Ginette Ngarbeye, une responsable de l’association, au four et au moulin.
A l’arrivée des journalistes de RFM, WADR (West Africa Democracy Radio) et du quotidien EnQuête, c’est l’heure du déjeuner. Au menu, un plat local, le Laboulle, du riz blanc avec la sauce dite Ambounou, faite à base de farine de maïs. Autour de chaque plat, cinq ou six personnes s’en donnent à cœur joie, en silence, sans doute le ventre crevé par quelques 700 à 800 km de trajet entre la province et N’Djamena
''Laissez-les travailler, mon frère !''
''Pourquoi on nous prend en photo alors qu’on est en train de manger ?'', s’émeut un individu surpris, lui comme beaucoup d’autres, par l’objectif de notre consœur de WADR. La plainte du nerveux est vite étouffée par l’incontournable Ginette Ngarbeye que d’aucuns surnomment ''Ginette DDS'', en souvenir de son séjour ''martial'' dans les locaux de ce qui est considéré comme la police politique de l’ancien régime tchadien, la DDS.
''Mon frère, du calme, ils sont là pour vous, non ? Laissez-les travailler !'', lui réplique-t-elle, la voix forte et impérieuse. Plus précisément, pour donner la parole à des victimes présumées du pouvoir de Hissein Habré. Une injonction qui ouvre les portes de chaque composante du ''peuple des victimes'' rassemblé en ces lieux.
Après repas, des petites bouteilles d’eau minérale sont distribuées. Pas comme de petits pains cependant, car il n’y a pas forcément les moyens de nourrir tout le monde à ce rythme-là où plusieurs centaines de personnes vont devoir être pris en charge jusqu’à leur retour dans leurs villes ou villages. ''La nourriture d’une semaine vient d’être consommée en deux jours'', disent presque en chœur, avec de la bonne humeur, Galyan Zaynab, vice-présidente de l’AVCRHH, et Kaltouma Daba, autre leader de l’association.
A l’entrée de la salle où ces femmes à la carapace visiblement forte, dotées du relativisme et du recul qu’offre le séjour en prison, dirigent les opérations avec l’aide du remuant Abakar Ousmane, un volontaire de l’association, recense consciencieusement les personnes appelées à raconter, à partir d’aujourd’hui mardi, leurs histoires aux policiers sénégalais et tchadiens. A l’aide d’une vieille dactylo, il remplit des fiches avec photo, entouré d’une colonie d’''assistants'' qui ne semble pas l’importuner sous une chaleur proche des 45°.
''L’écolier coranique''
Des histoires qui ne sont pas que colportages de mauvaises nouvelles qui seraient fabriquées par des va-nu-pieds, nous expliquait d’ailleurs Abakar Ousmane lors d’un précédent séjour au Tchad, en référence à la ''sélection rigoureuse'' des victimes présumées. Ici, entre groupes de discussions qui se forment par affinité sur les nattes étalées par terre, des histoires émergent et s’entrechoquent, toutes plus dramatiques les unes que les autres. A l’infini.
C’est, par exemple, celle de cet homme de près de cinquante ans aujourd’hui, Abdel Aziz Taha, ''victime directe'' en 1984 de soldats présumés appartenir aux anciennes Forces armées nationales tchadiennes (FANT).
Lève coranique à Gozbeida, dans la province du Dar Sila, sud-est du pays, il raconte avoir atterri en prison pour avoir ''résisté'' à des militaires qui brutalisaient son père éleveur au coin d’un abreuvoir de troupeau. Aujourd’hui, il est vivant après 140 jours de prison, mais la main gauche amputée à l’hôpital après avoir été ''pourrie'' par la pression des ''cordes ligoteuses''.
C’est encore l’histoire de Mansour Hamid Moustapha, au physique d’un Peul du Sénégal, qui, comme sur le focus ''Sans commentaires'' de la chaîne Euronews, exhibe presque fièrement les ''brûlures'' et ''ecchymoses'' éparpillés sur son corps : des bras au dos, du ventre aux jambes. Presque de la sculpture sur de la chair humaine !
A Dakar en juillet, mort en mars à N’Djamena
Mais depuis trois jours, le ''peuple des victimes'' est sous le choc, du moins pour certains d’entre elles. Samedi dernier, une des figures de proue '''contre l’oubli des crimes'' et ''pour le jugement des dignitaires'' de l’ancien régime tchadien a tiré sa révérence. Hadjo Amina Moctar est en effet décédée des suites d’une ''longue maladie'', chez elle, après avoir été hospitalisée deux fois de suite à ''l’Hôpital de référence'' et à ''La Providence''.
Peinte sous les traits d’une ''activiste inlassable'' depuis quatorze ans dans la lutte pour que le procès Habré ait lieu, témoignent Kaltouma Daba et Galyan Zaynab, Hadjo Amina Moctar était la présidente du secteur du 5e arrondissement de N’Djamena pour l’association des victimes de crimes du régime de Hissein Habré (AVCRHH). ''C’est dommage car c’est une perte énorme pour nous'', dit Ngarbeye Ginette, le visage affecté, dans une rage douce comme la mort peut l’être quelques fois.
''Avec Déby, rien n’a bougé pour nous''
''Nous étions ensemble à Dakar en juillet dernier pour les besoins des auditions dans le cadre du procès, et dans le même hôtel aussi'', indique-t-elle. Mais pas seulement. Les deux femmes ont également séjourné en prison, ''dans la douleur et la dignité'', jusqu’à leur libération. La ''dame de fer'' ne prend pas de gants pour accuser le régime actuel.
''Lors de notre rencontre avec le Président Idriss Déby Itno, dit-elle, nous avions demandé un minimum à l’État tchadien pour soutenir les victimes, dont une bonne partie traînait de grosses séquelles, à l’issue de leur détention. C’était le 30 juin 2007. Depuis, rien n’a bougé. C’est rageant''.
Un autre observateur militant des droits humains se dit choqué que des ''victimes capitales'' comme Hadjo Amina Moctar succombent ainsi, ''sans pouvoir témoigner''.
Pendant ce temps, les palabres et travaux de préparation autour des auditions de la 3e et dernière Commission rogatoire internationale se poursuivent dans la cour de l’énorme concession de Chagoua. Difficile de comprendre ce que disent entre elles les victimes présumées dans les différents dialectes tchadiens. Mais Hissein Habré n’est jamais loin. D’une manière ou d’une autre. Ombre éternelle...