La lutte contre le Sida est à un vrai tournant. Malgré les énormes progrès de la recherche ayant permis de prévenir la transmission de la maladie de la mère à l’enfant et une bonne prise en charge des personnes vivant avec le Vih, le défi du financement se pose actuellement. Les donateurs semblent s’essouffler au moment où les responsables de la lutte sur le plan mondial demandent de maintenir les efforts. Directeur exécutif du Programme des Nations unies pour la lutte contre le Sida, le Malien Michel Sidibé revient, dans cet entretien, sur l’état de la lutte au niveau international et les perspectives.
Comment se présente actuellement la lutte contre le Sida dans le monde ?
La lutte contre le Sida nous a obligés à créer ce que j’appelle un mouvement social. C’est la première fois, dans la lutte contre une maladie, que nous avons un tel mouvement social dans la plupart des pays du monde. Ce mouvement nous a aidés à briser la conspiration du silence. Il y a eu des moments où on ne voulait même pas parler de cette maladie. On se cachait et c’était la maladie des autres. Une maladie de l’exclusion, de la discrimination, de la stigmatisation. Grâce à ce mouvement social, nous pouvons, aujourd’hui, dire que nous avons changé la face de cette épidémie. Nous sommes passés de cette période où on pensait que c’était pratiquement fini quand on était séropositif. Nous avons, aujourd’hui, 17 millions de personnes sous traitement. De même, nous avons réduit la mortalité, due à cette maladie, de 45 %, les nouvelles infections de 35 %. Actuellement, nous pouvons dire que, dans la plupart des pays, il n’y a plus d’enfants qui naissent avec le Sida. Des pays comme le Cuba et la Thaïlande ont déjà annoncé qu’ils n’ont plus d’enfants qui viennent au monde avec cette maladie. Nous voulons que cela devienne une réalité partout. Dans notre région, l’Afrique de l’Ouest et du Centre, nous sommes le parent pauvre de cette réponse. Trois personnes sur quatre n’y ont pas accès au traitement. Donc, il y a un besoin urgent de rattrapage. C’est pourquoi nous avons prévu de faire un plan d’urgence pour permettre à ces pays de bénéficier des mêmes appuis, ressources financières et programmes pour aller plus vite. De nos jours, 30 % des décès sur le plan mondial sont enregistrés dans ces régions de l’Afrique. En plus cela, ce qui nous inquiète le plus, c’est que nous avons 1.400.000 personnes vivant avec le Vih, sachant qu’elles sont positives et n’ont pas accès au traitement. C’est très dangereux !
Quelle analyse faites-vous de l’expérience du Sénégal ?
Au Sénégal, des progrès énormes ont été faits. Il y a une réduction de la prévalence et une augmentation de la couverture ; 67% des personnes malades sont sous traitement. Il y a aussi une réduction de la mortalité et des nouvelles infections. Le Sénégal continue d’être un pays modèle pour nous. J’ai demandé aux hautes autorités de ce pays, en particulier le président Macky Sall, de faire en sorte que le Sénégal continue d’être un modèle pour nous, surtout pour l’élimination de la transmission mère-enfant. Nous voulons que le Sénégal soit le premier pays de la sous-région à annoncer qu’il y a plus de transmission du Sida de la mère à l’enfant.
Le grand défi que nous avons dans la lutte contre le Sida, c’est la complaisance. Beaucoup commencent à se dire que les succès, les résultats, les médicaments sont là et que ce n’est plus un problème. Nous sommes un peu victimes de notre succès ; ce qui est très grave. Il faut donc rester vigilant. C’est comme dans un combat de boxe, il suffit de baisser la garde pour prendre un coup fatal. Nous risquons d’avoir un rebond dans l’épidémie. Si c’est le cas, il sera très difficile de combattre la maladie, parce qu’il y aura des résistances et des difficultés pour contrôler l’épidémie. Il est important de se battre pour que de nouvelles infections chez les adultes, particulièrement chez les jeunes filles, soient contrôlées. Nous avons demandé au Sénégal, encore une fois, de nous aider à porter notre résolution 1983 au Conseil de sécurité et que nous puissions avoir un rapport et une déclaration présidentielle pour nous permettre de continuer à faire le suivi. Cette résolution, très essentielle, traite des liens entre les situations de conflits, de violence contre les femmes, de rupture et l’infection qui croît dans de telles situations et comment les traiter.
Les situations de conflit surtout en Afrique sont aussi un autre problème à résoudre dans la lutte…
C’est pour cette raison que nous allons encore vers le Conseil de sécurité pour porter un rapport qui fera le point sur la situation dans les zones de conflit, sur l’impact humain et les infrastructures, la baisse de la couverture, les réseaux qui sont complètement démantelés, les personnes vivant avec le Vih qui n’ont plus accès au traitement, la violence contre les femmes…
L’objectif est de faire donc l’analyse systématique de cette situation et porter au Conseil de sécurité un rapport qui pourrait nous permettre d’avoir une déclaration présidentielle qui viendrait du président du Sénégal pour permettre d’aller un peu plus loin dans la prise en compte des pays qui sont en conflit.
Où en est votre programme Prévenir la transmission de la mère à l’enfant (Ptme) ?
Il y a quelques années, j’ai lancé l’idée qu’il ne fallait pas qu’un enfant naisse avec le Sida. En ce temps-là, nous avions les médicaments et donnions 18 comprimés par jour. Aujourd’hui, nous n’en donnons qu’un seul. Si nous arrivons à tester les mères et détectons qu’une d’elles est positive, nous pouvons la mettre tout de suite sous traitement et que l’enfant naisse sans le Sida. C’était inacceptable et même criminel de laisser un enfant naître avec le Sida lorsque la science et la technologie permettent le contraire. Quand j’ai lancé cette initiative, on pensait que c’est un rêve pieux. Mais, aujourd’hui, nous avons 95 pays dans le monde qui ont moins de 50 enfants qui naissent avec le Sida par an. Bientôt beaucoup de pays vont annoncer qu’ils n’ont plus d’enfants qui naissent avec cette maladie. Nous aurons donc une génération d’enfants qui viennent au monde sans avoir le Sida. Au Sénégal, nous en sommes à un taux de couverture de 60 % des femmes enceintes qui ont la maladie. Pour aller vers l’élimination, il est important, pour nous, d’atteindre les 90 %. Nous avons toutes les approches, les méthodes de travail, les stratégies et les appuis programmatiques qui sont nécessaires. Je suis persuadé que cet appel pour que le Sénégal devienne l’un des premiers pays à ne plus avoir de bébés qui naissent avec le Sida est possible.
On parle de compétition au niveau mondial entre le Sida et les nouveaux phénomènes de santé publique comme le cancer pour mobiliser des fonds. Comment faire pour maintenir le niveau de financement de la lutte contre le Sida ?
Quand j’ai rejoint l’Onusida, nous avions à peine 300 millions de dollars par an pour combattre la maladie. Aujourd’hui, nous avons 22 milliards de dollars par an. Le Sénégal était présent à la reconstitution du Fonds mondial à Montréal. A l’ouverture, il y avait le président Macky Sall qui était avec le Premier ministre canadien. Actuellement, le grand problème que nous aurons dans le futur, c’est d’éviter d’avoir une fatigue des donateurs et que ces derniers aient l’impression que c’est déjà gagné et réduisent, du coup, leurs contributions. Je l’avais mentionné dernièrement lors d’une rencontre sur le Sida à Durban, en Afrique du Sud. C’est la première fois que je vois une baisse des ressources des donateurs au moment où les pays qui en reçoivent augmentaient leurs ressources domestiques chaque année. C’est un débat qu’il faut mener. Il faut le faire à travers un plaidoyer très fort pour faire comprendre au monde que si nous ne continuons pas à investir dans la lutte contre le Sida, il y aura un grand risque de rebond dans l’épidémie. Un rebond qui fera que nous ne pourrons plus contrôler la maladie. Ce serait alors malheureux avec tous les investissements que nous avons pu faire. C’est un moment clé dans la lutte contre cette maladie.
2030 est fixé comme date pour en finir avec l’épidémie du Sida. Peut-on s’attendre à l’élimination de la maladie à terme de ce délais ?
Il n’y aura pas d’éradication du Sida parce qu’il y a au moins 35 millions de personnes qui vivent avec la maladie dans le monde. Ce que nous voulons en 2030, c’est un contrôle de l’épidémie, que le Sida ne soit plus un problème de santé publique. Je pense qu’en 2030, nous pouvons y arriver. Ce qu’il faut faire, c’est de continuer à investir dans la recherche scientifique. L’innovation nous a aidés à ce qu’on donne un seul comprimé au malade aujourd’hui au lieu de 18 comprimés auparavant. Il nous faut la cure. Aussi, le vaccin peut être mis au point un jour.
Faites-nous le point sur la recherche ?
La recherche fait des progrès. Nous pouvons aller vers une cure fonctionnelle. Mais, ce qui est très important, c’est que nous aurons bientôt un vaccin qui ne va pas couvrir à 100% mais qui sera meilleur que celui que nous avons actuellement. Ajouté à plusieurs outils que nous avons aujourd’hui, cela peut nous aider à réduire rapidement l’infection. Toutefois, n’oublions pas que si les malades sont mis sous traitement, nous pouvons réduire de 96 % la transmission.
Etes-vous optimiste pour gagner la lutte ?
Je suis très optimiste pour l’avenir. Ce qui s’est passé avec la lutte contre le Sida est une révolution. C’est la première fois que nous avons placé l’homme au centre de la préoccupation au lieu de la maladie. Les malades sont devenus de vrais acteurs du changement et n’ont pas été que des bénéficiaires passifs de traitement. Ils ont demandé aux Etats d’investir comme en Afrique du Sud où ils ont amené leur Etat au tribunal pour bénéficier des médicaments. Le Sida est un mouvement dynamique, de transformation auquel je crois.
Quels sont les nouveaux défis pour l’Afrique ?
L’Afrique a beaucoup progressé dans cette lutte. Elle va beaucoup plus vite que certains continents. N’oublions pas des pays comme le Botswana et le Swaziland étaient marqués par la maladie jusqu’à ce qu’on se demandait s’ils n’allaient pas disparaitre de la carte parce que la prévalence y était très élevée. Aujourd’hui, nous voyons ces pays avoir plus de 90 % de leurs personnes vivant avec le Vih sous traitement. Ils ont éliminé la transmission de la mère à l’enfant. Des pays comme l’Afrique du Sud, qui a le plus grand programme de traitement dans le monde entier, est le deuxième plus grand financier en termes d’affectation des ressources avec plus de 2 milliards de dollars par an provenant de son budget. C’est une transformation extraordinaire qui me donne de l’espoir.