Artiste comédien, Matar Diouf est l’un des représentants de la communauté du 4e art dans le conseil d’administration de la Sénégalaise du droit d’auteur et du droit voisin (Sodav). Il fait partie aussi de ceux qui ont dit oui à la révocation du directeur gérant. Dans cet entretien accordé à EnQuête, il tient à éclairer la lanterne de ceux qui lui ont fait confiance sur les tenants et aboutissants du limogeage de Bouna Manel Fall.
Qu’est-ce qui a poussé le conseil d’administration à révoquer le directeur gérant de la Sénégalaise du droit d’auteur et du droit voisin (Sodav) ?
Nous voulons être une maison de verre, c’est-à-dire une société à la gestion transparente. Depuis l’assemblée générale au cours de laquelle les différents membres du conseil d’administration (CA) ont été choisis, notre seul but est de faire de sorte que les artistes sachent comment est géré leur argent. Nous avons vu que les artistes souffrent beaucoup. Il y a une minorité qui vit de leur art. Le reste, généralement au crépuscule de leur vie, leurs familles sont obligées de courir à gauche et à droite pour chercher de l’argent pour les soigner.
Quand nos pairs nous ont élus, nous avons opté pour la rupture. Pendant trois ans, nous nous sommes battus pour avoir l’agrément de la société de gestion collective. On n’avait ni salaire ni frais de transport. Pourtant, nous nous réunissions régulièrement juste pour avoir cet agrément. Il est même arrivé un moment où il y avait beaucoup d’absences parce que certains n’en pouvaient plus. Alors quand on a eu gain de cause, la première des choses à faire était de faire l’état des lieux. Mounirou Sy (ndlr ex-directeur général du bureau sénégalais du droit d’auteur, BSDA), en partant, avait dit qu’il nous léguait une société qui marchait bien. Cependant, nous avons trouvé une société à laquelle beaucoup de personnes et de structures doivent de l’argent. Parmi elles, des ayants droit. Des artistes doivent à la Sodav 200 millions de F CFA. Ce sont des artistes connus et reconnus dont je tairais les noms.
Mais concrètement pourquoi avez-vous révoqué Bouna Manel Fall ?
J’en viens. Eu égard à la situation dans laquelle nous avons trouvé la société, nous avons décidé de ne pas engager certaines dépenses. Nous nous sommes entendus pour diminuer le budget de fonctionnement de la Sodav. Dans certaines entreprises, les gens vont jusqu’à 30% de frais de gestion, d’autres bien moins, alors que le BSDA était à 75%. C’est-à-dire quand on paie, par exemple 100 F CFA pour les droits d’auteur, les 75 F CFA vont dans la gestion de la société et l’artiste ne reçoit que 25 F CFA. Nous avons dit que les choses ne doivent plus se passer comme ça. C’est pourquoi nous avons décidé de diminuer ces frais. C’était notre première politique.
Nous avons nommé Bouna Manel Fall. Nous lui avons fait part de nos attentes et de comment nous voulions que les choses se passent. Après 2 mois et demi de gestion, il nous a présenté un tableau de bord. Nous lui avions dit qu’autant nous nous sommes intéressés à la gestion de ses prédécesseurs, autant nous allions nous pencher régulièrement sur la sienne. Nous voulons que la gestion transparente commence par nous d’abord. Le premier problème que nous avons eu avec lui, c’est quand il a voulu qu’on lui fasse un contrat de 3 ans. Nous l’avons choisi parmi d’autres parce qu’il a présenté un dossier convaincant et bien ficelé mais nous ne le connaissions pas. Nous lui avons proposé une phase test de 6 mois. Après cela, nous allions lui faire signer un contrat de 2 ans. Il a refusé ce test de 6 mois parce qu’il était à nos côtés durant les dernières phases du processus. C’est vrai. Mais nous ne le connaissions pas en tant que manager. C’est cela qui a retardé la signature de son contrat.
Il l’a finalement signé ou pas ?
Non, il n’a pas signé le contrat. Quand nous avons eu ce différend, le secrétaire général du ministère de la Culture (ndlr Birane Niang) est intervenu. C’est lui qui a tranché pour un contrat de 2 ans. Nous n’étions pas d’accord sur tout quand même. Parce que Bouna ne voulait pas de l’autorité du CA. Il a demandé un contrat de mandat. Dans ce cas, le CA devait le laisser gérer à sa guise. Nous avons exigé d’avoir un droit de regard sur la gestion du directeur gérant. Car, ce que le statut ne nous permet pas de faire dans le cas de la signature d’un contrat mandat, le règlement intérieur nous le permettait. Cependant, il n’a jamais été d’accord qu’on le contrôle. C’est pour cela qu’il dit qu’on l’empêche de travailler. Dieu sait que ce n’est pas cela. Alors que tout ce qu’on lui demande, c’est de nous aviser quand il engage certaines dépenses ou des démarches qui engagent la responsabilité de la société. C’est l’argent des artistes. Notre seul souci est de faire baisser les frais de gestion. Nous n’avons aucun problème avec sa personne.
Ne l’a-t-il pas fait ?
Non, il ne l’a pas fait et n’aime pas qu’on contrôle sa gestion. Il m’a une fois surnommé Ofnac (ndlr office national de lutte contre la corruption) parce que je suis venu avec Ngoné Ndour vérifier ce qui se passait à la comptabilité. Toutes les résolutions prises au cours des réunions du CA n’ont jamais été matérialisées ; pourtant en réunion, il disait être d’accord. Bouna considérait qu’il n’était pas un exécutant. Il n’avait aucune considération pour nous. Il pensait que les artistes étaient des analphabètes pas capables de prendre certaines décisions.
Pourquoi vous n’avez pas dit tout cela lors de votre conférence de presse du 22 janvier dernier ?
Lors de cette conférence de presse, le rappeur Simon, peut-être parce qu’il avait des échos de ce qui se passait, nous a interpellés. Il nous a demandé ce qu’il en était de la gestion du CA. Nous ne pouvions rien dire à cet instant parce que nous n’avions pas encore terminé de voir ce qui marchait ou ne marchait pas dans la gestion du directeur gérant. A cette période, nous avions déjà relevé des fautes administratives mais nous n’avions pas encore terminé. On s’est rendu compte qu’il a pu recouvrer 168 millions. C’est bien et c’est positif. Mais nous nous sommes rendu compte qu’il a dépensé 102 millions. Il a rendu public un état comparatif de sa gestion et celle de Mounirou. Il a récolté plus d’argent que ce dernier et a dépensé moins que lui. La différence est de 5% c’est-à-dire 6 millions. La gestion de Mounirou n’est pas une référence pour nous. Nous voulons arriver à 15% de frais de gestion ou moins que cela même. Si c’est utopique, nous avons le droit de rêver. Bouna ne doit pas nous imposer cette référence.
Comment ont été gérés ces 102 millions ?
C’est cela le problème. La masse salariale de la Sodav ne dépasse pas 20 millions de F CFA. Si on considère qu’il a payé deux mois de salaire c’est 40 millions, pas plus. Parce que le tableau de bord nous a été présenté après deux mois et demi de gestion. C’est la manière dont il a dépensé l’argent qui ne nous agrée pas. Après l’installation du CA, nous nous sommes réunis pour dire que personne ne devait, pour l’instant, voyager au nom de la société. Le directeur gérant est allé en Afrique du Sud en cachette. Quand nous l’avons su, nous l’avons interpellé et il s’est excusé en pleine réunion. Pour ce voyage, il a puisé dans la caisse de la Sodav. Après cela, il s’est payé un 13e mois avant de rendre l’argent dans les caisses le lendemain. Mais l’acte est là et nous l’avons pris en compte.
Ce 13e mois est un acquis social, a-t-il dit, et le CA ne lui a jamais signifié qu’il ne devait pas le payer aussi
C’est vrai que nous ne l’avons jamais fait pour le personnel. Mais pourquoi lui qui n’a fait que deux mois et demi se permet de le percevoir ? Le Conseil ne lui a jamais dit de payer le 13e mois aussi. Si nous avons marqué notre désaccord, c’est parce qu’il y a des membres du personnel qui doivent de l’argent à la société. Ils ont commencé à rembourser leurs dettes. Ce sont d’ailleurs les seuls à le faire, il faut le dire. Mais eux n’ont pas encore tout soldé et certains doivent des millions à la société et vous voulez leur payer un 13e mois. Si c’est quelqu’un qui voulait l’évolution de la société, il leur dirait que ce 13e mois servirait à rembourser en partie leurs dettes. Bouna a perçu un montant qui équivaut à son salaire le 16 décembre 2016. Le 21, il a repris au niveau de la comptabilité 1 500 000 F CFA. A la fin du même mois, il a remboursé l’argent pris. Mais le remboursement ne nous intéresse pas. C’est l’acte qu’on juge. Nous ne pouvons pas accepter qu’au moment où des artistes souffrent, que d’autres se servent de leur argent à sa guise. Il a pris de l’argent dans la caisse, plus de 800 000, parce que, a-t-il dit, sa voiture de fonction était en panne. Il l’a fait sans l’avis du CA. Si nous ne nous étions pas intéressés à ce qu’il faisait, nous n’en saurions rien.
M. Fall dit qu’il y a une clause qui lui permet de prendre certaines mesures en cas d’urgence, à charge pour lui de rendre compte au CA après. Dans ce cas, pouvez-vous lui reprocher de ne pas vous aviser ?
Cette clause existe, c’est vrai. Sauf que des décisions qui n’ont rien d’urgentes ont été prises sans l’aval du CA. Nous nous réunissons au moins une fois par semaine. Le CA est organisé de sorte qu’il est sur divers réseaux sociaux. Nous contacter ne peut être un problème. Je vais vous donner un exemple. Quand il allait en Afrique du Sud avec l’Ompi (organisation mondiale de la propriété intellectuelle), il a échangé des mails avec eux pendant au moins un mois. Il avait largement le temps de nous aviser, encore qu’on n’avait dit que personne ne devait voyager. Il a pris de l’argent pour remboursement de frais médicaux. Au lieu des 4% appliqués, lui s’est appliqué 100%. Il s’est adjugé des prérogatives qu’il n’a pas.
Comme quoi ?
Il s’est permis de convoquer la commission ‘’rémunération équitable’’. Ce n’est pas la Sodav qui gère cette commission. C’est à la charge du ministère de la Culture parce qu’il doit y avoir des représentants de divers autres ministères. A l’insu du CA et de la tutelle, il a convoqué cette commission. Dès que nous l’avons su, nous lui avons demandé d’arrêter de le faire. Il a amené un de ses neveux informaticiens qui nous a présenté un projet en réunion. Nous lui avons dit que c’était bien mais que nous n’étions pas prêts pour cela. Malgré tout, il lui a donné une avance de 2 millions. Il a procédé de la même sorte avec une Agence constituée par des amis à lui qui devait, dit-il, lui faire un plan stratégique à 8 millions. Nous n’étions pas d’accord ; malgré tout il leur a donné 2 millions en guise d’avance. Nous ne pouvions pas taire cela sinon nous serions nous-mêmes des voleurs.
Certains parlent de complot contre Bouna Manel Fall, que leur répondez-vous ?
Il n’y a pas eu de complot. Sur 35 membres, il n’y a pas beaucoup de musiciens. Il y a des représentants des danseurs, des comédiens, des cinéastes, des écrivains, des plasticiens, etc. Chaque secteur des arts y est représenté. Ngoné Ndour ne peut pas faire faire aux gens des choses. Elle n’a pas ce pouvoir-là. Il y a des gens plus âgés que Ngoné, plus connus et qui ont beaucoup plus d’influence qu’elle qui sont dans ce CA et qui ont dit oui quand il s’est agi de révoquer Bouna Manel Fall. Ngoné ne peut pas leur demander de voter oui ou non. C’est impossible. Cette demande de révocation n’a pas été écrite par Ngoné. Au contraire, elle a tout fait pour qu’on n’en arrive pas là. Ce sont 12 administrateurs qui ont écrit cette lettre. En réunion, quand nous nous sommes concertés, nous avons dit qu’il y a des problèmes. Que nous ne pouvions pas continuer comme ça. Ceux qui disent le soutenir, les gens de l’AIM (ndlr association des acteurs de l’industrie musicale), nous savons pourquoi ils le font. Je vous ai dit qu’il y a des ayants droit qui doivent de l’argent à la Sodav. Je ne dis pas que tous les membres de l’AIM doivent de l’argent à la société, mais 80% d’entre eux figurent sur la liste de nos créanciers. Ils veulent soutenir Bouna en s’acharnant sur madame la PCA qui a beaucoup soutenu ce dernier. Il a commis d’autres fautes graves dont on ne parlera pas pour l’instant.
Qu’en est-il aujourd’hui de la médiation du ministre de la Culture et de la Communication ?
La tutelle a reçu les deux parties. Il nous a écoutés et sait ce qu’il en est. Le vote a été fait devant huissier. Même des absents ont tenu à voter par procuration. Il ne pouvait y avoir de complot. D’ailleurs, dire que c’est un complot, c’est manquer de respect aux membres du CA et aux artistes mêmes. Nous ne sommes pas manipulables. Ceux qui disent que Ngoné veut être directrice, qu’ils sachent que les ayants droit ne peuvent pas être nommés directeur. Le prochain directeur va être autant surveillé que l’a été Bouna. Le CA refuse de communiquer. Moi, ce que je dis là n’engage que moi. Je suis un des représentants des comédiens et j’estime que ceux qui m’ont mandaté ont le droit de savoir ce qui s’est passé. Le CA travaille actuellement à rassembler plus d’argent, c’est pour cela qu’il ne veut pas perdre de temps à répondre à ceux qui les attaquent.
Bouna Manel Fall a porté plainte contre la Sodav, qu'est-ce vous en pensez ?
Tout ce que je peux vous dire pour le moment, c’est que le travail va continuer le plus normalement possible. Il y aura répartition dans les jours à venir. Cela ne peut pas entraver notre travail ni être un obstacle.