Il ne s’est pas vraiment contenté, et c’est le moins que l’on puisse dire, d’imaginer ce que ses potentiels lecteurs pouvaient bien penser de son «Afrotopia». Dans cet entretien, l’écrivain et économiste Felwine Sarr évoque ses voyages, au Niger, dans les pays occidentaux, ou au Mali, récemment, où ses jeunes lecteurs lui ont surtout fait comprendre que son ouvrage avait le mérite de leur offrir autre chose qu’une de ces représentations approximatives de l’Afrique et de ses Africains. Mais on lui reproche tout de même, de façon générale, de s’être montré trop dur avec l’Occident, ou d’être dans une forme d’essentialisme. Ou alors lui en veut-on pour la fameuse phrase en quatrième de couverture de son livre : « L’Afrique n’a personne à rattraper »…Toujours dans cet entretien, Felwine Sarr, le spécialiste de macro-économie monétaire, parle du franc CFA, et laisse entendre que les économistes ont des arguments sérieux sur le sujet, entre avantages et inconvénients. Le travail existe, dit-il, si l’on se donne la peine de «dialoguer et d’aller voir ».
Vous dites de votre ouvrage qu’il s’adresse aux jeunes africains. Où est-il allé jusque-là, et que vous disent les jeunes africains sur « Afrotopia » ?
Je suis venu au Mali, j’ai été au Niger, au Burkina, j’ai été dans quelques pays d’Afrique du nord, et j’ai aussi rencontré beaucoup d’étudiants africains qui sont dans la diaspora. Les premiers à avoir réagi, parce que lorsque l’ouvrage est sorti, la première tournée a été faite dans les pays occidentaux, ce sont les étudiants africains, et ils me disaient que ce qui les intéressait dans le texte, c’est qu’ils avaient l’impression qu’il y avait une représentation d’eux-mêmes, qui était plus complexe que ce que d’habitude on disait d’eux-mêmes. Ils étaient dans un espace intellectuel où, quand on représentait l’Afrique, ils ne s’y reconnaissaient pas vraiment. Ils avaient le sentiment que les discours manquaient quelque chose d’essentiel, et ils avaient le sentiment d’une réhabilitation des éléments culturels, civilisationnels de leur être-au monde qui sont insuffisamment pris en compte quand on les décrit simplement, rapidement, sous l’aspect économique ou sous le vocable de pays pauvres. Et j’ai senti cette image dans le miroir qui semblait être beaucoup plus juste, quelles que soient les limites que l’image peut avoir, mais qui semblait beaucoup plus en adéquation et qui, surtout, mettait l’accent sur des éléments qui sont généralement mis à la marge : la culture, les civilisations, l’histoire, les productions propres et ce genre de choses-là.
J’étais au Niger la semaine dernière, et on a eu un bel entretien autour d’Afrotopia, et je pense aussi qu’il y a cette idée de ne pas être toujours dans le discours de la lamentation et de la plainte, et du catalogue des catastrophes, dans ce discours auto-dépréciatif. Il ne s’agit pas de nier les défis que nous avons à relever, mais je pense que chez eux il y avait aussi cette idée de dire : « Voici un discours qui ne se fonde pas sur nos manques, mais qui essaie aussi d’insister sur ce que nous avons, et qui essaie de mettre des mots, des notions, des concepts et un début de théorisation, et surtout sur l’idée de dire que nous sommes responsables de notre destin, que nous pouvons reprendre l’initiative et que nous devons la reprendre. Donc c’est les retours que j’ai.
Est-ce qu’on vous fait des reproches ? Vous en avez un peu parlé lors de la conférence, mais que vous reproche-t-on en général ?
On m’en fait...Le premier reproche, c’est cette phrase en quatrième de couverture, « L’Afrique n’a personne à rattraper », comme si elle installait une sorte de complaisance de soi-même, dans ses difficultés, et comme si cela voulait dire que nous n’avions rien à faire. Donc je m’en défends en expliquant que non : ça ne veut pas dire que nous ne devons pas relever nos défis, et que la suite de la phrase c’est que notre urgence est à la hauteur de notre potentialité, et que c’est l’effet mimétique et comparatiste des aventures sociétales que je récuse.
Il y aussi des reproches qui viennent d’une lecture occidentalo- centrée, où l’on me dit que je suis critique vis-à-vis de l’Occident, que je suis extrêmement dur, ou que je serais essentialiste, ce qui est aussi absolument faux. Mais ça c’est une catégorie idéologique qui est très facile : c’est-à-dire que dès que vous parlez d’Afrique, dès que vous mettez en lumière ce que vous avez, tout de suite on vous renvoie à de l’essentialisme, on vous renvoie à de la fermeture, comme si en étant ouvert, vous deviez être dilué, et vous ne deviez rien avoir de propre…Alors qu’eux-mêmes, ils sont ouverts, mais ils ont aussi du propre, et ils revendiquent ce qu’ils ont en propre : l’Europe aurait une culture chrétienne, les valeurs occidentales, il y a tout un discours sur ce qu’ils ont produit, mais pour les autres, quand ils ont des productions spécifiques qu’ils veulent mettre en valeur, le piège intellectuel c’est de leur dire : « Vous êtes dans une forme d’essentialisme, il faut vous ouvrir », alors que, on choisit le type d’ouverture…Ce sont des critiques que j’entends : la critique sur le supposé essentialisme, et la critique trop virulente sur l’Occident. Ou alors est-ce que je demande la sortie d’un monde globalisé, est-ce que je veux qu’on soit à part? Ce n’est pas du tout le propos du livre.
Vous avez aussi cité une étude sur le franc CFA. Que dit-elle ?
Il y en a plusieurs. Je suis économiste, il se trouve que ma spécialité, c’est la macro-économie monétaire, et il se trouve aussi que moi-même, mes étudiants, mes doctorants, et énormément de gens, avons travaillé longuement sur cette question-là. Et quand mon Président dit qu’il n’a pas d’arguments, je lui réponds que les arguments existent, et que s’il convoque les économistes, il aura des arguments scientifiques.
Quels sont ces arguments-là ?
La question que nous on pose d’abord, c’est de savoir quels sont les avantages et les inconvénients. Il y a un certain nombre d’avantages : il faut le reconnaître, le franc est stable, on n’a pas de crise de change, l’inflation est faible, c’est un fait. On est à 2% d’inflation, on a des pays qui sont à 18%, et qui subissent régulièrement des crises de change, et qui rendent le projet économique incertain. Ça, nous l’avons réglé. C’est aussi un facteur d’intégration sous- régionale. On a huit pays qui ont la même monnaie. Vous n’avez pas de problème de change lorsque vous exportez avec le Mali, le Burkina, et ça facilite les échanges, le commerce intrazone ainsi de suite…Mais on a aussi des inconvénients : une monnaie qui a un taux de change fixe, alignée à une monnaie forte, qui ne reflète pas les fondamentaux de nos économies. Si vous êtes un Sénégalais et que vous exportez aux Etats-Unis, si l’euro se renchérit par rapport au dollar, le CFA automatiquement se renchérit. Donc vos produits deviennent automatiquement plus cher, alors que ce n’est lié ni à la qualité, ni à votre compétitivité, ni à votre économie. Ça c’est un problème, et c’est valable pour le yen, pour le yuan, pour toutes les devises internationales, ou pour tous ces pays-là.
Deuxièmement, le deal, ça a été de dire que la France et l’euro garantissent la convertibilité internationale de la monnaie, et que, en contrepartie, une proportion importante de nos réserves en devises sont logées dans un compte, le compte d’opération, auprès du Trésor français, que la France gère. C’est un problème. D’abord, ces 20-30 dernières années, ce compte-là a toujours été excédentaire, donc ça veut dire que cet argent est immobilisé là-bas, c’est des sommes importantes, ça se chiffre en milliers de milliards de francs CFA, alors que nous avons besoin de ressources pour investir dans nos infrastructures, pour financer nos économies, mais ça veut aussi dire que nous ne sommes pas autonomes dans la gestion de la politique monétaire, nous passons notre temps à défendre la valeur externe du franc CFA. La politique monétaire que nous avons, elle n’est pas ambitieuse. Et ça, pour des économies qui veulent développer leur potentiel de croissance, c’est un vrai problème, et les économistes ont vu que le meilleur régime de change pour nous, c’est un régime flottant, encadré, adossé à un panier de monnaies, ce qu’on appelle un currency board, au pro-rata du volume d’échanges avec les pays ; un panier de monnaies dans lequel il y aurait de l’euro, au pro- rata du volume, du yuan, du yen, d’autres monnaies, et avec une marge de fluctuation qui fait que lorsque nous avons des chocs, nous pouvons ajuster, nous pouvons faire comme les Chinois, qui dévaluent le yuan, nous pouvons relancer nos économies, et ça, c’est fondamental pour nos économies. Il y a un travail sérieux, que les économistes ont mis en place, pour montrer que le meilleur régime de change, c’est celui-là, et surtout que nous avons les moyens nous-mêmes de garantir notre monnaie, avoir nos réserves en devises mutualisées, sans être sous la tutelle de la France, et sans entraver notre potentiel de politique économique. Et je passe sur les arguments symboliques, institutionnels, que nous connaissons tous, mais ne serait-ce que dans l’espace de l’économie, il y a énormément d’arguments sérieux. Qu’on ne vienne pas nous dire que c’est un discours idéologique. Ce travail existe, s’ils se donnent la peine de dialoguer et d’aller voir.