Au Sénégal, le débat sur l’indépendance de la justice est loin d’être nouveau. En effet, cette question a été agitée, débattue, sans concession aucune. Au fond, dans sa lettre de démission au Conseil supérieur de la magistrature (CSM) datée du 1er février 2017 et rendue publique hier, le magistrat Ibrahima Hamidou Dème s’inscrit dans cette brèche déjà ouverte.
Encore des bisbilles. Complexes, tendus,…sont les rapports fréquents entre les deux pouvoirs : le judiciaire et l’exécutif. Au Sénégal, le plus souvent, le pouvoir exécutif est accusé d’intervenir ou d’entraver le bon fonctionnement du pouvoir judiciaire. A cet égard, il est légitime de s’interroger sur l’indépendance de ce dernier. Sans nul doute, la démission du magistrat Ibrahima Hamidou Dème au Conseil supérieur de la magistrature (CSM) est à inscrire dans cette veine. Car, dans sa lettre de démission adressée au Président Macky Sall et datée du 1er février 2017, le magistrat dénonce la pratique de la consultation à domicile. ‘’Monsieur le président de la République, par décret du 3 août 2016, vous aviez constaté mon élection en qualité de représentant du collège du deuxième grade au Conseil supérieur de la Magistrature. Depuis lors, le Conseil que vous présidez ne s’est pas réuni. Néanmoins, le ministre de la Justice, chargé de préparer les propositions de nomination, a fait recours cinq fois à la procédure dite de « la consultation à domicile » pour la désignation de magistrats, parfois à des postes très importants de l’appareil judiciaire.
Cette procédure, consistant en une saisine individuelle des membres du Conseil pour recueillir leur avis sur les propositions formulées, ne garantit ni la transparence, ni le respect du principe constitutionnel de l’inamovibilité du juge.’’ Et selon les explications du magistrat Aliou Niane, auditeur à la Cour des comptes, aucun texte ne régule cette pratique exceptionnelle devenue une règle alors qu’elle était une exception car il peut arriver que les gens soient confrontés à un problème de temps pour réunir tous les membres du Conseil. Dans l’urgence, une correspondance est envoyée à la personne devant être consultée pour qu’elle émette son avis. En retour, le ministre de la Justice, vice-président du CSM, fait une synthèse des avis. Si en réunion du Conseil, il est possible de procéder à un décompte des voix, cela n’est pas possible avec la ‘’consultation à domicile’’ car il n’y a aucun contrôle pour départager les différents avis. En d’autres termes, aucune possibilité n’est offerte aux autres membres du CSM pour recueillir leur avis. Ce que dénonce le démissionnaire qui étale dans sa lettre ses vérités, sa déception, sans concession aucune.
‘’Monsieur le président de la République, la Justice traverse aujourd’hui une crise profonde, étroitement liée au manque de transparence dans le choix des magistrats. Ainsi, constate-t-on un traitement de certaines affaires, qui renforce le sentiment d’une justice instrumentalisée et affaiblit considérablement l’autorité des magistrats’’, interpelle le magistrat. Bien évidemment, insiste-t-il, la vitrine de la Justice ne doit pas être une magistrature ‘’sous influence’’, mais plutôt une magistrature ‘’indépendante’’ et ‘’impartiale’’, démontrant ‘’constamment’’ dans ses décisions que la Justice est ‘’exclusivement’’ au service de la vérité. A travers ses propos, le substitut général à la Cour d’appel de Dakar conforte les partisans de l’idée selon laquelle la séparation des pouvoirs est loin d’être une réalité. De ce point de vue, elle reste un chantier à parfaire. Lourde sera cette tâche. Parce que notre système politique, au regard de la Constitution, met le président de la République au centre des trois pouvoirs : judiciaire, exécutif et législatif.
L’omniprésence de l’exécutif
Le chef de l’Etat, qui définit, sans partage, la politique de la nation, est en réalité l’alpha et l’oméga de tout. D’ailleurs, semble-t-il, c’est la raison pour laquelle les acteurs de la Justice se sentent étouffés, écrasés par l’omniprésence de l’exécutif dans leur périmètre ou cercle. Ce qui relève de l’ordre du paradoxe. Parce qu’on ne peut guère se vanter d’être un pays démocratique quand la Justice est aux ordres de l’exécutif. Le magistrat Dème de motiver à l’endroit du chef de l’Etat : ‘’Monsieur le président de la République, en décidant de vous expliquer les motivations de ma démission, j’ai voulu en appeler non seulement au président du Conseil supérieur de la Magistrature, mais surtout au chef de l’Etat qui, au regard des dispositions de l'article 42 de la Constitution, est le garant du fonctionnement régulier des institutions. Dans le même ordre d’idées, la Justice étant rendue au nom du peuple, celui-ci doit également être informé du discrédit d’une institution constitutionnelle si essentielle pour la survie de notre démocratie.’’
Mamadou Badio Camara : ‘’L’indépendance de la justice ne peut être assimilée à une autorisation’’
Lors de la rentrée des cours et tribunaux tenue le 26 janvier dernier, les magistrats ont largement insisté sur le principe de l’indépendance de la justice. Aux yeux du premier président de la Cour suprême, elle ne peut faire l’économie sur sa légitimité par rapport à la conscience publique qu’est celle des autres institutions de la République et des citoyens. ‘’L’indépendance de la justice qui nous est si chère ne peut être assimilée à une autorisation de faire ce que l’on veut. Elle est définie dans la Constitution qui dit que les juges ne sont soumis qu’à l’autorité de la loi’’, a mentionné Mamadou Badio Camara. Selon lui, le fait d’adopter des comportements contraires à la loi pourrait nuire à la crédibilité de la Justice, à sa capacité de faire face à ses missions en toute indépendance. ‘’Nous sommes au rejet de l’affirmation selon laquelle les magistrats sont les enfants gâtés de la République (…)’’, s’est-il expliqué. Rappelant que l’Etat de droit a pour fondement le respect de la séparation des pouvoirs. Le Procureur général près la Cour suprême, Cheikh Tidiane Coulibaly, d’affirmer : ‘’Pour que la Justice reste et demeure une justice en majesté, nous devons être en capacité de défier l’évolution de notre environnement politique, social et répondre aux enjeux contemporains auxquels notre institution doit faire face et éviter ainsi de fossiliser notre temple.’’
‘’Dépendance financière de la magistrature…’’
Il faut relever que les relations tendues entre le pouvoir et les acteurs de la Justice ont décuplé depuis l’arrivée du Président Macky Sall à la magistrature suprême. Le régime n’est pas en bon termes avec l’Union des magistrats du Sénégal (Ums). Les membres de cette structure ne veulent pas cautionner certains agissements dont la réforme relative à la modification de la loi portant statut des magistrats. Il s’agit du prolongement de l’âge de la retraite, pour six années supplémentaires pour le premier président de la Cour suprême, le juge Mamadou Badio Camara. Ce point de désaccord a été vivement dénoncé par l’Ums. Malgré les sorties incessantes des magistrats, la loi a été votée à l’Assemblée nationale.
Dans son ouvrage juridique de 121 pages intitulé ‘’Comment renforcer l’indépendance de la magistrature ?’’ le juge au Tribunal d’instance hors classe de Dakar, Babacar Ngom, y déplore vigoureusement le fonctionnement du pouvoir judiciaire. Selon lui, ledit pouvoir ‘’dépend totalement du pouvoir exécutif, ordonnateur de ses dépenses et du pouvoir législatif qui les autorise’’. L’auteur d’insister : ‘’Cette dépendance financière de la magistrature place la justice dans une situation de précarité (…). L’indépendance de la justice doit être garantie par un système de gestion financière qui donne aux Cours et Tribunaux une meilleure autonomie, avec des pouvoirs d’ordonnateur et la mise en place de véritables services de gestion compétents’’, a-t-il poursuivi. Pour l’avocat, Me Abdoulaye Babou, ‘’la Justice ne sera jamais indépendante tant qu’on ne supprimera pas le cordon ombilical entre le Conseil supérieur de la magistrature et le pouvoir exécutif.’’ D’ailleurs, l’UMS en a fait son cheval de bataille depuis un certain moment.