La rencontre initiée par le chef de l’Etat, Macky Sall et le Front pour la défense de la République/ Manko Wattu Sénégal présente des enjeux déterminants dans un contexte marqué par la refonte partielle du fichier électoral. C’est l’avis du Docteur en Science politique, Maurice Soudieck Dione. L’enseignant-chercheur à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis estime que, compte tenu des sujets d’intérêt général qui vont être discutés, l’opposition a tout intérêt à se réunir pour construire des complicités objectives et des compromis dynamiques. Maurice Soudieck Dione pense tout de même que le régime de Macky Sall risque de tout perdre, si toutefois la rencontre avec l’opposition a pour objet de déstabiliser ses adversaires politiques, même si les résultats peuvent être probants dans l’immédiat. Entretien.
Le chef de l’Etat, Macky Sall rencontre, ce jeudi 1er décembre, une partie de l’opposition regroupée autour de la plateforme Manko Wattu Sénégal pour discuter, entre autres, du fichier électoral. A votre avis, quels sont les enjeux d’une telle rencontre ?
Les enjeux sont déterminants, car le contexte est marqué par la refonte, en réalité totale, du fichier électoral, puisque toutes les cartes nationales d’identité numérisées expirent en décembre 2016, et seront remplacées par des cartes nationales d’identité biométriques CEDEAO ; au moment de l’établissement desquelles, il est demandé à la personne si elle désire s’inscrire sur le fichier électoral. Ce qui semble contraire aux dispositions pertinentes de la Constitution et du Code électoral. Car la Constitution dispose en son article 3 alinéa 4 : «Tous les nationaux sénégalais des deux sexes, âgés de 18 ans accomplis, jouissant de leurs droits civils et politiques, sont électeurs dans les conditions déterminées par la loi». L’article 27 du Code électoral précise : «Sont électeurs les Sénégalais des deux sexes, âgés de dix huit ans accomplis, jouissant de leurs droits civils et politiques et n’étant dans aucun cas d’incapacité prévu par la loi». Dès lors que ces conditions légales sont remplies, on acquiert automatiquement la qualité d’électeur, on n’a pas besoin de demander à la personne si elle désire s’inscrire ou non! Cette mesure surréaliste est censée lutter contre l’abstention, alors que le vote n’est pas obligatoire! Qu’est-ce qui explique cette volonté de procéder à une refonte totale du fichier à quelques mois des élections législatives, avec en prime les lenteurs dans la délivrance des cartes nationales d’identité biométriques CEDEAO? Pourquoi créer autant d’incertitudes dans le jeu surtout lorsque c’est décidé unilatéralement? C’est entre autres des questions de fond que l’opposition est en droit de poser, par rapport au processus électoral, et qui font que cette rencontre pour discuter avec le Président semble importante.
Quelle attitude doit adopter l’opposition pour éviter d’être affaiblie dans son élan unitaire autour de la plateforme Manko Wattu Sénégal, comme ce fut le cas tout juste après le référendum, lorsque le dialogue national a débouché sur la grâce présidentielle du candidat du Pds, en l’occurrence, Karim Wade ?
La question de la libération de Karim Wade a été une question sensible, éminemment politique. En tant que candidat déclaré du Parti démocratique sénégalais, son élargissement introduisait une nouvelle donne quant au positionnement des uns et des autres par rapport à la présidentielle de 2019. Voilà pourquoi certains leaders comme Idrissa Seck ont voulu tout de suite briser ce qui apparaissait comme une bipolarisation Karim-Macky, en parlant de deal, pour entrer dans le jeu ; ce qui naturellement remettait en cause le ciment et le ferment unificateurs de la coalition oppositionnelle mise en place. Cette démarche contre-productive fragilisait l’opposition pour renforcer le pouvoir en place, d’autant plus que la présidentielle de 2019 est précédée par les législatives de 2017. Une autre dissonance importante a été la stratégie politique à envisager par rapport au référendum. Avec la rétraction du Président Sall sur la réduction de son mandat de 7 à 5 ans, le Front du Non entendait exercer une pression constante sur le pouvoir, ce qui aurait pu entraîner une crise politique si le Non avait triomphé, car on pourrait être dans une situation où la légitimité - non pas la légalité - du Président élu serait discutée à partir de 2017, ce qui aurait été une situation grosse de risques pour le pays. Les Sénégalais ont voté Oui, sans doute pour éviter une crise politique inutile, tout comme ils ont voté massivement à la présidentielle de 2012, pour régler les contradictions par l’expression des suffrages, sans déstabiliser le pays. Après le référendum, une certaine frange de l’opposition a voulu maintenir une contrainte sur le pouvoir, par la politique de la chaise vide, même si le rapport de forces ne lui était plus favorable, après le verdict des urnes. C’est ainsi que certains partis comme Rewmi d’Idrissa Seck ou le Grand parti de Malick Gackou n’ont pas participé à ce qu’ils considéraient comme un simulacre de dialogue dit national. Alors que pour d’autres membres de la coalition de l’opposition, notamment le PDS, il fallait saisir la perche tendue par le pouvoir pour renouer les fils de la négociation. Il faut préciser en ce sens que cela a toujours été une démarche constante du PDS de discuter, même lorsque les tensions politiques avaient atteint un point culminant, comme lors de la crise de 1988, lors du conflit sénégalo-mauritanien en 1989, pendant la crise liée aux élections de 1993 etc. Aujourd’hui les questions qui sont agitées sont transversales, car il s’agit de fiabiliser le processus électoral et d’obtenir l’adhésion de tous autour de sa transparence. Donc c’est des sujets relatifs à des considérations moins liées aux intérêts et ambitions individuels et catégoriels des partis, et par rapport auxquelles il me semble qu’il est plus aisé de construire des complicités objectives et des compromis dynamiques, sur la base desquels toute l’opposition peut se réunir.
La rencontre entre le chef de l’Etat, Macky Sall et Manko Wattu Sénégal se passe dans un contexte de rupture de confiance entre le pouvoir et l’opposition, sur le processus électoral. L’opposition qui accepte de rencontrer le président de la République, suite à la réponse de la lettre qu’elle avait adressée à Macky Sall. Dans un tel contexte, qui des deux protagonistes politiques en sort gagnant ?
En vérité, le Président, sa majorité et l’opposition ont tous intérêt à trouver un consensus pour crédibiliser le processus électoral, et évacuer toute forme de suspicion. Car s’entendre sur les règles du jeu est impératif si on veut que les résultats de la compétition soient acceptés par tous, afin d’épargner au Sénégal des conflits stériles, et que par le travail, l’essentiel des énergies du pays soient mobilisées pour trouver des solutions idoines, efficaces et efficientes aux nombreux problèmes des Sénégalais. La politique est un moyen ; elle vise donc des finalités, et celles-ci ne peuvent être que plus élevées que l’instrument qu’elle se trouve être ! Il est vrai que la production monopolistique dévoyée des normes de la concurrence a été une rente cruciale pour les différents régimes socialistes, sous le règne des présidents Senghor et Diouf, où des lois électorales inéquitables étaient présentées comme expression de la volonté du peuple, alors qu’elles étaient l’émanation de la volonté du Président et de son parti. Ces lois neutralisaient le juge électoral, contraint de cautionner la mascarade, n’étant en principe soumis qu’à l’autorité de la loi ! La dynamique de rupture avec de telles pratiques génératrices de conflits et de violences politiques débute avec le code électoral consensuel de 1992 suivi de tout un ensemble d’institutions de régulation médiatique et électorale du jeu, d’une amélioration qualitative des règles, de certaines pratiques comme la nomination d’une personnalité indépendante à la tête du ministère chargé d’organiser les élections - ce ministère peut exister à côté du ministère de l’Intérieur - ; le tout sous la pression des partis d’opposition, de la société civile et des citoyens, qui aboutissent aux alternances de 2000 et de 2012 ; cette dernière ayant mis un frein aux dérives oppressives et corruptives du régime du Président Wade, soupçonné en plus de porter un projet de dévolution monarchique du pouvoir. Dès lors, si le dialogue doit permettre au Président Sall de trouver des plages de convergence avec l’opposition sur les questions électorales névralgiques, tout le monde y gagne, mais si c’est pour des manœuvres politiques visant à déstabiliser l’opposition, même si les résultats peuvent être probants dans l’immédiat, cela dessert le régime en place dans le temps, car de tels comportements ne sont plus en phase avec l’évolution démocratique du pays, et ne manquent guère le moment venu, d’être lourdement sanctionnés par les citoyens-électeurs.
A l’issue de la rencontre, quelles doivent être les perspectives pour les législatives de 2017 ?
Si ces rencontres se révèlent fructueuses, elles devraient mener au dépassement des pommes de discorde, parce que le Président doit jouer un rôle d’arbitre, pour rapprocher les différentes positions, préoccupations et prétentions, afin de dissiper toute nébulosité autour du processus électoral. Pour cela, il faut une mise en confiance de tous les acteurs, pour qu’au lendemain des élections législatives de 2017 et de la présidentielle de 2019, les vaincus puissent congratuler les vainqueurs et que tout le monde puisse vaquer librement à ses occupations. Autrement ce serait ramener le Sénégal en arrière, car on ne peut pas toujours buter sur les mêmes questions relatives à l’exercice des libertés et à la sincérité de la compétition électorale ! Dans les démocraties dignes de ce nom, de telles questions sont définitivement résolues, et même banalisées !