Lycée Abdoulaye Sadji tel que l’indique l’arcade en fer au fronton de l’entrée principale, le bâtiment colossal sis au quartier Keury Kao, est historiquement très chargé. Lycée de Rufisque au milieu des années 60, un peu plus tôt collège mixte d’enseignement moyen et, à son érection Ecole normale des jeunes filles, il a vu passer plusieurs générations qui en ont gardé des souvenirs indélébiles dont la seule évocation fait resurgir des passions ardentes sur ce mythique établissement alliant à l’époque confort, bien-être et excellence. La mue dans le temps a emporté gloire et éclat malheureusement. Aujourd’hui, l’effectif moyen par classe est de 52 élèves, s’agglutinant dans des conditions que les anciens pensionnaires qualifieraient de désastreuses comparées aux leurs, propices à des enseignements de qualité. Tout n’est cependant pas perdu. Anciens élèves regroupés autour du collectif «Sos Sadji», administration de l’école et autorités locales jouent le combat de la réhabilitation de l’établissement. Redonner un visage luisant au lycée et ramener l’excellence pour que le lycée redevienne ce qu’il était dans le temps : l’un des meilleurs du pays.
Le bâtiment qui abrite le lycée Abdoulaye Sadji, édifié en 1938, ne garde de son faste d’antan que la structure. Façades décrépies et toitures éprouvées par le temps : ainsi se présente-t-il aujourd’hui au visiteur et à ses jeunes élèves. La bâtisse se dresse au cœur du Vieux Rufisque à quelques encablures de l’église Sainte Agnès, un autre signe de ce fastueux passé dont a joui la vieille cité. Erigée en commune de plein exercice à partir de 1880, ce qui conférait de facto le statut de citoyens français à ses habitants, Rufisque a très tôt bénéficié d’infrastructures de base à côté des usines et du port qui en faisaient un poumon économique du Sénégal colonial. Ce centre des affaires appelé Vieux Rufisque obéit à un lotissement harmonieux. Trois longues routes (Adama Lô, Ousmane Socé Diop et Paul Sicamois), parallèles à la route nationale, se croisent avec une vingtaine d’autres toutes aussi parallèles ; ce qui en fait une zone parfaitement quadrillée dans une singulière architecture. Selon qu’on prenne l’une des quatre routes cloisonnant le vaste bâtiment fermé qu’est le lycée, on tombe dans notre cadence sur du beige, du blanc, tantôt aussi du vert ciment. Le tout fortement décati sur les façades du bâtiment s’ouvrant sur un portail à deux battants peints dans un gris laissant apercevoir par endroits le fer lourd avec lequel il a été conçu. Les initiales «Lr» et «En» sur le portail indiquent les fonctionnalités diverses dans lesquelles a mué l’ancien bâtiment. Perçue de loin, la toiture est révélatrice du degré d’entretien, inexistant. Au rouge clair originel des tuiles s’est en fait greffé, sous l’effet d’une crasse endémique, un noir conquérant qui désormais fait loi sur plus des 2/3 du toit.
Le passé glorieux
Le lycée Abdoulaye Sadji, baptisé ainsi depuis 1972 du nom de l’écrivain rufisquois, auteurs de plusieurs œuvres dont Maïmouna et Nini, la mulâtresse du Sénégal, reste un patrimoine vibrant de ce passé historiquement chargé et soulève encore des passions inextinguibles. D’après les archives nationales, l’ouverture de l’école normale des jeunes filles visait «la sélection d’une élite susceptible de relayer des institutrices européennes peu nombreuses et de fonder, avec son équivalent masculin, un ménage dévoué à la cause française». Moussa Samb, président de la Commission éducation du Conseil départemental de Rufisque, a côtoyé ces jeunes filles d’alors. «A l’époque, nous étions accueillis par les jeunes filles de l’Ecole normale. Elles étaient toutes de les nationalités africaines francophones : dahoméenne, ivoirienne, guinéenne, togolaise etc.», fait savoir M. Samb qui fait partie de la première promotion du collège admise en 1957. Sur la bande souvenirs de ses quatre années scolaires déroulée qui l’ont vu passer de la 6ème à la 3ème, «le confort et la beauté de ce berceau du savoir». Nostalgique de ces moments inoubliables, Moussa Samb d’énumérer quelques-uns de ses camarades de promotion : Jean Charles Ly, Touré Chérif Bachir, Thomas Abdoulaye, Catherine Faye, Dièye Mbacké, Oumou Guèye, Aminata Cissé qui, dit-il, ont tous joué des rôles éminents dans l’Administration sénégalaise post indépendance. «Nous ne l’avons pas trouvé neuf, mais le bâtiment était très bien entretenu, il était repeint à chaque rentrée scolaire. Un très beau lycée à cette époque», rapporte pour sa part Abdou Salam Guèye. D’Ecole normale des jeunes filles, l’établissement scolaire est devenu en 1957 collège normal mixte, puis lycée de Rufisque en 1965, explique Abdou Salam Guèye, ancien pensionnaire de l’établissement entre 1965 et 1972 et membre du collectif «Sos Sadji», créé en 2016 pour sauver le prestigieux établissement. Mame Astou Guèye, ministre chargée de la Décentralisation et Coumba Gaye, ministre chargée des Droits de l’Homme (toutes deux sous Abdoulaye Wade), Mamadou Diouf, enseignant d’histoire à l’Université de Columbia, El Hadj Mbengue, fonctionnaire à la Banque africaine de développement à la retraite, Babacar Diagne, l’ancien directeur de la Radiotélévision sénégalaise et actuel ambassadeur du Sénégal aux Etats-Unis, sont tous passés par le lycée de Rufisque. Et ils ne sont pas les seuls, des médecins, des ingénieurs et des experts dans divers domaines ont fait leurs études secondaires dans cet établissement. Abdou Salam Guèye de se rappeler d’une cour verdoyante dans laquelle ils se pavanaient fièrement. «Nous étions la première promotion de Terminale L. Tenant fièrement sous le bras notre dictionnaire Latin-Français Gaffiot, nous déambulions dans la cour pour montrer aux filles et aux jeunots des classes inférieures que nous n’avions aucun complexe envers les matheux de la Terminale C. Mais ce qui me plaît le plus encore dans cette école, c’est le petit arc de triomphe de verdure qui trône dans la cour et la citation de Platon à l’entrée de la Salle des Profs - à réhabiliter d’urgence - et qui dit : ’’Lorsque les pères s’habituent à laisser faire les enfants, lorsque les fils ne tiennent plus compte de leurs paroles, lorsque les maîtres tremblent devant leurs élèves et préfèrent les flatter, lorsque finalement les jeunes gens méprisent les lois, parce qu’ils ne reconnaissent plus au-dessus d’eux l’autorité de rien ni de personne, alors c’est là, en toute beauté et en toute jeunesse, le début de la tyrannie’’», relève pour sa part, El Hadj Mbengue, premier agrégé en anglais du Sénégal, en 1975. Pensionnaire du lycée entre 1961 et 1968, M. Mbengue a cependant passé son baccalauréat à Bordeaux. «En raison de la grève de mai 1968, le Président Senghor, en généreux intellectuel soucieux de former une élite pour son pays, nous envoya des motards pour rassembler au palais de la République les 9 meilleurs des lycées du Sénégal et les acheminer en France pour passer le bac et préparer les concours d’entrée aux grandes écoles normales françaises», se rappelle le retraité depuis 2009, spécialiste en chef de la traduction et de l’Unité des services linguistiques institutionnels de la Banque africaine de développement. Le lycée était un milieu épanoui où l’excellence était de mise. «Chaque année, on avait en moyenne 20 admis au bac pour une classe de 25 élèves et aussi des lauréats au concours général qui est le baromètre de l’excellence», note à ce sujet Salam Guèye, aujourd’hui membre du Conseil économique, social et environnemental. M. Guèye a rappelé aussi avoir, lors de ses deux premières années à l’établissement, côtoyé la dernière génération de filles de l’Ecole normale parmi lesquelles «Aminata Tall, actuelle présidente du Conseil économique, social et environnemental et Marième Badiane, responsable des femmes de l’Apr».
Les séquelles du temps
Cet attrayant lycée, relaté par ces anciens élèves, contraste avec la réalité d’aujourd’hui. Vieux de 78 ans, le bâtiment n’a connu aucune modification et pis encore, le manque d’entretien criard l’a fortement détérioré portant ainsi un sacré coup à la qualité des enseignements-apprentissages. «Nous sommes 70 élèves dans une classe et nous nous asseyons à 3 par table-blanc», explique Abdoulaye Ndiaye, élève en classe de Seconde. Une autre élève en Seconde S est dans une classe de 51 élèves. Assis à côté de l’Arc de Triomphe, remarquable chez les anciens et qui aujourd’hui n’est qu’un vulgaire élément soutenu par quatre poteaux de ciment, dont 2 de chaque côté surplombé d’un feuillage en panne d’entretien, le jeune potache aimerait voir l’établissement redevenir ce qu’il était. «Une histoire diamétralement opposée avec ce que nous vivons», dit-il avec forte conviction que «l’excellence ne peut être rallumée dans de pareille conditions». «Tout est à l’abîme ici et plus grave, le toit est une menace sérieuse pour nous parce qu’il peut s’affaisser à tout moment», soutient-il, montrant du doigt les murs fissurés et crasseux, des fenêtres scellées à cause de leur vétusté. «Le bâtiment tient bien malgré l’âge. Les murs sont épais et résistent toujours malgré tout ce qui se dit à propos de la dégradation du bâtiment», note pour sa part Alarba Jean Collins Guèye, un élève de la TL2A qui fait un effectif de 54 élèves. Le jeune Guèye était avec des camarades de classe lors de notre échange. Interrogés à propos de l’Arc de Triomphe dans la cour du lycée, ces bacheliers en puissance d’avouer n’en avoir jamais reçu le moindre écho. «C’est vous qui nous l’apprenez. On n’a jamais entendu parler d’un arc du triomphe dans ce lycée», s’est exclamé l’un d’eux. Pour Djiby Guissé, un ancien de l’établissement, l’arc avait une réputation de porteur de poisse. «Un élève qui passait sous l’arc allait échouer au Baccalauréat», a-t-il lancé comme «croyance d’élèves» n’ayant cependant pas prospérée longtemps. L’arc est vite retombé dans une pitoyable indifférence chez les potaches. 1 750 élèves à peu près, d’après Mme Ndiaye, censeur du lycée, est l’effectif pour cette année. «Il faudra attendre la fin des inscriptions pour avoir le nombre exact», a-t-elle fait savoir. Mis à partir la salle informatique équipée avec une connexion internet, les anciens de l’établissement n’ont vraiment rien à envier à ceux d’aujourd’hui. L’inventaire des classes physiques donne 31 pour 34 pédagogiques, réparties de la Seconde à la Terminale. «Il y a trois classes tournantes. Les salles 8 et 9 faisant office initialement de laboratoires sont aujourd’hui transformées en salles de classe ; ce qui nous prive de laboratoires fonctionnelles maintenant», a avisé le censeur. Les salles sont numérotées de 8 à 38, fait savoir pour sa part le préposé à la surveillance des lieux. «La salle 19, c’est la bibliothèque et la salle 25 est une petite salle qui n’est pas fonctionnelle», continue le gardien dans sa description. Depuis quelques années, 4 salles de classe sont aménagées dans les locaux de la Ptt, sise à côté de la Place Gabard pour mieux contenir l’effectif du lycée qui croît considérablement en dépit d’un second lycée (le Lycée moderne au début des années 2000) pour la ville de Rufisque. «A notre époque, le lycée recevait tous les élèves du département de Rufisque et mêmes d’autres venant de contrées comme Diamaguène, Mbao, Thiaroye», a estimé Mamadou Faye, ayant passé le Baccalauréat en 1985. «Ce malgré quoi les effectifs ne dépassaient pas la quarantaine d’élèves», a-t-il assuré.
Rallumer le prestige
«Il y a toujours de bons élèves au lycée», a laissé entendre un potache du groupe d’élèves de la TL2A. Illustrant son propos, l’élève de citer «un élève de Seconde qui a eu une moyenne de 18 en histoire et géographie l’année dernière. Il pouvait être présenté au Concours général», regrette-t-il. «On aimerait vraiment avoir des lauréats», termine-t-il par dire. Conscient de l’importance de cet édifice en tant que symbole de toute une époque et du patrimoine national, le Conseil départemental, institution compétente pour la gestion et la construction des lycées et collèges, ne compte pas laisser le lycée sombrer dans cette situation catastrophique. «L’entreprise Getran, dont le Pdg Mar Thiam est un ancien du lycée, a signé dans le cadre de la responsabilité sociétale d’entreprise une convention avec le Conseil départemental. Des études sont entamées et les travaux vont être exécutés bientôt», dit Souleymane Ndoye, président de cette institution, sans pour autant donner le coût que requiert l’exercice. «Le Conseil départemental a inscrit le lycée dans ses priorités budgétaires et partenariales», ajoute-t-il, rappelant aussi à ce sujet «une rencontre avec une délégation du Conseil régional de l’Ile de France en octobre avec à la clé un plaidoyer pertinent pour sortir le lycée Abdoulaye Sadji de la situation actuelle». Le défunt Conseil régional de Dakar, alors en charge du lycée, avait initié cette coopération avec celui de l’Ile de France et des apports financiers du partenaire français avaient permis de repeindre le lycée. Les anciens élèves sont aussi du combat pour faire retrouver au lycée son prestige perdu. Regroupés autour du collectif «Sos Sadji» créé cette année, ils comptent s’investir à fond dans cette mission et ont même fait un don de livres pour la bibliothèque. «Grâce à l’initiative -Un ancien un livre- nous sommes parvenus à collecter plus de 600 livres en un seul mois», fait savoir à ce propos Djiby Guissé, coordonnateur du collectif, assurant que d’autres actions vont suivre dans leur ambition de «faire revenir l’excellence». «Nous avons en ligne de mire d’autres activités, à savoir continuer à faire des animations, des conférences, des exposés, mais également un programme de tutorat par lequel chaque ancien va prendre en charge un élève», a-t-il expliqué, soulignant aussi que la collecte de livres est toujours en cours. Un forum est calé pour décembre à l’agenda du collectif «Sos Sadji» qui veut voir à nouveau le nom de son établissement figurer sur la liste des lauréats au Concours général. Ndiogou Michel Fall, le proviseur nouvellement installé, a dit aussi être du combat pour le retour de l’excellence, lors de la réception des livres. Au nombre des anciens pensionnaires donateurs pour cette campagne Abdourakhmane Diouf, porte-parole de Rewmi, la journaliste Nafissatou Diouf, membre actif du collectif. «Notre objectif principal est la réhabilitation du lycée et comme nous ne disposons pas de moyens pour ce faire, nous portons juste le plaidoyer au niveau des autorités», ajoute-t-il. La ressource y est, d’après Abdou Salam Guèye, membre du collectif. «127 docteurs dans tous les ordres, 8 agrégés, à peu près 272 ingénieurs (d’exécution et de conception)», dresse-t-il de manière non exhaustive parmi les anciens pensionnaires devenus pour certains «des cadres dans l’Administration et dans la politique». «Ce ne sera pas du badigeonnage. Je vous assure que le lycée sera réhabilité de la meilleure des manières», a-t-il juré la main sur le cœur.