Ceux qui ont lu Les bouts de bois de Dieu connaissent la grève des cheminots qui a éclaté le 10 octobre 1947. Après 160 jours de résistance, de répression, de faim et de doutes, les grévistes parviennent à faire plier le colon. Cette grève a apporté des acquis importants aux travailleurs du Sénégal et de l’Afrique. Et c’est à juste titre qu’ils furent salués le jour de la reprise du travail à Thiès par une foule immense, composée en grande partie de femmes. Lesquelles ont été des éléments décisifs dans cette grève. 69 ans après, Le Quotidien revient sur ce grand moment de lutte syndicale avec des acteurs de la grève et des historiens. Bien que la situation du rail ne soit guère très reluisante ces dernières décennies, le temps n’a pas réussi à diluer la nostalgie de ce temps glorieux.
Le temps n’efface pas les souvenirs. Le 10 octobre 1947, les 20 mille cheminots de la ligne Dakar Bamako, brimés par leur employeur, allaient en grève. Après 160 jours de résistance malgré la répression, la faim, les dissensions et les doutes, ils parviennent à faire plier le colon. Ils obtiennent satisfaction. 69 ans après cette grève, la situation des rails n’est guère reluisante. Mais l’évènement reste toujours un moment historique qui fait sourire à nouveau les cheminots plongés dans le doute et l’incertitude. En tant qu’instrument d’exploitation drainant la production agricole et minière du pays, le rail, par la mise en place d’unités industrielles à Dakar, Thiès, Louga, Guinguinéo, Tambacounda, Bamako, Toukoto, Kaolack et Kayes, favorisa la création d’une classe ouvrière non seulement importante par le nombre, mais aussi et surtout par la pression économique qu’elle pouvait exercer sur le patronat. Sur le plan social, le chemin de fer favorisa donc la naissance d’une classe ouvrière qui prendra très tôt conscience de l’exploitation dont elle est victime. Elle s’organise progressivement dans ses structures syndicales et associations professionnelles à la faveur de l’arrivée du front populaire au pouvoir et à la suite des décisions de la conférence de Brazzaville. Laquelle, dans le cadre des mesures d’assouplissement du système colonial, avait préconisé l’exercice du droit syndical dans les territoires français d’Outre-mer.
La grève de 1947 était inévitable du fait que le personnel souffrirait des distorsions et des inégalités qui entachaient l’Administration de la Régie des chemins de fer. Démarrée le 10 octobre 1947, la grève portait fondamentalement sur six revendications : L’allocation d’un taux unique d’indemnité de zone et de charges de famille pour tous les agents appartenant au cadre unique et à toutes les échelles de solde, l’octroi d’une prime de gestion aux agents africains des 2,3,4 du cadre secondaire avec leur intégration dans le cadre unique, l’application du nouveau cadre unique à compter du 1er janvier 1947 à tous les agents : cadres et auxiliaires, le maintien des barres d’examen entre les échelles 2 et 3, entre les échelles 7 et 8 et entre les échelles 10 et 11 et enfin faire bénéficier à tous les agents 15 jours de congé de détente, en plus du congé triennal de trois mois et la reconnaissance du droit de logement pour tous les agents, à toutes les échelles de solde du cadre unique, avec la priorité au expatriées et aux dépaysés.
La mémoire de Mamadou Diakhaté, acteur de cette grève, a entassé le déroulement de cette grève. Rencontré dans son domicile à Thiès, l’un des rares cheminots encore en vie confie : «En ce temps-là, on réclamait l’augmentation de salaire et l’amélioration de nos conditions de vie et de travail. Mais le colon refusait de nous satisfaire. On a commencé par des petites grèves qui duraient au plus quelques jours. Mais cette fois-là, on était décidé à aller au bout. La grève dura donc 5 mois 10 jours.» Il faut souligner que si les cheminots ont pu tenir aussi longtemps, c’est en partie grâce aux femmes. Impliquées, elles les ont activement soutenus en se battant à leurs côtés. Alors que la grève entrait dans sa phase critique, ils trouvaient le réconfort et puisaient entre leurs bras le courage nécessaire pour continuer la lutte. «Lorsqu’un homme rentrait d’un meeting la tête basse, les poches vides, ce qu’il voyait d’abord c’était la cuisine éteinte, les mortiers culbutés, les bols et les calebasses empilés, vides. Alors, il allait dans les bras d’une épouse, que ce fut la première ou la troisième», lit-on à la page 64 du roman Les bouts de bois de Dieu de Ousmane Sembene, livre inspiré de cette grève. Mamadou Diakhaté confirme cette version romancée de Sembene. Malgré ses 96 ans, le vieux cheminot a les souvenirs intacts de cette grève. Même si quelques détails ont été usés par le temps. Yeux enfoncés dans l’orbite, front luisant, cheveux blanchis par le poids de l’âge, cet ancien délégué syndical, assis tranquillement dans son salon, dont les murs sont parés de photos de lui, de sa famille et des décorations qu’il a reçues, explique : «Des femmes allaient dans les buissons pour ramasser du bois et le vendre au marché pour nourrir leur famille. A un moment donné, elles vendaient même leurs bijoux et les pagnes de valeur qu’elles possèdent.» Si Mamadou Diakhaté parle encore de cette époque avec une certaine lumière dans le regard et une fierté apparente dans la voix, les jeunes de Thiès ne maîtrisent pas l’histoire de cet évènement qui a fortement marqué l’histoire de leur ville. A la cité Balla Bèye, quartier historique des cheminots, on ignore les dessous de la grève des cheminots de 1947. Sirotant tranquillement son thé, un jeune, assis à l’entrée de la direction de la société Transrail, avance : «Vous voulez avoir des renseignements sur la grève de 1947, allez lire le roman Les bouts de bois de Dieu de Ousmane Sembene, tout y est.» Mais la ville n’a pas archivé ce moment historique. Le Musée de Thiès, qui est censé conserver les vestiges de ces moments, est dans un piteux état. Les herbes sauvages agressent la cour, le toit du bâtiment qui abrite les informations et souvenirs menace de céder. A chaque hivernage, la salle des archives se transforme en un petit lac. «A mon arrivée ici, il y avait même des moutons qui dormaient dans la salle et les archives disposées pêle-mêle étaient en train d’être dégradées par l’eau de pluie qui stagnait dans la salle à chaque pluie», fait savoir Pierre André Coly, nouveau conservateur du musée.
«Le syndicalisme actuel doit relever le défi de la solidarité»
La grève de 1947 était un grand moment de lutte syndicale. Tout le monde s’accorde sur le fait que les syndicalistes de 1947 étaient caractérisés par un engagement fort, une solidarité agissante et un sens aigu du respect de la parole donnée. Mais peut-on en dire de même des mouvements syndicaux qui ont suivi ? A cette question, Ousseynou Seck, inspecteur des chemins de fer à la retraite, et tout premier secrétaire général du Syndicat des cadres du chemin de fer, répond : «En dehors des acquis sociaux de la grève de 1947, nous avons hérité de beaucoup de valeurs de la part de nos prédécesseurs. Mais malheureusement, nous n’avons pas su conserver l’esprit de 1947. C’est-à-dire la solidarité, l’engagement, la sincérité et l’harmonie entre l’acte et la parole dont ont fait preuve les cheminots durant cette lutte. Voilà pourquoi notre combat contre la privatisation s’est estompé dès les années 1996, suite à beaucoup de rivalités syndicales et à la dispersion entre cadres et non cadres.» Ousseynou Seck poursuit : «Là où on voulait prôner un syndicalisme d’expertise, nous sommes tombés dans un syndicalisme vernaculaire avec des gens qui n’ont pas été capables de rédiger des plateformes et de les défendre jusqu’au bout.» Le Professeur Bouba Diop, premier secrétaire général du Syndicat autonome de l’enseignement supérieur (Saes), suggère une réadaptation des syndicats aux urgences de l’heure : «Pour plus d’efficacité, le syndicalisme doit se réinterroger sur ses rapports avec les populations. Il faudra aussi réfléchir sur la question de la solidarité entre syndicat, car il faut à tout prix éviter la division. Le défi de l’unité du mouvement syndical est un combat permanent.»
Dans son roman, Ousmane Sembene avait espéré que cette lutte allait changer le visage de l’Afrique. «Les hommes et les femmes qui, du 10 octobre 1947 au 19 mars 1948, engagèrent cette lutte pour une vie meilleure ne doivent rien à personne ni à aucune mission civilisatrice ni à un notable encore moins à un parlementaire. Leur exemple ne fut pas vain : depuis, l’Afrique progresse.» Et la situation du rail n’est pas reluisante malgré la privatisation. A cause de nombreux problèmes, le contrat de concession ferroviaire entre l’Etat et Transrail a été résilié en décembre dernier avec la mise en place de la société Dakar-Bamako ferroviaire gérée par le Sénégal et le Mali. Une nouvelle équipe chargée de gérer la phase transitoire a été ainsi installée récemment à Bamako.