Les artistes sénégalais se plaignent depuis quelques années de la rareté des producteurs. Tous les genres musicaux presque en souffrent. Ce qui a conduit à la disparition sur le marché de bien d’artistes talentueux mais à qui les moyens manquent. Une presque absence des investisseurs qui s’expliquent par divers phénomènes. Décryptage !
Ceux qui sont nés à l’aube des années 2000 ne connaissent pas Talla Diagne ou encore Oumar Gadiaga. Les studios 2000, n’en parlons pas. Pourtant, dans les années 1990, il était difficile d’écouter la radio sans entendre un de ces noms. Ils étaient associés à presque toutes les productions musicales de cette période.
La belle époque, penseront sûrement certains. Car aujourd’hui, la production n’est plus ce qu’elle était. ‘’Le problème général qu’on a, c’est la production. Il n’y a plus de producteurs. Avant, il y avait Talla Diagne, Omar Gadiaga etc. qui payaient les musiciens pour qu’ils leur fassent des produits. Aujourd’hui, la production musicale pose problème’’, disait Mapenda Seck dans une interview avec EnQuête. Il n’est pas le seul à penser cela. Beaucoup de ses pairs l’ont assez dit et la situation le démontre à souhait. Il n’y a presque plus beaucoup de sorties d’albums mais plutôt que des singles. Encore que si les artistes évoluant dans le mbalax arrivent à sortir régulièrement une chanson de temps à autre, ceux d’autres genres musicaux comme le cabo ou le reggae peinent à le faire. Une rareté qui n’est pas sans conséquences pour tous. Bien des chanteurs célèbres aux carrières prometteuses ont disparu du marché du disque. Certains d’entre eux à l’image de Fallou Dieng, Assane Mboup, Paulette Diémé, Yves Niang ont tenté de revenir avec des albums sortis avec beaucoup de difficultés, mais ils n’ont pu leur assurer une bonne promotion.
Absence de labels de production
Alioune Kassé quant à lui annonce son retour depuis 2014 avec la sortie d’un opus qui, jusque-là n’a pas vu le jour. Il en est de même pour Abou Thiouballo. Amy Mbengue, Fatou Laobé, Abdou Rass ont complètement disparu de la scène quant à eux. A part Prince Art, il n’y a presque pas de labels de production. ‘’Vous savez, si vous n’avez pas la chance d’avoir un fan prêt à investir pour la sortie de votre production ou un parent, vous ne pouvez espérer sortir un album. Les artistes ne sont pas riches. L’autoproduction n’est pas donnée à tous’’, dixit un artiste ayant requis l’anonymat. Mais selon le producteur Bouba Ndour, ‘’beaucoup d’artistes s’autoproduisent. C’est en rapport avec ce qui se passe dans le marché de la musique. Le côté business est quasi inexistant. Les producteurs se raréfient mais ceux qui croient en la musique sont toujours là’’.
Pourquoi il n’y a presque plus de producteurs professionnels au Sénégal ? ‘’Parce que la production requiert beaucoup de moyens et ceux qui y mettent leurs sous n’y gagnent rien en retour à cause de la piraterie. Les pirates gagnent plus que le producteur’’, croit savoir le chanteur et interprète Mapenda Seck. Ce que confirme Bouba Ndour : ‘’Avant, ceux qui vendent les Cd pirates avaient toujours des Cds originaux à côté. Aujourd’hui, ils n’en ont plus. On ne trouve que les produits piratés’’, déclare-t-il. Ainsi, ils tuent le business de la production musicale. Seulement, le Sénégal n’est pas le seul pays au monde à souffrir de cet état de fait. Ailleurs, les artistes font face à la piraterie et s’en sortent tout de même. Par conséquent, là n’est pas l’unique problème.
‘’Pour moi, ce n’est pas la production musicale qui ne marche plus, c’est le modèle économique qu’il faut changer. L’Afrique est généralement le continent qui suit en dernier les mutations. A l’étranger, les stars continuent à gagner de l’argent. Même si les CD ne se vendent plus, il y a d’autres sources de vente. Cela fait quelques années qu’on ne compte plus sur la vente de Cd’’, avoue la productrice et par ailleurs présidente du conseil d’administration de la Sénégalaise du droit d’auteur et du droit voisin (Sodav) Ngoné Ndour. Un avis qu’il partage avec son frangin : ‘’Il est difficile de rentabiliser un album au Sénégal. A l’exception d’un ou de deux artistes qui vendent bien. Il y a le fait que les gens ont accès à la musique grâce à internet et les télévisions. Cela tue le côté business. Il est presque impossible de s’en sortir. Les gens le font parce qu’ils y croient. J’ai fait des records de vente ici avec des artistes qui sont là actuellement, qui ont encore du succès mais qui n’arrivent plus à vendre autant. Il faut reconnaître que la vente de la musique est morte.’’
Comment lutter contre la piraterie ?
Même son de cloche chez le journaliste culturel à radio Sénégal international Alioune Diop. Il dit : ‘’la vente est aujourd’hui presque nulle. Il n’y a aucun gain. Cela est la conséquence d’un manque d’anticipation des acteurs de la musique en général. C’est vrai que la piraterie a fait perdre aux producteurs beaucoup d’argent. C’est une réalité. Mais il y a certains corps de métiers comme la distribution et même la production qui ne se sont pas préparés à l’ère du numérique. Elles ne se sont pas adaptées à la boutique digitale’’.
Il n’empêche qu’il existe d’autres créneaux pour permettre aux artistes de s’en sortir. Chez Prince Art, on compte, en sus de la distribution numérique, sur les spectacles vivants. ‘’La production sert maintenant à faire la promotion des spectacles vivants. Si on fait des albums qui marchent, les spectacles vont marcher. Si les albums ne marchent pas, les spectacles vont en souffrir’’, analyse Ngoné Ndour. Ici, on a compris que ‘’quand un modèle économique change, il faut suivre’’. C’est vrai que la piraterie nous fatigue mais il faut s’organiser. Il faut être en entreprise. C’est le moment de l’Afrique car toutes les grandes maisons de disque essaient d’ouvrir des succursales ici’’, analyse Ngoné Ndour. Par conséquent, on est loin d’assister à la disparition de la musique.
Même si aujourd’hui beaucoup se plaignent du manque de qualité notée dans les productions musicales, cela est en réalité dû, selon Bouba Ndour, à un manque de moyens. ‘’Quand on n’a pas les moyens de faire quelque chose, cela se répercute sur la qualité. On n’a pas les moyens de payer un bon studio, d’y passer le temps qu’il faut pour la réalisation de l’album’’, croit-il savoir. Alioune Diop est du même avis. Il explique : ‘’Il y a une baisse réelle de la qualité de la musique. Il faut un temps précis à passer en studio pour réaliser un album professionnel. On ne passe plus le temps qu’il faut et cela se ressent dans la qualité. Les gens ne paient plus pour l’arrangement, la réalisation, etc. Inévitablement cela se ressent dans la qualité. On fait maintenant les arrangements à la machine. C’est malheureusement la mode. On sort un single, une vidéo et on se prend pour une star. C’est dangereux et c’est scandaleux.’’
PRODUCTION – HIP-HOP
L’exception qui confirme la règle
Le rap est le genre musical au Sénégal qui enregistre actuellement le plus de production. Contrairement au mbalax par exemple, ici ce ne sont pas les old school qui battent les records de sortis d’opus. C’est plutôt la jeune génération qui cartonne en enchaînant des mixtapes, des singles, des maxis et des albums. Comment y arrivent-ils dans un contexte économique culturel assez compliqué ?
‘’La réalisation d’un album de mbalax est très compliquée parce qu’il faut réunir des musiciens, les amener dans un studio qui enregistre en live. Alors que l’enregistrement hip-hop n’est pas live. C’est un logiciel, une composition, en somme de la musique assistée par ordinateur. Quand on a besoin d’un son beaucoup plus naturel, on fait appel à un bassiste’’, précise le rappeur et patron du label Youkoung-koung, Malal Talla. Pour la réalisation d’un album de rap, il faut donc généralement un seul homme que Fou Malade appelle ‘’l’homme orchestre’’. Encore qu’il y a les technologies de l’information et de la communication qui leur offrent des possibilités qui ne leur coûtent presque rien.
‘’Il y a beaucoup de jeunes rappeurs qui téléchargent de la musique d’un Américain et y posent leurs voix. Ils ne font que des prises de voix. C’est pour cela que dans chaque coin de rue vous trouverez un groupe qui a son home studio. Ils enregistrent eux-mêmes leurs sons et font leurs propres productions’’, informe-t-il. Ce qui ne leur revient pas à grand-chose. ‘’Il reste après la duplication et l’impression de la pochette du CD. Chaque CD traité revient au rappeur à 700 ou 800 F au maximum’’, selon Malal Talla. Par ricochet, les coûts de production diffèrent. Un album de rap coûterait beaucoup moins.
Seulement ici comme ailleurs, la vente est presque nulle. Même la réalisation des albums peut ne pas coûter cher. Les rappeurs ont du mal à trouver des producteurs. ‘’Les artistes ne vendent plus. Au Sénégal, on est très en retard sur le système de vente en ligne. Alors qu’en France par exemple, on en trouve beaucoup’’, déclare-t-il. ‘’Tout rappeur qui dit qu’il y a un business dans la vente d’albums ne dit pas vrai. Le pouvoir d’achat est très faible. Nous sommes dans un pays où les gens n’ont plus la culture d’aller acheter un album. Il y a eu un temps pendant lequel quand un album de rap sortait, les gens faisant la queue devant la boutique de Talla Diagne ou d’Omar Gadiaga pour l’acheter. La dernière fois que cela s’est passé, c’était en 2003 lors de la sortie de l’album Deuguntan de Bat’Haillons Blin-D’’, indique Malal Talla.
Ainsi, les rappeurs ne comptent plus sur la vente mais plutôt sur la promotion de l’opus et les spectacles vivants comme le suggère aussi la productrice Ngoné Ndour. Et Malal va même au-delà. Pour lui, il faudrait que les rappeurs pensent à créer de la valeur ajoutée en s’investissant dans le street wear par exemple.
Si lui et ses pairs arrivent aujourd’hui, malgré les multiples écueils, à s’en sortir, c’est parce qu’ils sont plus In. ‘’Les rappeurs sont très en avance sur les mbalaxmen concernant les nouvelles technologies. Nous sommes plus modernes. Même en terme de réalisation de clips, nous sommes plus exigeants qu’eux’’, pense-il. C’est dire que les rappeurs sont beaucoup plus entreprenants. Tandis que les autres attendent tranquillement un producteur ou un parrain, eux se prennent en charge.
‘’Le mouvement hip-hop prône l’entrepreneuriat. C’est pour cela qu’on essaie plusieurs concepts. On parle de mixtape, de net tape, de maxis, de street tape, c’est-à-dire les albums qui ne sont pas déclarés au BSDA (ndlr ancien bureau sénégalais du droit d’auteur), de bootleg et d’albums alors que chez les mbalaxmen, vous n’entendrez que des albums’’, analyse Fou Malade.