Sociologue de formation, la Directrice du laboratoire Genre de l’Institut fondamental d’Afrique noire (Ifan), dans cet entretien, jette un regard pointu sur la loi n°2010-11 du 28 mai 2010 instituant la parité. Sans langue de bois aucune, Mme Fatou Sow Sarr renseigne qu’elle a des ‘’lacunes’’ qui plombent les modalités de sa mise en œuvre. Selon elle, au niveau mondial, le Sénégal est le sixième pays à œuvrer pour l’accès des femmes aux instances électives et semi-électives.
Quelle appréciation faites-vous de la parité au Sénégal?
Il faut d’abord saluer le formidable mouvement qui a été à la base de cette révolution silencieuse dans notre pays, pour une démocratie plus inclusive. Les femmes sont passées de 15,9% en 2009 à 47,2% dans les collectivités locales en 2014 et à l’Assemblée nationale de 22% à 42,7%. Tout ceci est le résultat d’un long processus. Individuellement ou collectivement, en privé ou en public, les femmes de plusieurs générations, issues de partis politiques, de syndicats ou d’organisations de la société civile, ont chacune pris part à la lutte pour le respect de leurs droits, chaque génération accrochant son maillon à la chaîne des résultats.
Etes-vous convaincue de son application?
Oui, au regard de la loi, la parité a été appliquée en amont, car aucune liste n’est recevable si elle n’est pas paritaire. Mais chaque fois qu’il n’y a eu qu’un candidat à élire, le poste est revenu aux hommes. D’ailleurs, c’est ce qui explique l’écart à l’Assemblée nationale. En ce qui concerne les membres du bureau dans les exécutifs, il s’agit d’un scrutin uninominal. Contrairement au scrutin de liste, la loi n’a pas précisé les modalités. Mais si les hommes ont été investis massivement, c’est souvent avec la complicité de femmes qui ont suivi les mots d’ordre de leurs partis.
Les gouvernants actuels sont-ils en phase avec la parité?
Eh bien ! Au regard de ce que je viens de décliner comme explication, la loi a été respectée. Par contre, l’esprit de la parité va au-delà de la loi. Maintenant, par rapport aux nominations en conseil des ministres, depuis 2012, on retrouve moins de 10% de femmes.
A-t-on réellement besoin de la parité si on est compétent ?
(Elle coupe) La question ne se pose pas en ces termes. Si la démocratie signifie la représentation du peuple pour le peuple et par le peuple, celui-ci a deux composantes équivalentes en dignité, c'est-à-dire hommes et femmes. Et notre ouvrage sur les profils des députés de cette législature a montré que les femmes ne sont pas moins compétentes que les hommes à l’Assemblée nationale. Cela dit, rien n’empêche de définir des critères pour être député. Certains pays africains prennent en considération le niveau de scolarisation.
Peut-on faire le lien entre la ‘’discrimination positive’’ et la parité ?
La parité en politique, comme la discrimination positive dans l’espace professionnel, concourt à l’équilibre entre les composantes sociales. Ainsi, pour entrer dans un parti politique, la seule exigence, c’est d’être un citoyen ou une citoyenne. A cet égard, tous les avantages conférés à un groupe doivent l’être pour l’autre. Par contre, dans les espaces où il y a une barrière d’entrée, comme la Fonction publique où la qualification est exigée, on ne peut pas parler de parité. Mais il est possible de faire état de la discrimination positive, c'est-à-dire à compétence égale nommer une femme. Ceci pour réduire l’écart avec les hommes car elles font moins de 30%.
Que dire des institutions sénégalaises qui ne respectent pas la loi sur la parité?
Toutes les institutions concernées ont respecté la parité. Mais cela n’a pas été le cas dans les bureaux de ces institutions. Et à ce niveau précis, la loi comporte des lacunes, car elle n’a pas défini les modalités de manière précise.
La société sénégalaise est-elle suffisamment préparée pour adopter la parité homme-femme ?
Est-ce qu’on s’est posé la question de savoir si les peuples colonisés étaient préparés pour l’indépendance ? Est-ce qu’on s’est posé la question de savoir si les esclaves étaient où sont suffisamment préparés pour leur liberté ? Ceux qui étaient en position de domination ont sorti de tels arguments, fallacieux du reste. Mais, pour les dominés, la question ne s’est jamais posée. Et pour les questions de liberté, de droit et de démocratie, il n’y a pas de préparation qui vaille, puisque nous sommes tous et toutes nés libres et égaux devant Dieu.
Des autorités religieuses de Touba avaient refusé de se conformer à la parité aux dernières législatives. Est-il facile d’appliquer cette loi en profondeur sur toute l’étendue du territoire national ?
La parité ne concerne que les instances électives et semi-électives. Elle a été appliquée sur toute l’étendue du territoire lors des élections législatives et locales. Sur les 2 700 listes, seule celle de Touba a manqué à l’appel. Les 99,97% avaient respecté la loi. C’était donc un succès. Vous savez, en sociologie, on parle de majorité tardive. Face à toute innovation, il y a des résistances. Ainsi, lorsque le Président Senghor a voulu introduire la cuisine au gaz, les Sénégalaises n’étaient pas convaincues car pour elles, le bon ceebu jën ne pouvait se faire qu’avec le feu de bois ou le charbon. Aujourd’hui, quelle Sénégalaise accepterait de retourner au bois de chauffe ? C’est la même chose pour la parité. Les résistances finiront par s’estomper. La loi a été appliquée aux législatives et aux locales et le sol ne s’est pas dérobé sous nos pieds. Et le dialogue doit se poursuivre.
Le Sénégal, comparé aux autres pays en Afrique de l’Ouest, comment se porte-t-il sur le plan de la parité?
Si nous parlons de l’accès aux instances électives et semi-électives, le Sénégal est le chef de file en Afrique de l’Ouest. Il est au sixième rang au niveau mondial.
A qui profite la loi sur la parité ?
A la société toute entière. Et c’est dans le futur qu’on en mesurera la portée. Un ami aveugle m’a dit un jour : ‘’Kuy fanaan ci lëndëm moola gëna xam luy lëndëm’’ (Celui qui dort dans l’obscurité sait mieux que quiconque ce qu’est l’obscurité). Donc, pour moi, il faut que chaque catégorie soit suffisamment représentée pour la prise en compte de ses préoccupations spécifiques.
Cette loi a-t-elle des retombées positives sur la société sénégalaise?
Absolument ! Elle a contribué à l’approfondissement de la démocratie. Dans la même lancée, le vote de la loi, permettant à la femme de donner sa nationalité à son enfant et à son mari, a permis à des enfants, dont les pères sont mauritaniens, maliens, guinéens ou gambiens, d’être sénégalais. Dans notre culture, on se marie avec son cousin. Et du fait du découpage artificiel des territoires imposés par le colonisateur, le conjoint peut se trouver de l’autre côté de la frontière. De mon point de vue, ce n’est que justice car la seule filiation dont on a la certitude, c’est celle maternelle.
A votre avis, quelles sont les limites (faiblesses) et les atouts de cette loi sur la parité ?
D’abord, à travers la parité, le Sénégal s’est réveillé avec une nouvelle conscience. Et je pense que les limites relatives à cette loi sont liées au niveau de conscience et d’engagement des femmes et de leur poids dans leurs partis respectifs. Sans la parité, beaucoup de femmes ne seraient jamais élues députés. Et, entre la fidélité au combat des femmes de plusieurs générations et la loyauté à leur parti, elles ont choisi le parti. Ainsi, l’installation du premier bureau de l’Assemblée nationale a révélé les premières limites du mouvement. Les intérêts partisans ont pris le dessus sur celui de toutes les femmes, en tant que groupe social. Par moments, la parité a été capturée par des leaders de partis pour imposer leurs ‘’marionnettes’’. Ceux et celles qui ont porté la lutte n’avaient pas perdu de vue cette possibilité. Il s’agissait d’installer des règles de jeu justes, pour inciter davantage de femmes à investir l’espace politique et à prendre leur place ; en espérant ainsi ouvrir des perspectives aux jeunes générations pour une plus grande implication en politique.
Quelle analyse faites-vous du leadership féminin au Sénégal ?
Au niveau individuel, le leadership des femmes est incontestable. Mais elles n’ont pas encore réussi, en tant que force collective, à peser sur le devenir de ce pays. Même si l’expérience de la parité a montré que c’est possible, il y a encore un long travail à faire avant d’y parvenir de manière durable.
Comparé à celui des hommes, le leadership féminin est-il en marche au Sénégal ?
L’histoire de la résistance au Sénégal a été marquée par le leadership des femmes. Parce que la première force de résistance que les Français ont rencontrée en 1855 avait à sa tête une femme du nom de la Reine Ndaté Yala. Aline Sitoé Diatta, prêtresse de Casamance, est la dernière résistante déportée. Et le leadership féminin a accusé du retard par la faute du colon qui a délibérément exclu les femmes de l’espace politique et de l’accès aux ressources. Les mesures prises par le Français stipulaient que la femme doit se soumettre à l’ordre colonial et à son mari.
Ouvertement sexiste, la politique coloniale a limité l’accès des femmes à l’éducation et à la formation. En 1906, il y avait 1,21% de filles dans les écoles. Au plan professionnel, on note un écart important entre la création de l’Ecole Normale William Ponty (1910) pépinière des futurs cadres et chefs d’Etat africains et celle des jeunes filles de Rufisque (1939). Mais depuis 1945, date à laquelle les femmes ont arraché le droit de vote, elles n’ont cessé de s’imposer dans l’espace public sénégalais. Et elles sont majoritaires dans le secteur informel qui contribue pour 40% de notre PIB.