‘’L’aventure ambiguë’’ est un classique de la littérature sénégalaise. Son auteur n’a pas beaucoup produit, mais a su, en deux romans, laisser une trace indélébile. Qui peut parler de la littérature africaine, en général, et celle sénégalaise, en particulier, sans citer Cheikh Hamidou Kâne ? Il est incontournable, même s’il aime se définir comme un ‘’écrivain accessoire’’. Témoin de l’histoire, il a accepté de revenir avec EnQuête sur ce qui opposait l’ancien Président Léopold Sédar Senghor à Mamadou Dia. Il analyse aussi pour nous l’actualité africaine.
Pourquoi dites-vous être un écrivain accessoire ?
Parce que moi-même comme beaucoup d’écrivains sénégalais de ma génération ou antérieurs à moi, je pense notamment à Birago Diop, Senghor, Ousmane Socé Diop, étaient d’abord des fonctionnaires. Ils étaient des vétérinaires, professeurs, etc. Ils étaient formés pour ça. Quand ils ont fini leurs études, ils ont exercé ces métiers au Sénégal ou ailleurs. Donc, c’était cela leur activité principale. C’est seulement accessoirement et à titre secondaire qu’ils ont écrit. Parce que, chemin faisant, pour devenir vétérinaire, docteur en médecine ou professeur, il leur a fallu apprendre la langue française et bien la maîtriser. C’est ainsi que les premiers écrivains sénégalais et africains étaient d’abord des fonctionnaires.
50 ans après sa parution, que peut retenir la génération actuelle de ‘’L’aventure ambiguë’’ ?
Il faut, même s’ils s’expriment avec une langue étrangère, que cela soit l’anglais, le français ou le portugais, il faut néanmoins que l’écriture qui est leur outil de travail serve à apporter un témoignage de leur culture maternelle, si je puis dire. Parce que, pour eux principalement, leurs langues maternelles sont des langues orales. S’ils écrivent dans une langue qui est étrangère, il faut qu’ils portent témoignage de cette identité, de cette culture. Ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de livres écrits qui portent témoignage de notre culture, de notre identité dans nos langues qu’il faut dénier aux locuteurs de ces langues l’existence de toute culture ou de toute identité. Pour autant, il ne faut pas refuser de s’ouvrir aux autres identités parce que notamment, nous vivons une époque où le monde est devenu un village planétaire, comme le disait Mc Luhan. Comme le disait aussi un autre grand penseur Pierre Teilhard de Chardin, on empêcherait la terre de tourner plutôt que l’humanité de se totaliser. Il serait aussi difficile d’arrêter la rotation de la terre que de refuser que le monde se totalise. Le monde va nécessairement vers son unification. Au début, les masses humaines étaient réparties dans des cultures, des continents séparés qui ne se connaissaient pas. Maintenant, ça, c’est fini.
Quelle est la part d’actualité dans l’histoire de Samba Diallo dans ce contexte de mondialisation ?
En 2006, il y a eu un colloque aux USA. Pendant une semaine, des professeurs américains, africains, les étudiants américains-africains, ont discuté autour du thème ‘’de l’ambiguïté de la modernité’’. L’idée était que la modernité est ambiguë, parce que le monde moderne, c’est celui où toutes les cultures se rencontrent à la différence du monde ancien. Parmi les conférenciers, il y avait un professeur américain juif de Baltimore qui a fait une communication dont le titre était ‘’Samba Diallo, notre ancêtre commun’’.
Notre ancêtre commun à nous citoyen du monde entier blanc, noir, juif, etc., puisque nous étions tous blanc, noir, juif ou jaune. Nous avions nos identités particulières tant que nous étions isolés dans nos différents territoires. Maintenant, avec ce monde qui se totalise, nous nous retrouvons dans des universités où toutes les cultures sont étudiées. Cela veut donc dire que tous ceux qui se retrouvent dans le monde moderne sont des descendants ou ressemblent tous à Samba Diallo.
C’est une vision qui me paraît juste. L’homme moderne, qu’il étudie au Sénégal, aux Usa ou au Japon, doit traiter avec des Américains, des Japonais, des Sénégalais, des Chinois et chacun doit, tout en gardant l’essentiel de sa culture, s’ouvrir à la culture de l’autre. Je pense en ce sens qu’il a raison de dire que Samba Diallo est notre ancêtre à tous. Il est parti de son identité, sa culture peul, de sa foi religieuse, musulmane, pour s’ouvrir ensuite à la culture française, à la langue européenne, aux diverses langues modernes. Samba Diallo a fait tout ce parcours. Comme lui, ce professeur qui a fait cette conférence est un Américain d’origine juive enracinée dans sa culture juive, devenu professeur d’université à Baltimore.
Dans cet ouvrage, vous évoquez les relations conflictuelles qui existent dans deux mondes de cultures différentes. Quel regard jetez-vous aujourd’hui sur les rapports entre l’Afrique et l’Occident ?
Ce n’est pas seulement un conflit entre deux mondes opposés, l’Afrique et le monde occidental. Cela a été un moment important de notre histoire. Parce que nous en Afrique, nous étions colonisés par les Européens. Mais cette période est dépassée. L’Europe est sortie de ses frontières pour venir conquérir l’Afrique. Toutefois, c’est l’Europe aussi qui est sortie de ses frontières pour aller ailleurs, en Asie d’abord. C’est cette sortie de l’Europe qui a façonné le monde contemporain. Ce monde a beaucoup évolué et c’est celui-là qui a conduit à ce que j’appelle le monde totalisé. Maintenant, toutes les parties du monde réclament leur identité.
En même temps, ces identités multiples convergent vers ce que Senghor a appelé la civilisation de l’universel. C’est-à-dire une civilisation où toutes les cultures particulières sont reconnues, identifiées en leurs places. C’est cette totalisation qui a été d’abord d’ordre matériel, géographique. Elle est devenue progressivement intellectuelle. Et en particulier les outils de communication qu’ont été l’écriture, le livre, les moyens de communication électroniques et maintenant les nouvelles technologies de l’information et de la communication, sont tous des outils qui ont contribué à révéler les cultures particulières. Cela a contribué aussi à créer un monde où on chemine vers ce qu’on appelle la totalisation.
Entre le Nord et le Sud, qui gagne le plus dans cette totalisation des cultures ?
Jusqu’à présent, ça a été le Nord. Mais cette prééminence du Nord est en train d’être démantelée progressivement. Ce Nord qui pouvait s’identifier à l’Europe s’est élargi. Ce n’est plus l’Europe seulement. C’est principalement une des filles de l’Europe qui est l’Amérique, puisque ce sont les Européens qui sont allés en Amérique et qui ont été rejoints par d’autres parties du monde comme les Africains. Et cette prééminence de l’Europe occidentale et américaine a été progressivement battue en brèche par l’Asie, principalement les Japonais, les Chinois, les Indiens et progressivement l’Amérique Latine. Nous en sommes arrivés à une période où cette civilisation qui se construit a pour espoir et pour fin notamment l’Afrique.
C’est le continent de l’Avenir, vous y croyez ?
J’y crois dans la mesure où démographiquement, ce continent, au tournant de ce siècle en 2050, sera probablement l’un des continents les plus peuplés du monde, d’une part. De surcroît, la proportion de jeunes dans ce continent sera la plus importante du monde. C’est-à-dire que les jeunes nés en Afrique constitueront la population la plus jeune du monde, d’ici à 2050. C’est parce qu’aussi ce continent qui a été dépecé par la colonisation en multitudes d’Etats recèle les richesses matérielles les plus importantes du monde. Quand je parle de richesses matérielles, je parle de richesses minières, énergétiques, naturelles comme les forêts, l’eau. Ce continent est le grenier du monde. Le monde futur ne pourra vivre que grâce à l’Afrique. Il faut que la cinquantaine de petits Etats que nous sommes prenne conscience de cela et s’organise.
Parce que, s’ils s’organisaient sous forme des Etats-Unis d’Afrique à l’image des Etats-Unis d’Amérique et que ces richesses et ce potentiel étaient gérés par un gouvernement fédéral, ce serait bien. Quand les autres parties du monde viendront les chercher, elles auront en face d’elles des gouvernements, des ministres qui feront le poids. Au lieu que, par exemple, pour gérer l’uranium du Niger, il suffit d’une multinationale française pour imposer des conditions, et que le Niger ne tire pas de son uranium tout le profit qu’il aurait pour sa richesse et sa population. La même chose au Gabon pour le pétrole et les richesses minières du Congo. L’Afrique n’en tire pas profit.
Malgré les immenses richesses dont dispose le continent, ses fils continuent de migrer vers l’Europe dans des conditions pitoyables. Comment expliquez-vous cette situation ?
C’est un produit de l’histoire. C’est l’histoire qui a été ainsi. Dans la mesure où l’Europe a disposé de moyens de communication qui lui ont permis de découvrir le monde et d’imposer sa loi au monde et en particulier la colonisation et l’esclavage. Ce qui a fait que des millions d’Africains noirs ont été prélevés du continent, pendant 3 ou 4 siècles et sont allés travailler ailleurs, créant la richesse des USA en particulier. C’est une des causes, conséquences de l’histoire. C’est comme cela que s’explique dans une certaine mesure cette situation.
Que pensez-vous des Africains qui échouent sur les côtes européennes ?
De la tristesse et la conviction que c’est le morcellement du continent qui est la cause de cette situation essentiellement. Si les jeunes qui s’exilent, parce qu’ils n’ont pas de quoi vivre, avaient la possibilité de rester et de travailler dans leurs propres pays, il est probable qu’ils ne partiraient pas. S’ils n’ont pas cette possibilité, encore une fois, c’est parce qu’on n’est pas encore sorti de la division qu’avait causée la colonisation. Comme je dis, je suis persuadé que si les dirigeants africains, les jeunes d’Afrique militaient et se battaient, ils pourraient imposer des Etats viables et faire disparaître les pseudos Etats que sont l’ensemble des 54 ou 55 Etats dont les exemples les plus patents sont ceux de la Gambie, de toutes ces Guinées. Ce ne sont pas des Etats. C’est à cela qu’il faut aller. Les jeunes ne trouvent pas du travail chez eux à cause de la petitesse des Etats. Laquelle dispersion a été causée par les colonisateurs, consacrée par le congrès de Berlin de 1889 et poursuivie par l’exploitation impériale et consolidée par les relations inégales qui existent entre le Nord et le Sud, entre l’Afrique et l’Europe en particulier.
Quelle est, selon-vous, la part de responsabilité des Chefs d’Etat africains dans ces nombreux flux migratoires ?
C’est de prendre conscience du fait que les pouvoirs qu’ils ont, ces chefs d’Etat, ne suffisent pas pour mettre en œuvre toutes les ressources humaines. Ils doivent naturellement, pour le moment, veiller à former ces jeunes, à les soigner et définir des politiques viables au niveau national, mais surtout régional et continental. Avec des organisations comme la CEDEAO, on doit penser à renforcer les gouvernements à ce niveau et gérer encore les richesses entre les différents pays à ces niveaux et ensuite confédérer les cinq régions et donner le pouvoir à ceux qui ont l’unité africaine ou les Etats-Unis d’Afrique demain pour mieux gérer les choses.
Vous avez vécu les temps forts de la colonisation. Aujourd’hui, nos Etats sont-ils indépendants ?
Ils ne le sont pas du fait de leur faiblesse, de leur dépendance vis-à-vis des anciens colonisateurs d’abord, et ensuite des grandes puissances économiques mondiales.
Vous parlez beaucoup d’unité africaine. Et malheureusement, le continent semble parfois avoir du mal à prendre son destin en main. Comment faire pour que les choses changent au grand bonheur des Etats de l’Union africaine (Ua)?
Encore une fois, la solution est de créer les Etats-Unis d’Afrique. Un gouvernement où le Président sera aussi ou plus fort que Barack Obama l’est aux Usa. Alors qu’en l’état actuel des choses, même le gouvernement d’un des 50 Etats américains comme le gouvernement de la Virginie a plus de pouvoir qu’aucun Etat africain contemporain. Le gouverneur de la Californie a plus de pouvoir que n’importe quel Président actuel en Afrique. Il faut qu’on se rende compte de ça et qu’au lieu de continuer de se disputer des pseudos pouvoirs, on devrait créer de véritables pouvoirs qui soient capables d’être à l’échelle du continent.
Si cela se faisait, en ce moment là, ce sont ces pouvoirs-là qui pourraient régler le problème. Mais pas les pouvoirs qu’ont les Président actuels. Ici au Sénégal, on a bien envoyé Macky Sall pour essayer de régler les problèmes, lorsqu’il y a eu des conflits au Burkina Faso. Il a fait ce qu’il a pu pour aider à limiter les dégâts, mais il n’avait pas pu empêcher que ces dégâts soient commis, parce qu’il n’a pas les forces militaires nécessaires. Même un pays comme le Nigeria, du point de vue de sa population, de son potentiel, n’a pas pu régler son propre problème avec Boko Haram. Au contraire, son problème avec Boko Haram serait une conséquence de la mauvaise gouvernance du pays qui a créé ce cancer qui est en train d’attaquer de petits pays comme le Mali, le Tchad, le Cameroun, etc.
‘’Le terrorisme est la conséquence d’un phénomène de troubles qui se sont produits initialement en Irak, lorsque les Américains y sont intervenus par la violence pour déstabiliser, destituer un pouvoir, celui de Saddam Hussein’’
Le terrorisme gagne du terrain en Afrique. Quelle analyse faites-vous de la montée de ce phénomène ?
Elle est la conséquence d’un phénomène de troubles qui se sont produits initialement en Irak, lorsque les Américains y sont intervenus par la violence pour déstabiliser, destituer un pouvoir, celui de Saddam Hussein. C’était un dictateur. Ils ont détruit le gouvernement de ce pays pour leurs propres intérêts, eux les Américains, semant la pagaille qu’ils n’ont pas ensuite réussi à réparer. L’impérialisme américain comme les autres impérialismes occidentaux ont joué, notamment plus tard en Libye, en y laissant la pagaille à la place des gouvernements qui n’étaient pas tous et toujours recommandables. Ils ont semé le désordre. Les armes, les poudrières qu’il y avait en Irak, en Libye ont été disséminées et sont devenus disponibles à une floraison de mouvements armés. Donc, ce sont les armes occidentales et russes dont usent les terroristes. A cela s’ajoute le fait que les revendications politiques ont prétendu se fonder sur la religion pour faire leur justice comme ils l’entendent. Nous les musulmans d’Afrique, surtout ici au Sénégal, nous pratiquons un islam orthodoxe, mais fait de dialogue et de consensus. Un islam soufi. Le Sénégal en est une brillante illustration, dans la mesure où nous avons des guides religieux appartenant à diverses écoles soufiques et qui s’entendent bien et qui éduquent les croyants à pratiquer l’islam orthodoxe, mais à avoir des écoles confrériques où ils forment leurs talibés.
Pour ce qui s’est passé en Libye, on a vu que la France était au devant de la scène pour intervenir. A votre avis, le Président Nicolas Sarkozy peut-il être tenu responsable de la déstabilisation de ce pays?
En tout cas, c’est lui qui était au pouvoir en France lorsqu’ils sont intervenus de cette façon-là. Et je précise que c’est l’Occident dans son ensemble. C’est la même chose dans le cas de l’intervention américaine chez Saddam Hussein. On a vu le rôle que Georges Bush y a joué. Ces puissances ont la force, soi-disant, pour mettre l’ordre dans des endroits loin de leur souveraineté. D’ailleurs, elles agissent au nom de leurs propres intérêts, parce qu’elles sont les vendeuses des armes qui déstabilisent tous ces pays.
Parfois, pour intervenir, ces puissances brandissent le droit d’ingérence…
Oui, ça fait partie des usages.
Par rapport à la gestion de ces foyers de tension sur le continent, l’Union africaine a-t-elle, selon vous, montré ses limites ?
Effectivement, elle est en train de montrer clairement ses limites. Elle ne peut rien faire à part d’être victime et impuissante. Cette attitude traduit la faiblesse du continent, à cause de la dispersion des Etats qui le composent.
Du pétrole et du gaz viennent d’être découverts au Sénégal. Comment le pays devrait-il se comporter pour que ces richesses ne deviennent pas source de conflit ?
Le Sénégal doit tirer les leçons des mauvais exemples que nous donnent actuellement les pays africains qui possèdent du pétrole. Bien qu’ils disposent de quantités importantes, ils continuent d’avoir une population pauvre, mal soignée. Parce que les ressources pétrolières ne rapportent pas grand-chose à ces pays. Aussi, elles sont gérées par des multinationales étrangères. Alors, à mon avis, il faut mettre en place une gouvernance propre au Sénégal. Et pour le moment, il faut se féliciter d’avoir découvert ces quantités importantes de gaz et de pétrole. Il faut que le Sénégal et la Mauritanie se concertent dans la gestion. D’ailleurs, je crois que nous en prenons la direction.
Quel type de gouvernance préconisez-vous pour la gestion de ces richesses ?
On peut s’inspirer des pays notamment les Scandinaves qui ont des richesses en hydrocarbures. Ils ont mis en place une gouvernance qui permet de gérer ces ressources au grand bonheur de la population. Donc, il faut qu’on s’inspire de ces exemples, plutôt que des pays africains possesseurs de pétrole ou de gaz, et qui ne font pas le nécessaire. On doit faire confiance aux responsables politiques. Parce qu’ils connaissent le secteur. De ce point de vue, rien ne doit l’empêcher de mettre en œuvre une gouvernance propre à l’exploitation de ces richesses. On doit permettre ainsi au pays de disposer d’un outil que les gouvernements qui ont précédé le régime de Macky Sall n’ont pas eu à faire. A cet égard, il a tout intérêt à jouer ce rôle. Et on peut lui faire confiance.
Vous avez participé aux Assises nationales. Aujourd’hui, comment appréciez-vous l’application des conclusions de ces travaux ?
Le Président Macky Sall avait constitué la Commission nationale de réforme des institutions (Cnri). Un bon nombre des conclusions des Assises ont été appliquées par le Président Macky Sall. Par contre, d’autres ne l’ont pas été, c'est-à-dire, le président de la République ne doit pas être chef de parti ; l’indépendance du pouvoir judiciaire par rapport à l’exécutif, celle de l’Assemblée nationale. Sur ces trois questions liées à la séparation des pouvoirs, mon opinion est que les conclusions des assises n’ont pas été adoptées rigoureusement, encore moins poussées jusqu’à leur mise en œuvre particulière. Et je le déplore, en souhaitant qu’au fil du temps, pendant que le Président Macky Sall est là, puisqu’il avait pris part aux travaux, qu’elles soient concrétisées. Son prédécesseur, Abdoulaye Wade, n’avait pas voulu y participer. Pourtant, nous lui avons rendu visite pour lui proposer, avec son parti, d’y prendre part. Malheureusement, il avait totalement refusé, considérant que les Sénégalais, la société civile, n’avaient pas à prendre des initiatives de cette nature.
Comment avez-vous intégré l’administration sénégalaise ?
Quand j’ai fini mes études supérieures en France avec, entre autres, le diplôme de l’école nationale de la France d’Outre mer, le Sénégal était encore une semi-colonie. Et j’ai été affecté ici par les Français qui m’ont mis à la disposition de Mamadou Dia lequel m’a affecté ainsi que les administrateurs Babacar Bâ, Christian Valentin. C’est ainsi que Mamadou Dia a décidé que nous allions renforcer le ministère de Amadou Karim Gaye qui s’occupait du Plan, du développement et de la coopération, assisté par une nouvelle équipe de coopérants français, qui étaient des économistes, des sociologues, etc. Avec Mamadou Dia, Karim Gaye, nous les jeunes cadres sénégalais nouvellement sortis des universités et ces coopérants français, nous avons travaillé pour l’avènement de l’indépendance au Sénégal. Aussi, il s’agissait de remplacer les cantons, les cercles… en nouvelle structure administrative, de réfléchir à un plan de développement qui partirait du constat de la situation laissée par le colonisateur.
Vous avez été le premier gouverneur de la région de Thiès…
Pendant les trois ou quatre années avant 1960, on a mis en place un plan de développement, la région, le département, les communautés rurales. C’est à ce moment-là, en 1960, quand le Sénégal est devenu indépendant, que j’ai quitté le poste de directeur de cabinet de Karim Gaye pour devenir le premier gouverneur de la région de Thiès. Senghor et Mamadou Dia m’ont, de commun accord, envoyé pour y servir. Parce qu’on venait de subdiviser le Sénégal en sept régions. Donc, j’ai été nommé à ce poste pour tester, pendant un an, la nouvelle administration. C'est-à-dire la communauté rurale, les coopératives de développement, la nouvelle politique économique… avant de généraliser cette politique aux six autres régions. Et je suis resté à Thiès pendant un an et deux mois. Ensuite, on m’a ramené à Dakar pour me nommer comme commissaire au Plan. Senghor, président de la République, et Mamadou Dia, président du Conseil. C’est ainsi que je suis entré dans le gouvernement.
Vous avez été un témoin oculaire du compagnonnage entre Senghor et Mamadou Dia. Et vous avez eu, en 1962, à condamner l’arrestation du président du Conseil, à cette époque. Pouvez-vous y revenir?
C’est un événement malheureux. La période de conflit, de tendance, a commencé entre les deux hommes à cette époque. En décembre 1962, elle a abouti à la crise et à l’arrestation de Mamadou Dia, à son jugement et à son emprisonnement. J’étais très proche des deux hommes. La détérioration de leurs relations a été causée par les rivalités des différents dirigeants du parti au pouvoir, l’Ups. Mamadou Dia, pendant les quatre années où il a été président du Conseil, dans la mesure où il mettait en œuvre sa politique économique très rigoureuse, a suscité le mécontentement des commerciaux, des traitants, y compris des hommes politiques qui étaient ses rivaux dans le parti. D’ailleurs, c’est eux qui ont monté Senghor contre lui. Senghor, après avoir été son soutien pendant longtemps, au dernier moment, effrayé qu’il était peut-être, s’est laissé convaincre que Mamadou Dia voulait faire un coup d’Etat. Ce dernier croyait aussi que le parti avait priorité sur l’Assemblée nationale…. Senghor continuait de faire croire qu’il était d’accord avec lui pour dire que les députés n’avaient pas le droit de déposer une motion de censure contre lui, avant que le parti ne se soit réuni.
Quelle a été la suite des événements ?
La suite, c’est que Senghor a laissé les députés adversaires de Mamadou Dia continuer à réunir secrètement des signatures contre Mamadou Dia, tout en continuant de les y encourager en sous-mains. De son côté, Mamadou Dia, fort de sa conviction que le parti avait priorité sur les institutions, avait décidé d’user de la force publique pour empêcher la réunion de l’Assemblée, tant que le parti ne l’autoriserait pas. C’est là que se situent l’événement et la faute de Dia. Mon point de vue, que je lui ai indiqué trois jours avant l’événement, c’était qu’il démissionne de ses fonctions de Premier ministre, devant ce complot des députés. Malheureusement, il a été piégé par Senghor au dernier moment qui l’a condamné à la détention à perpétuité dans une enceinte fortifiée, lui et quatre ou cinq de ses partisans. Ceux qui avaient refusé de voter la motion de censure dans le parti ont fait l’objet de poursuites. Ils ont été déportés, emprisonnés, pendant longtemps.
Avez-vous été réprimé par le régime incarné par Senghor à cette époque ?
Moi, quand les événements ont eu lieu, Senghor m’a, deux semaines après l’arrestation de Mamadou Dia, invité en audience, parce que je n’étais plus du gouvernement, pour me dire combien il regrettait ce qui s’était produit entre Mamadou Dia et lui. Et s’il ne l’avait pas arrêté, Mamadou Dia l’aurait fait. Et il me dit : ‘’Je sais que ça vous fait mal, moi aussi. Mais je voulais vous dire que le régime présidentiel ne marche pas dans nos pays… Donc, je crois qu’il faut changer de régime. Je propose, dans six mois, de faire un référendum pour mettre en place un régime présidentiel. Et je vous propose de vous envoyer comme ambassadeur à Paris ou à New York. Et je me présente comme président de la République, et vous comme vice-président.’’
Comment avez-vous accueilli ses propos ?
Bon, je l’ai remercié de sa confiance. Et je lui ai dit que ‘’je n’étais pas d’accord avec l’arrestation de Mamadou Dia qui avait commis une faute en envoyant la force militaire empêcher à l’Assemblée de se réunir. Mais que la sanction maximale qu’il devait lui infliger, c’était de le destituer comme président du Conseil, de choisir un autre. Que s’il le juge et le condamne, ça va diviser le Sénégal. Et le pays s’en relèvera difficilement, pendant des années’’. Donc, s’il était d’accord pour ça, je reste avec lui. Il a beaucoup regretté cette attitude de ma part. Et nous sommes restés ensemble pendant quelques mois. En ce moment-là, la répression a commencé contre les partisans de Mamadou Dia. Moi, il m’a affecté comme premier conseiller à l’ambassade du Sénégal à Monrovia. C’était une forme de sanction, parce que j’avais refusé d’être avec lui.
D’autre part, il craignait, peut-être, que si je restais au Sénégal, j’allais faire partie de ceux qu’il considère comme étant les partisans de Mamadou Dia contre lui. Il a donc pris la précaution d’envoyer un message à mon père, âgé de 90 ans, qui était à Thiès, pour lui demander d’insister pour que je parte. S’il ne m’avait pas donné des instructions, je serai resté. Aussi, Senghor ne voulait pas que j’apparaisse au procès de Mamadou Dia. Et je lui ai écrit pour lui dire que maintenant qu’il l’a condamné, je ne pensais pas rester à Monrovia.
Et vous êtes revenu au Sénégal en quelle année ?
Je suis revenu au pays en juillet 1963. J’ai démissionné de la fonction publique sénégalaise. C’est en ce moment-là que les Nations unies m’ont proposé d’aller travailler comme directeur régional de l’Unicef pour l’Afrique de l’Ouest et du Centre au bureau que l’Unicef aller ouvrir à Lagos pour l’Afrique de l’Ouest et du Centre. C’est ainsi que j’ai quitté le Sénégal en septembre de la même année pour travailler, pendant six ans dans ce pays. Après, l’Unicef m’a envoyé à Abidjan pour créer un nouveau bureau régional pour couvrir des pays, de la Mauritanie jusqu’au Congo Kinshasa. Je suis resté dans ce pays jusqu’en 1974. Entre-temps, j’ai vu Senghor à diverses reprises, notamment, quand il est venu faire une visite officielle à Abidjan. Il m’a invité à venir le voir au Palais d’Houphouët pour me demander de revenir au Sénégal. Je lui ai dit que ‘’je ne reviendrais que quand Mamadou Dia serait libéré’’. Malheureusement, il continuait de réprimer les ‘’Diaistes’’ dont mon oncle Aboubacry Kane, et d’autres membres de ma famille. Et il m’a dit : ‘’Oui, je veux bien le libérer. Mais si je le fais, il va mettre la pagaille dans le pays. Et je ne peux pas me le permettre, parce que la situation économique du pays est difficile…’’ Je lui ai répondu que Mamadou Dia est un homme responsable.
A-t-il été convaincu par ces propos pour libérer les personnes arrêtées ?
Après notre conversation, il m’a dit qu’il allait libérer tous les gens arrêtés. Et que je peux même venir à Dakar pour faire passer le message auprès de ces derniers. ‘’Pour Mamadou Dia, Senghor nous a confié, à moi et à Roland Colin, qui était le directeur de cabinet de Mamadou Dia avant son arrestation, pour que nous allions essayer de le convaincre qu’il allait être libéré. Et nous l’avons fait. Maintenant, une semaine, en février 1972, après sa visite à Abidjan, il a libéré les prisonniers politiques, sauf Mamadou Dia. Et nous avons continué la lutte pour sa libération.
Aujourd’hui, avec le recul, quel commentaire faites-vous du militantisme politique au Sénégal ?
Moi, comme tous les gens de ma génération, je crois que nous étions des nationalistes qui avons milité dans des syndicats d’étudiants, des partis politiques d’opposition, dès la période coloniale. Et de sorte que, quand nous sommes revenus au pays, nous n’avons pas été dans le parti au pouvoir. Quelques-uns n’ont pas eu de parti. Moi, j’étais dans une formation politique que nous avions créée en France. Elle s’appelait le Mln dirigée par Joseph Ki-Zerbo. Elle comprenait des militants dans tous les pays d’Afrique. Au Sénégal, on avait des gens comme Daniel Kabou, Babacar Bâ, Christian Valentin...Et nous avions mis en place la section sénégalaise du Mln. Pendant tout le temps que j’ai travaillé, je n’étais pas membre d’un parti politique. Maintenant, les carrières politiques se confondent souvent aux carrières administratives. Et ceci n’est pas toujours très sain.