L’état actuel du système éducatif matérialisé par la baisse continue du niveau des élèves ne saurait être imputé à une seule catégorie. L’Etat prend de mauvaises décisions, change constamment de cap et rend ainsi le système instable et sous-financé. Les parents d’élèves n’occupent pas leur place. Ils sont absents de l’école et ne suivent plus leurs enfants à la maison. Les élèves quant à eux ne croient plus à l’école. Adeptes des raccourcis, ils ont d’autres aspirations liés à un enrichissement rapide. Ce qui relègue les études au second plan. Le diagnostic est fait par les enseignants dans les classes et les chefs d’établissements.
BUDGET REDUIT, PASSAGE EN MASSE, CURRICULA INSTABLES…
Les errements de l’Etat
La responsabilité de l’Etat dans la déliquescence du système éducatif est pointée du doigt uniquement dans le cadre du non-respect des accords avec les enseignants. Il y a pourtant d’autres facteurs non moins importants. Il s’agit de l’instabilité des curricula qui changent en fonction des bailleurs, de la scolarisation jusqu’à 10 ans, mais aussi de l’absence d’investissement et de la réduction des budgets des établissements.
C’était un après-midi de ramadan au lycée Blaise Diagne. En cette période de début des vacances, la cour de l’établissement est quasi-déserte. A quelques dizaines de mètres de la porte d’entrée se trouve la salle des professeurs. L’endroit accueille, ce jour-là, un focus groupe sur le thème : la baisse du niveau des élèves. L’objectif est double. D’abord donner la parole à ceux qui parlent le moins et qui sont pourtant au cœur du système, c'est-à-dire l’enseignant dans la classe et le chef d’établissement. Ensuite, tenter de trouver les éléments explicatifs autres que la grève. Par conséquent, il n’y a ni le point de vue d’un syndicaliste, ni celui du gouvernement, encore moins d’un quelconque expert. Juste le focus groupe et quelques entretiens individuels.
Retour donc à la salle des profs. Le doyen M. Ba, entouré d’une dizaine de jeunes collègues, se charge de décortiquer le mal. Ce qui frappe dans un premier temps, c’est la récurrence des termes et expressions qui renvoient au désespoir et à la résignation : ‘’L’école ne fait plus rêver’’ ; ‘’le savoir ne paie pas’’ ; ‘’l’éducation n’est plus la voie de la promotion sociale’’ ; ‘’les jeunes ont maintenant d’autres modèles de réussite’’... Le constat est le même à tous les niveaux. Du moins expérimenté à celui qui a blanchi sous le harnais, il y a une convergence de vues parfaite. L’unanimité et la symphonie sont telles qu’on croirait que c’est réglé d’avance comme du papier à musique.
Le système éducatif sénégalais est en déliquescence et le niveau des élèves s’est littéralement effondré. Reste à savoir les causes. Elles sont de trois ordres, si l’on en croit nos interlocuteurs. La responsabilité de l’Etat dans lequel on mettra celle des administrations scolaires, la responsabilité directe des parents et celle indirecte de la communauté, et enfin le comportement de l’élève et de l’enseignant (les deux derniers points sont abordés ailleurs).
S’agissant de l’Etat, il est considéré comme le seul responsable de l’instabilité des curricula et des méthodes adoptées pour les enseignements/apprentissages. Moustapha Ndiaye est principal au CEM Scat Urbam. En ce samedi de délibération des résultats du Bfem, il est submergé par les interpellations de toutes parts. La porte de son bureau ne cesse de résonner. Parents, élèves et responsables d’établissements viennent qui pour demander des renseignements, qui pour faire des réclamations. Ce doyen regrette une instabilité chronique des programmes. Selon lui, les curricula changent constamment, sans qu’il y ait une concertation avec la base. ‘’À chaque fois, on change d’approche et on n’évalue pas la précédente. Tout est fait en fonction du bailleur. Hier, c’était l’approche par objectif ; aujourd’hui, c’est l’approche par compétence. Et lorsque l’Etat verra un bailleur plus généreux, il changera encore. Rien n’est pensé par nous-mêmes et pour nous-mêmes’’, déplore-t-il.
La Goana, une mesure très décriée
Et si l’on en croit ce chef d’établissement, ces nombreux virages non précédés de réflexion font que bon nombre d’acteurs ne savent même pas ce qu’il faut faire, y compris parfois les inspecteurs chargés de former les enseignants. Il s’y ajoute que cette absence de vulgarisation et d’appropriation entraîne un rejet de la part des enseignants qui le manifestent par leur attitude en classe. Beaucoup d’entre eux ignorent tout simplement les directives pour travailler selon leur conception.
Outre le curricula, il y a la politique du passage en masse en classe supérieure que l’Etat appelle l’obligation scolaire de 10 ans et que les élèves ont rebaptisée Goana. En effet, désormais, il n’est plus permis à un établissement de renvoyer un élève avant qu’il n’ait fait 10 ans à l’école. En plus, les moyennes de passage sont de plus en plus revues à la baisse pour qu’il y ait moins de redoublements. De 9,50 à 8 sur 20 en fonction des écoles. Chefs d’établissement et enseignants se montrent très critiques à l’encontre de cette mesure. D’après eux, des élèves arrivent au Cm² sans même pouvoir écrire leur nom. Beaucoup d’entre eux passent en 6ème sans avoir le niveau.
Assez pour que Ibrahim Gnabaly, professeur d’Histoire et de Géographie au lycée El Hadji Ibrahima Diop de Yeumbeul, donne une nouvelle signification au Programme d’amélioration de la qualité de l’équité et de la transparence (Paquet). ‘’Moi je dis que le Paquet, c’est le programme d’alphabétisation de masse. Je ne peux pas comprendre qu’un professeur qui tient une classe pendant une année déclare que seuls 50% des élèves ont le niveau pour passer en classe supérieure et qu’on lui impose de ne recaler que 10%’’.
‘’Maintenant on change de système pour s’adapter aux médiocres’’
‘’En réalité, on est là pour sauver et non enseigner. D’ailleurs, maintenant on change de système pour s’adapter aux médiocres’’, s’insurge cet enseignant trouvé à la salle des profs du lycée Seydou Nourou Tall, en face de sa pile de copies d’examen. Les conséquences de ces décisions unilatérales de l’Etat se font déjà sentir. Un adjoint d’un chef d’établissement explique que le taux de redoublement en 6ème est passé à 15%, contre une moyenne de 5% auparavant.
De plus, ce que les acteurs ne comprennent pas, c’est que l’Etat change les programmes en fonction des bailleurs, et que pendant ce temps, les autorités ne mettent jamais assez de moyens pour la mise en œuvre des décisions arrêtées. Au contraire, elles se permettent même une réduction. Cette année par exemple, les budgets des établissements ont été fortement diminués. A titre d’exemple, un établissement a évalué ses besoins de fonctionnement à 18 millions. Or, il n’a reçu de l’Etat que 1,4 million contre 4 millions les années passées. C’est donc grâce aux 12 millions des frais d’inscription que l’établissement fonctionne, avec cependant un gap de 5 millions.
Dans ces conditions, les enseignants peuvent exprimer leurs besoins mais, ils ne sont jamais satisfaits. Gorame Faye est professeur de Philo au lycée de Richard Toll. Envoyé au lycée Seydou Nourou Tall pour les besoins des examens du Bac, il vient juste de terminer sa prière de takusaan (3ème prière) et s’apprête à replonger dans ses copies. Lui aussi décrie les méthodes de l’Etat, surtout à propos du budget. En effet, la bibliothèque de l’établissement n’ayant pas les livres au programme, la cellule pédagogique à laquelle il appartient demande, chaque année, à l’école d’allouer 500 000 F pour l’achat d’exemplaires nécessaires. Jusqu’ici, ils n’ont pas reçu un seul franc.
Une classe, trois rythmes d’évolution
Pire, le budget de l’établissement étant réduit de moitié, passant de 10 à 5 millions, il leur manque même le minimum. ‘’Parfois, nous avons des documents à photocopier pour les élèves. A la direction, on nous dit qu’il n’y a pas d’encre ou de papier’’, laisse-t-il entendre avec un sourire d’agacement. Ne pouvant pas être ‘’plus royaliste que le roi’’, ils sont obligés de laisser tomber, au détriment des apprenants.
Son collègue Ibrahim Gnabaly fait remarquer qu’en Histo-Géo, il n’y a même pas de manuels. Les enseignants se rabattent sur les manuels français lorsque les leçons ont des similitudes. Pour les autres, il faut recourir aux fascicules des autres collègues, avec le risque qu’il y ait des erreurs, sans que l’enseignant s’en rende compte. Et il ne faut surtout pas lui parler d’internet qui à ses yeux est un leurre pour une bonne partie du territoire national où les gens attendent encore l’électricité.
Toujours à propos de ce déficit d’investissement, il y a le manque de salles de classe. Les administrations scolaires sont contraintes de procéder à la réduction des horaires, faute de salles. Ainsi, des disciplines comme le Français et les Mathématiques, l’Histo-Géo ou les Sciences Physiques qui doivent être enseignées 6 heures par semaine, sont maintenant à 5 heures. L’élève perd donc facilement 5 heures par semaine ou plus.
Le CEM Scat Urbam, par exemple, n’a que 15 salles, alors que les besoins s’élèvent à 30 unités. Ce déficit combiné au passage massif a débouché sur des effectifs pléthoriques pouvant aller de 60 à 120 élèves, en fonction du milieu. La conséquence, selon les enseignants, c’est que le professeur se retrouve dans une classe à trois groupes. Un premier qui comprend, dès la première explication ; un deuxième qui demande un autre passage ; et un troisième à qui il faut un suivi rapproché. Ne pouvant pas faire tout cela, le pédagogue se contente de proposer des solutions globales dont il sait pertinemment qu’elles ne répondent pas aux besoins spécifiques de tout un chacun.