Aprés le retour triomphal du Président de la République, les milliards prévus pour le développement du Sénégal suivront ils comme de coutume le chemin de la captation des biens publics? L’éminent professeur Ibrahima Thioub livre une lecture sans concession de la violence de la prédation à laquelle les élites sénégalaises soumettent un pays à bout de souffle. Remontant à l’époque coloniale mais loin de toute essentialisme africain qui serait rétif à la démocratie, il en appelle à une révolution culturelle. Propos recueillis par Vieux Savané de Sud Quotidien
Sud Quotidien : En 2000, lorsque l’ancien président Abdoulaye Wade a accédé au pouvoir après 26 années d’opposition, une de ses premières réactions rapportées par son plus proche collaborateur d’alors a été de dire : «maintenant nos problèmes d’argent sont terminés». Quelle réflexion cela vous inspire t-il ?
Quand on regarde le régime de Wade avec toutes les extravagances que nous avons connues de 2000 à 2012, cet acte fondateur qui nous est relaté par Idrissa Seck, son principal collaborateur d’alors, est très révélateur de leur vision partagée des fonctions du pouvoir. Surtout qu’il a ensuite ajouté que la réponse de Wade a été : « les grands bandits ne se tirent dessus qu’au moment du partage du butin ». Et lui de lui répondre : «Dieu en a décidé du partage». De tout cela, il se dégage une conception bien curieuse du bien public, conçu comme un butin pour l’accaparement duquel différents camps s’affrontent, quitte à avoir recours à des mercenaires recrutés sur des bases clientélistes. Il s’y ajoute cette autre déclaration de Wade récemment faite en Côte d’Ivoire. Interrogé sur l’arrestation de son fils, il a répondu que c’était une affaire politique et que la politique se résume à l’usage de la force et à l’injustice contre les autres acteurs, partenaires ou adversaires. Ainsi, après 26 années d’opposition et douze années à la tête de l’Etat, Wade nous révèle crûment sa vision du pouvoir. Elle est en fait l’expression d’un fond culturel très profond que partagent à la fois certaines élites et de nombreux citoyens, les premières en font un usage pervers et pernicieux, les seconds en subissent les conséquences néfastes et s’y accommodent comme ils peuvent. C’est ainsi que chaque fois qu’on nomme quelqu’un à une fonction, il a tendance à le transformer en pouvoir et en conséquence à chercher à le convertir en moyen de prédation. C’est le cas du policier dans la rue, du gardien dans les services, des secrétaires de détenteurs du pouvoir, etc. Les condamner moralement ne résout pas la question, car leur attitude ne relève pas exclusivement de cet ordre. Il importe de s’attaquer aux racines du mal : le système de prédation et ses multiples conséquences.
Comment faudrait-il s’y prendre alors ?
Figurez-vous que depuis l’accession du Sénégal à l’indépendance, toutes les tentatives et projets initiés pour mettre un terme à l’usage dispendieux et à l’accès frauduleux aux biens publics n’ont jamais abouti. Qu’il s’agisse de la loi sur l’enrichissement illicite ou de la Cour de Répression de l’Enrichissement Illicite. Et aujourd’hui encore, si vous interrogez les Sénégalais, ils sont nombreux, en dépit de la volonté affirmée du président de la République, à ne pas croire que le pouvoir actuel ira jusqu’au bout de la traque des biens mal acquis. Ce qui fonde cette attitude, c’est évidement leur expérience mais également une certaine culture du pouvoir qui me semble elle-même partagée, intériorisée, par la grande majorité des Sénégalais résignée à accepter que « buur lekk ak naan, baadolo gattam ! : les royaux jouissent, les exclus trinquent ! ». Nous en avons déjà les signes avant-coureurs avec l’idée de médiation pénale, les tentatives tous azimuts de politiser la question et les multiples demandes d’apaisement venant d’autorités morales plus intéressées par la poursuite de la logique de prédation dont elles tirent profit qu’à l’éthique de gestion.
En quoi peut-on parler d’une culture partagée du pouvoir ?
Il suffit simplement que vous soyez nommé à un poste ou que vous accédiez par exemple à une position de pouvoir quelconque pour qu’on vous submerge de félicitations et qu’on s’attende en retour à ce que vous en profitiez pour vous enrichir et procéder à une redistribution. Quand quelqu’un est nommé à quelque fonction que ce soit, son entourage va très vite l’encourager à la transformer en un pouvoir de cooptation, voire d’accaparement et de destruction. En un certain sens, le fait de ne pas jouir des ressources auxquelles on accède dans des positions de pouvoir est perçu comme une tare. Cette conception du pouvoir qui accouple prédation et clientélisme a profondément pénétré nos sociétés depuis très longtemps. C’est pour cela qu’elle est très difficile à extirper de nos comportements. Il se raconte que Thomas Sankara confronté à cette culture fut obligé d’user de subterfuges, en donnant des chèques sans provision à sa parentèle, pour la convaincre qu’il n’avait rien à distribuer.
Et d’où nous viennent de tels comportements ?
Le clientélisme s’installe dans une société où le pouvoir n’est plus régi par des règles de droit coutumier ou moderne. Ou bien alors si elles existent, c’est pour un usage cosmétique, c’est pour valider un système essentiellement basé sur la violence mais qui fonctionne de telle sorte que les groupes qui s’organisent pour le contrecarrer deviennent inefficaces. Pour se prémunir de la violence du système, les individus sont obligés de s’inscrire dans des réseaux de parentèle ou professionnels ou religieux. Ils cherchent par ce biais à se soumettre à un patron qui peut prendre la figure d’un patriarche, d’un chef religieux, d’un leader politique, syndical ou associatif, etc.
Qu’est-ce qui pousse à cette forme de soumission ?
Quand on n’a pas une capacité de réponse collective face à une situation de violence hors de tout contrôle légal, le seul mode qui reste pour les subalternes, pour les dominés, c’est de se mettre en clientèle auprès d’un «bigman» qui assure leur protection. Et ce modèle donne un pouvoir immense hors de tout droit à un groupe restreint d’individus, sorte de seigneurs de guerre à la tête de multiples clans et factions. Chacun va contrôler un certain nombre de clients qu’il est capable de mobiliser et d’investir dans la lutte par la contrainte ou l’intéressement, et tout individu qui se situe hors de ces réseaux est exposé à subir la violence. Un tel système, appelé ailleurs la mafia, la triade, le yakuza, les cartels, force les citoyens à s’inscrire dans ces logiques clientélistes pour bénéficier de la protection ou des subsides qui assurent la survie. Mais on en paye le prix fort parce qu’accéder à ces réseaux, c’est aussi accepter les contraintes et la violence interne qui les structurent.
Ces logiques clientélistes sont-elles une porte ouverte à la transhumance politique ?
Quand un système politique est fondé sur la rétribution des soutiens mercenaires dans un contexte où l’Etat joue un rôle central dans la distribution des ressources économiques avec un ancrage historique fort dans une culture de prédation, il devient impossible d’asseoir l’adhésion politique sur une base idéologique ou programmatique.
A partir de ce moment, à chaque fois que quelqu’un perd le pouvoir, ses clients sont obligés de renégocier avec les vainqueurs du moment l’entrée dans de nouveaux réseaux, ce qui se nomme transhumance au Sénégal. Les clients sont ainsi réduits en bétail politique toujours accroché aux prairies verdoyantes. Ce qui fait que dans les systèmes politiques modernes, vous avez toute une difficulté à asseoir des différences d’un parti à un autre sur une base idéologique et/ou programmatique puisque le mode de mobilisation étant clientéliste, on recrute des mercenaires dont la seule préoccupation est d’accéder au pouvoir et par ricochet au butin. Je n’aime pas trop ce concept de transhumance politique en ce qu’il masque le système qui lui donne naissance pour ne se polariser que sur l’aspect politicien du problème. La question est plus profonde. Ce sont les valeurs de la société dans sa globalité qui sont en question même si on ne veut voir que les politiciens.
Comment une telle vision a-t-elle prospéré dans nos sociétés ?
Dans beaucoup de sociétés africaines, le pouvoir politique s’était partout construit autour de l’imaginaire d’un Etat nourricier. Sa fonction principale était d’assurer les conditions d’une dynamique de reproduction de la société aux plans alimentaire, social, sécuritaire, etc. Quand par exemple il ne pleut pas, quand il y a des inondations, des invasions de criquets, le roi est rendu responsable des heurs et malheurs. C’est pourquoi, il ne peut faire prévaloir le monopole de l’exercice de la violence que lorsque la sécurité et la nourriture du groupe dont il est responsable sont assurées. C’est ce modèle qui prévalait dans tous les Etats de la Sénégambie, tout au moins dans l’imaginaire des populations. Il faut d’abord comprendre que ce modèle de pouvoir est toujours référé symboliquement à l’eau. Dans toutes les monarchies qui se créent en Sénégambie, au moment de l’intronisation du roi, il y a toujours un bain. Le roi qui accède au pouvoir a des responsabilités cosmiques. Quand il ne pleut pas, il en est responsable. Parce qu’on est aussi dans une zone tropicale, sahélienne, l’eau y est d’une importance capitale. Et le pouvoir tient sur deux leviers inséparables : sa fonction nourricière et sa fonction guerrière. Et tant que ces deux pôles ne sont pas connectés, le détenteur du pouvoir n’a aucune légitimité. Ces deux figures emblématiques sont le chasseur et le Laman (gestionnaire du terroir) présents dans toutes les traditions qui rendent compte des mythes fondateurs des Etats de cette région. Il y a des contre-pouvoirs qui sont créés dans l’ensemble de la société faisant de sorte que le souverain ne puisse ni détenir un pouvoir absolu, ni s’éterniser sur le trône. C’est ainsi que dans certaines sociétés ouest-africaines quand le roi est élu, il en a pour 7 ans. A l’issue de cette durée, il doit disparaître par une mort symbolique ou parfois même physique, pour empêcher la reproduction du pouvoir, l’accumulation de ressources au sein d’un groupe, d’une famille, etc. Souleymane Baal, leader de la révolution toroodo de 1776, fondateur de la théocratie du Fouta Tooro, s’inscrit dans la même logique et recommande ce qui suit en matière du choix de l’Imam, le chef de l’Etat : «Choisissez un homme savant, pieux et honnête, qui n’accapare pas les richesses de ce bas monde pour son profit personnel ou pour celui de ses enfants. Détrônez tout imam dont vous verrez la fortune s’accroître, confisquez l’ensemble de ses biens, combattez-le et expulsez-le s’il s’entête.»
Comment expliquez-vous le basculement qui s’est opéré par la suite?
Le basculement s’explique par le fait que le cœur de l’Afrique de l’ouest n’était pas sur les côtes atlantiques au moment où le continent se connecte au capitalisme naissant qui porte l’expansion de l’Europe et met progressivement l’Afrique sur des positions subalternes. Les Etats fondés pendant cette période qu’on pourrait appeler l’ère transsaharienne étaient tous centrés à l’intérieur de l’Afrique. Les Etats les plus côtiers, Tekrur, Ghana, étaient situés dans la moyenne et haute vallée du fleuve Sénégal, loin des côtes atlantiques. Le cœur de l’Afrique de l’ouest battait autour de la Boucle du Niger, là où sont logés les centres des empires du Mali et du Songhaï. Aucun de ces Etats n’est côtier. Ces grands Etats du fait de leur positionnement sur la Boucle du Niger contrôlaient le commerce transsaharien et pouvaient le réguler. Mais quand les Européens arrivent sur la côte, les Portugais les premiers, ils attaquent l’Afrique sur sa partie la plus marginale et la plus fragile. Cette période qui va du XVe siècle à nos jours correspond à la naissance et au développement du capitalisme, c’est l’ère atlantique.
Quelles sont les conséquences de ce contact brutal ?
En Sénégambie, jusqu’avant l’arrivée des Européens on a deux Empires : le Jolof au Nord et le Gabu au sud, autocentrés à l’intérieur du continent, avec des logiques de reproduction plus internes qu’externes. Dès que les Européens arrivent sur la côte au XVe siècle, démarre une fragmentation de l’espace politique qui donne naissance au Waalo, au Kajoor, au Bawol, au Sinig, qui passent du statut de province ou de terroir à celui d’Etat autonome. Tous ces Etats qui dépendaient plus ou moins du Grand Jolof acquièrent leur indépendance en captant les ressources externes apportées dans les rapports avec le Portugal rapidement suivi par les autres Etats ouest-européens. En particulier autour du fer et de l’alcool, se crée un nouveau type d’Etat de très faible dimension ouvert directement ou indirectement sur l’Atlantique. La grande nouveauté, c’est que progressivement, en participant au commerce atlantique, les nouveaux Etats sont appelés à fournir un type de marchandises très particulier : le captif, en réponse à une demande européenne croissante tirée par l’économie américaine de plantation. De plus en plus le pouvoir se militarise pour répondre à la demande extérieure. Progressivement, il abandonne sa fonction nourricière et glisse vers une accentuation de la fonction guerrière, spécialisé dans l’accaparement et l’usage dispendieux des ressources vitales à la société. Les producteurs eux-mêmes deviennent des commodités échangeables sur le marché atlantique contre des produits (armes, cheval, alcool, tissus) symboles du pouvoir et de sa violence de plus en plus exaltée au détriment de la production de la vie. Pour accéder à ces ressources, les razzias sont organisées, les villages brûlés, les femmes violées, les hommes et les enfants vendus s’ils survivent aux attaques. Ces pratiques modifièrent complètement les mentalités. Les rapports de l’Etat aux populations changèrent du tout au tout, avec des rapports désormais fondés presque exclusivement sur la violence. Ce dont rend compte l’adage wolof (Rangooñu badoolo mooy siim cere buur : avec les larmes des exclus du pouvoir, les royaux font leur sauce).
Ce modèle détruit tout sur son passage, ruine complètement l’Etat, le délégitime aux yeux des populations. Et lorsqu’en 1815, l’Europe abolit la traite des esclaves, il se trouve désarmé pour faire face à la nouvelle donne qui rompt avec la violence de la traite esclavagiste et exige un ajustement fondé sur la production et non la prédation guerrière.
Que se passe-t-il alors ?
Les groupes dirigeants de ces Etats, les ceddo, ont été incapables de s’adapter à ce nouveau contexte où il n’y a plus de vente de captifs sur l’Atlantique. Cela les amène à être encore beaucoup plus féroces à l’endroit des populations. Le XIXe siècle témoin de l’abolition de la traite des esclaves a paradoxalement été le siècle le plus terrible pour les populations. Ayant délaissé leurs fonctions de production, les détenteurs du pouvoir et leurs idéologues survalorisent la pratique de la prédation qui devient partie intégrante de la culture politique de capture des ressources externes. Les valeurs sociales hégémoniques se structurent dans l’exaltation de la capacité à exercer la violence non seulement sur les communautés rurales désarmées, mais également sur les autres camps en compétition pour le pouvoir. On n’accède plus au pouvoir que par la violence et exclusivement par la violence.
Quelle position adopter face à cette violence ?
Cette longue expérience de plus de quatre siècles a laissé des traces profondes dans la culture politique des Sénégalais. Au cours de cette période, plusieurs stratégies de résistances ont été expérimentées : désertion, modification des systèmes de défense des terroirs, occupation de zones refuge, luttes armées, etc. Le système ceddo est d’une violence telle que lui opposer une autre violence semble inadéquat à des populations qui ont plutôt développé une alternative que j’appelle le modèle du boa. Ce serpent capture sa proie, l’avale et dort tranquille, le temps de le digérer avant d’expulser les restes. Le peuple sénégalais sacrifie rarement ses enfants dans la rue. C’est l’expression d’une culture très profonde qui agace d’ailleurs souvent les intellectuels. Ayant culturellement mémorisé la violence débridée des Ceddo, les citoyens restent sereins et lucides face aux agressions du pouvoir, dans l’attente du jour de la sanction par les urnes. Cela me semble venir d’une lecture correcte de la longue expérience de la violence sans limite du pouvoir ceddo. Celui-ci est capable de détruire, de tout raser et les populations l’ont souvent appris à leurs dépens, ce qui fait qu’en dehors des rares périodes d’affrontements comme le 23 juin 2011, elles préfèrent se mettre dans une logique de clientèle ou d’attente. Les citoyens sont capables de dissidence mais le font avec beaucoup de lucidité et attendent le moment le plus favorable pour agir, y compris en défiant parfois les ordres religieux. Ils sont capables, tout en restant dans l’allégeance, de faire montre d’une capacité subversive bien calculée. La rupture avec la violence et l’économie de prédation passe par une stabilité socio-économique portée par un essor de la production locale. Et c’est sur cette base que se consolide l’expérience démocratique. Rompre avec l’extraversion c’est relire à l’aune de la modernité contemporaine, l’héritage des contestations historiques de la culture de prédation promue par les Etats négriers d’abord, colonial ensuite et postcolonial aujourd’hui. Paradoxalement, c’est dans le discours des jeunes rappeurs du mouvement hip-hop que cet héritage se perpétue. Celui-ci s’est substitué à la voix des autorités morales et religieuses devenues trop souvent aphones par intérêt, devenant de fait la conscience morale de l’Afrique contemporaine.
Quel rôle les élites jouent-elles dans ce contexte ?
Tant que certaines élites continueront à tourner le dos aux populations, à leur enlever le pain de la bouche, à ne plus exiger de l’Etat qu’il retrouve ses légitimités par la mise en place d’un environnement favorable à l’exercice de ses fonctions nourricière et sécuritaire, n’importe quelle force extérieure pourra intervenir et détruire n’importe quel Etat en Afrique et le peuple croisera les bras et parfois, dans certaines circonstances, applaudira l’intervention étrangère. Aucune société n’est vaincue exclusivement par la supériorité technologique. La technique n’explique pas une défaite d’une nation ou d’un Etat. Si l’avantage technologique pouvait suffire pour vaincre, les Etats Unis n’auraient pas plié jusqu’à rompre en Irak, en Afghanistan aujourd’hui, ou au Vietnam hier. L’Union soviétique avant eux !
C’est une défaite politique que nous avons subie au XIXe siècle. Et elle n’a pas été lue politiquement mais technologiquement, avec l’évocation exclusive de la supériorité militaire des armées coloniales, du reste majoritairement composées d’Africains. Cette manière d’interpréter la défaite dédouane les élites politiques et intellectuelles de l’époque qui passaient leur temps à organiser la rapine, le pillage et la destruction des capacités de défense sociétés. La fable nationaliste nous a vendu les leaders politiques de cette époque comme les héros de nos nations issues des territoires coloniaux. Et cet héritage nous continuons à l’entretenir.
Comment cet héritage se matérialise-t-il aujourd’hui ?
Aujourd’hui ce sont les voitures 4X4, la gabegie dans la consommation improductive, les enfants qui vont étudier à l’extérieur, les soins qu’on va acquérir à l’étranger pendant que le système éducatif et sanitaire local est à la dérive. Le marché intérieur ne fonctionne plus que pour les populations démunies. L’exemple type de ce rapport au pouvoir, on le voit dans les transports au Sénégal. On laisse à la population des moyens de transport quinquagénaires, les cars rapides ou des bus de seconde main recyclés. Regardez combien de fois les élites ont changé leurs modèles de véhicules depuis les DS et les ID des ministres et députés des années 60 jusqu’aux 604, Hummers et autres 8X8 actuelles. Ce sont là des symboles du pouvoir mais ô combien destructeurs sur l’environnement ! Et nécessairement ce mode de consommation totalement extraverti, et qui ne s’appuie sur aucun système productif interne performant, ne peut pas fonctionner sans la corruption et le détournement des deniers publics. Il ne peut fonctionner autrement parce qu’il est basé sur la capture d’une rente politique redistribuée dans des réseaux de clientèle ; le client tout comme le mercenaire ne s’occupe pas de l’idéologie du général, seul le butin et ses clés de répartition l’intéressent.
Cette culture de la prédation est-elle compatible avec une perspective de développement?
Absolument pas! Par exemple aujourd’hui, l’Europe est plongée dans une crise profonde et n’a pas trop de solutions en vue. L’Afrique laissée relativement en jachère depuis des années a des opportunités extraordinaires de développement dans le monde globalisé où nous sommes, mais nous voilà incapables de les saisir parce que certaines élites restent aveuglées par cet héritage qui informe leur culture du pouvoir. Elles ne s’occupent pas de production, pas d’éducation, pas de santé des populations. Elles ne s’occupent pas de l’école publique parce qu’ils ont leurs enfants dans les écoles privées ou à l’étranger. Elles ne s’occupent pas des hôpitaux publics parce qu’elles vont se soigner dans les cliniques privées ou à l’étranger. Tant qu’on n’aura pas recentré l’Afrique sur elle-même, en mettant ses capacités de production au service des besoins définis par ses citoyens, il lui sera difficile de s’en sortir. La formation locale est partout négligée parce qu’elle n’est pas essentielle à la reproduction du système de prédation. Le Sénégal peut ne rien récolter, vider ses caisses mais certaines de ses élites continueront exactement à accéder aux mêmes ressources. C’est dans les pires années de péjoration climatique qu’au Mali on a construit « les villas de la sécheresse ». Donc ce n’est pas la production qui leur pose problème. Ce sont les modalités de partage de la rente laissée par les multinationales qui mobilisent la grande majorité des factions politiques. Les quotes-parts des uns et des autres sont au demeurant réinvesties dans l’immobilier et les comptes bancaires en Europe. L’alternative laissée aux exclus et à la jeunesse en particulier est soit l’émigration par les pirogues de la mort dans l’Atlantique ou l’enrôlement dans les rebellions ou les fondamentalismes religieux en vogue dans toutes les confessions abrahamiques.
Tout cela ne traduit-il pas ce que d’aucuns traduisent comme étant un rapport africain au pouvoir ?
Il ne faut surtout pas naturaliser la culture du rapport au pouvoir. Les adversaires de l’Afrique y compris certaines de ses élites tentent de naturaliser le problème. Subtilement, ils ont bricolé une identité africaine à partir d’un facteur naturel : la couleur de la peau. L’Afrique et les Africains ainsi construits sont figés dans un temps ethnologique immuable, ils ne doivent leurs dynamiques qu’à des forces externes. Cette naturalisation de l’Afrique et des Africains demeure la plus inacceptable des violences qui leur sont faites. Le problème du pouvoir ne relève d’aucune nature, d’aucun atavisme propre aux Africains. Il est historique. Et un phénomène historique peut bien sûr être défait par l’action consciente des acteurs, par la lutte contre ses causes, contrairement à un phénomène naturel qui, obéissant aux lois de la transmission héréditaire, est moins sujet à l’action des forces historiques du changement. Mais quand la croyance à la naturalité ou la religiosité de la domination est établie, il n’y a rien à faire. Il faut donc refuser radicalement ces deux termes de l’alternative : la naturalisation ou la sacralisation des relations de domination, en réaffirmant leur historicité !
Comment s’en sortir alors ?
Il ne s’agit pas de reproduire un quelconque modèle hérité du passé mais de nous inscrire dans le temps du monde qui est le nôtre en prenant en compte de manière critique les expériences historiques de nos sociétés. La lutte contre les pratiques ceddo, les cultures de prédation, passe par les luttes populaires informées par une critique intellectuelle capable de mobiliser les citoyens. Les révolutions politiques et culturelles survenues en Sénégambie comme les critiques intellectuelles majeures contre le système de prédation ont souvent été dévoyées. Les Ceddo vaincus ont été rapidement recyclés dans la chefferie indigène de l’administration coloniale en tant que chefs de canton. Ils ont ainsi continué comme par le passé à ravager les communautés paysannes. Ils se sont par la suite infiltrés dans les confréries religieuses en expansion, pour y poursuivre les mêmes pratiques, tout à l’opposé du jihad de l’âme promu par Cheikh Ahmadou Bamba, El Hadji Malick Sy, Limamou Lahi, Cheikh Bouh Kunta, fondé sur le renoncement et le refus de la jouissance des biens matériels. Les écrits et pratiques de ces lettrés musulmans soufis constituent à mon sens la critique intellectuelle et religieuse la plus radicale de la culture de prédation au Sénégal. Je doute que cet héritage inspire aujourd’hui la pensée intellectuelle sénégalaise qui a tendance à lui tourner le dos par complexe de laïcité. Il y a assurément besoin de révolution culturelle en profondeur de notre rapport au pouvoir.