Dakar - Comme des milliers d’autres enfants mendiants, Mamadou tente de survivre dans les rues de Dakar. Mais contrairement à ses compagnons d’infortune de chair et d’os, il est fait de pixels, héros d’une application mobile visant à sensibiliser sur leur sort.
Par ce média emblématique de la modernité, un concepteur de logiciels sénégalais, Ousseynou Khadim Bèye, 32 ans, veut dénoncer la situation archaïque des "talibés" au Sénégal, des enfants, souvent de milieu rural, confiés à des "daaras", des écoles coraniques, et forcés à mendier dans les rues des grandes villes pour leur maître.
Avec "Cross Dakar City", lancé l’année dernière et inspiré d’un jeu d’arcade à succès des années 1980, Ousseynou Khadim Bèye intègre le club très prisé des développeurs dont les applications sont disponibles à la fois en formats Apple et Android.
Mais ce développeur installé à Lyon, en France, n’a pas choisi son sujet au hasard: revenant souvent dans son pays, il ne se fait toujours pas à la vision tristement banale des quelque 30.000 enfants quémandant dans la rue.
"Ils font partie du décor, cela n’émeut pas vraiment les gens", affirme le créateur à l’AFP, "ils pensent que c’est normal".
"L’idée n’est pas de dire aux parents que leurs enfants ne doivent pas apprendre le Coran", explique-t-il, mais de leur montrer la réalité: "ils n’apprennent pas vraiment, ils mendient et donnent l’argent à l’école qui les exploite".
Lors de la "Journée nationale du talibé", célébrée le 20 avril, la section sénégalaise de la Société internationale pour les droits de l’Homme (SIDH/Sénégal) s’est alarmée du sort des talibés dans ces écoles, qualifiées de "vivier pour les auteurs d’exploitation et d’abus sexuel sur les enfants".
- Enchaînés aux pieds -
En février, les autorités ont découvert 20 garçons, âgés de 6 à 14 ans, enchaînés aux pieds par leur maître coranique dans une ville du centre du pays avec la complicité de deux menuisiers qui avaient fabriqué les fers.
Le personnage du jeu, Mamadou, est d’ailleurs un petit garçon "qui a décidé un jour de rompre les chaînes de la mendicité et d’aller à la rencontre de ses parents", précise Ousseynou Khadim Bèye.
"Pour ce faire", indique-t-il, "il faut traverser les rues de Dakar en évitant de se faire écraser par les voitures" dans un environnement typiquement sénégalais, montant sur des pirogues ou esquivant les "cars rapides", véhicules de transport de passagers aux couleurs bariolées, souvent
insoucieux des règles de circulation.
"On peut se faire écraser par les charrettes, les taxis... Au début du jeu, la circulation est assez fluide et peu désordonnée, mais en augmentant de niveau, ça devient beaucoup plus difficile", poursuit le concepteur.
Au-delà de l’aspect ludique et du succès porté par l’importante diaspora sénégalaise en France et aux Etats-Unis notamment, le jeune homme a voulu mobiliser ses compatriotes contre ce phénomène.
Mais, comme dans son jeu, il s’est vite retrouvé broyé par la réalité, face au pouvoir - tout sauf virtuel - des marabouts.
- Déconvenue -
Les ONG spécialisées auxquelles il a proposé d’ouvrir un nouveau réseau d’écoles pour les "talibés" lui ont fermé la porte au nez, explique-t-il. Et le Fonds de l’ONU pour l’enfance (Unicef) lui a opposé un "non" ferme mais compatissant, rappelant que l’éducation était une compétence nationale sortant du cadre de sa mission.
"Les structures d’accueil, dites écoles coraniques ou +daaras+, qui devraient les accueillir ne remplissent pas les conditions pour le faire, pour l’essentiel", a reconnu Yves Olivier Kassoka, un spécialiste de la protection de l’enfance à l’Unicef.
Mais assumer la responsabilité d’un système éducatif "n’est pas le rôle direct de l’Unicef", a déclaré M. Kassoka à l’AFP, soulignant qu’il lui incombait d’agir auprès des autorités pour faire respecter les droits des enfants.
C’est du côté de l’Etat sénégalais que la déconvenue a été la plus cruelle, confie Ousseynou Khadim Bèye, qui dit avoir écrit au président Macky Sall et à l’ambassadeur de son pays en France, sans recevoir de réponse.
"Ils ont promis, mais cela n’est pas suivi d’effet", dit-il, en référence aux mesures adoptées par le gouvernement pour lutter contre ce phénomène, notamment une loi de 2005 qui interdit la mendicité forcée, sous peine de deux à cinq ans de prison, et d’amendes.
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