El Hadj Songué Diouf, professeur de philo au Lycée Limamou Laye, dénonce le non-respect de l’engagement du Président Macky Sall de réduire son mandat en cours de sept à cinq ans. Selon le lui, cela suscite la réflexion quand le chef de l’Etat perd la «sacralité» de sa parole. Dans cet entretien, il jette aussi un regard sur le système éducatif sénégalais.
Aujourd’hui, on a constaté que l’école sénégalaise est secouée par des grèves répétitives. En tant que formateur, quel est le regard que vous portez sur ces mouvements qui peuvent plomber tout le système éducatif ?
Bon, c’est une situation qui perdure depuis un bon nombre d’années. Il est rare, depuis, au moins une décennie, qu’une année scolaire soit conduite à terme sans débrayage ou grève. Et, effectivement, cela présente un impact très négatif sur la qualité des enseignements apprentissages. De part et d’autre, l’école n’est pas suffisamment prise au sérieux, surtout de la part des pouvoirs publics. Et, la raison pour laquelle, fondamentalement, les enseignants sont en grève est liée au respect des accords qu’ils ont déjà signés avec l’Etat. A ce niveau là, il me semble que la chose scolaire en tant que telle ne soit pas la priorité de l’Etat. En ce moment même (mardi dernier) où je vous parle, les enseignants sont en débrayage depuis 9 heures. Je pense qu’il est temps que l’école soit au centre des préoccupations de l’Etat, que l’on fasse moins de politique. Toujours, on a le sentiment que c’est un éternel recommencement parce que les mêmes doléances reviennent. L’Etat fait les mêmes promesses, etc. Et, au bout du compte rien n’est respecté. Pour moi, c’est une situation dommageable pour tout le monde.
Que faire selon vous, pour tourner cette page ?
Ce qu’il faut faire d’abord, d’un point de vue moral, c’est que tout le monde soit armé de bonne foi. Deuxièmement, il y a eu des réflexions profondes qui ont été menées déjà lors des états généraux de l’éducation et de la formation en 1981 et qui, malheureusement c’est difficile à dire, prennent en charge la plupart des revendications qui sont en train d’être faites par les enseignants. Et l’Etat les traite avec mépris. Aussi, nous autres enseignants, nous avons des droits qu’il s’agit de faire respecter, mais que l’Etat comprenne également que les étudiants ne sont pas des parias ou des marginaux. Parce que c’est sur eux que repose la formation de la Nation. A partir de cette assise, on pourrait bâtir une école véritablement sénégalaise. Mais également, que l’Etat cesse de faire des promesses démagogiques qu’il sait, dès le départ, ne pas pouvoir tenir. Elles donnent aux enseignants d’autres solutions que celle d’entrer en grève. Et, il faut aussi que les enseignants comprennent que la grève doit être le recours ultime. Quand vous la faites votre arme systématique, elle se banalise. Et vous perdez votre propre crédibilité. De mon point de vue, la responsabilité est plus du côté de l’Etat que les enseignants.
Concernant la philosophie, il y a un déficit de professeurs pour enseigner cette discipline dans les établissements scolaires du pays. Et, la plupart des gens qui l’enseignent ne sont pas des philosophes de formation. Comment faire pour pallier ce déficit ?
Il faut d’abord qu’on recrute un peu plus d’élèves-professeurs au niveau de la Fastef (ex-Ecole normale supérieure). Et, c’est encore l’Etat, dans son irresponsabilité qui prend des gens qui n’ont pas subi du tout un enseignement de philosophie, qui n’ont presque absolument rien à voir avec cette discipline intellectuellement parlant. En réalité, ils ne sont même pas des sociologues. Peut-être qu’ils ont tout simplement fait des études de sociologie ou bien, souvent ils ne sont même pas allés au terme de leurs études. Et, pour arrêter ces grèves, l’Etat recrute des pseudos-psychologues, sociologues, des gens qui viennent de n’importe où pour être parachutés devant les élèves. Aussi, ce déficit découle du fait que la Fastef ne recrute pas suffisamment d’élèves-professeurs en matière de philosophie. Il s’y ajoute que le département de philosophie ce qu’il produit, en terme de master, est très faible par rapport à ce qu’on retrouve dans les autres départements. Et il faut aussi que les conditions d’accès à la formation soient moins draconiennes.
Avec le recul, êtes-vous d’avis que ce déficit impacte négativement la formation intellectuelle des élèves ?
Oui, je suis tout à fait d’accord. Non seulement il impacte négativement la formation intellectuelle des élèves, mais également il crée une situation d’injustice. Parce que le plus souvent, au nom des acquis démocratiques, des enseignants, qui font maximum quatre à cinq ans dans les régions, viennent dans les grandes villes comme Dakar, Thiès, Mbour pour y rester définitivement. Souvent, la plupart des enseignants qui sont dans ces zones reculées n’ont pas subi de formation philosophique. Et, la conséquence c’est qu’au Bac, les élèves vont sentir qu’ils n’ont pas été évalués dans des conditions démocratiques. Ils ne comprennent pas les sujets qu’on leur propose. Ceci s’explique par le fait que l’enseignement qu’ils ont reçu ne leur donne pas l’outillage nécessaire pour aborder sur le même plan que ceux qui sont dans les centres villes. Donc, c’est extrêmement grave. Il m’est arrivé de débarquer dans un lycée où, quand le chef d’établissement m’a présenté les collègues, et j’ai discuté avec eux, ils m’ont avoué d’eux-mêmes qu’ils venaient de France, que l’un avait fait des études d’anthropologie, l’autre avait un peu taquiné le droit, etc. Dans tous les cas, je considère qu’ils enseignent tout sauf de la philosophie. Et, quand j’ai ouvert les cahiers des élèves, j’étais scandalisé. J’étais obligé, en collaboration avec le proviseur, de faire un petit résumé du programme au profit des élèves parce que la philosophie permet à l’élève de développer un esprit critique. Oui, c’est une véritable tragédie dans les régions parce que n’importe qui fait office de professeur de philosophie.
Il y a combien de professeurs de philosophie au Sénégal ?
Bon, je ne connais pas le nombre exact. Mais on tourne autour de 300 environ dont une centaine a un diplôme de philosophie. Les autres viennent d’horizons divers. Et l’Etat le sait. Mais dans sa démagogie, il laisse faire.
Vous avez mentionné le nom de la Fastef. Des élèves- professeurs, formés dans cet établissement, sont en grève depuis quelque temps parce qu’ils réclament leur recrutement dans la Fonction publique. Quelle analyse faites-vous de cette situation préoccupante ?
Cette question me préoccupe. Mais il faut faire la différence. Il y a des gens qui ont fait le concours et qui, aujourd’hui subissent la formation. Donc, ces gens là, c’est un devoir de l’Etat de les recruter parce qu’ils n’ont pas demandé à ce qu’on les intègre. Et, je rappelle que l’Etat a établi un quota en philosophie, histoire, géographie, etc. Ceux qui ont réussi le concours, au terme de leur formation, l’Etat devrait, normalement, les intégrer dans le système. Maintenant, l’autre catégorie appartienne à ce qu’on appelle la «Formation payante». Et, ici, elle concerne, peut-être, tous ces gens là dont vous entendez dire qu’ils sont en train de faire des grèves de la faim. Mais il faut avoir le courage de reconnaître que l’Etat ne leur doit pas un recrutement parce qu’ils ont payé leur propre argent pour être formés. Donc, d’un point de vue strictement juridique, aucun contrat ne les lie à l’Etat. Par contre, on pourrait se dire que, moralement, le devoir de l’Etat, c’est aussi de ne pas laisser une jeunesse formée et diplômée en rade. A mon avis, la solution de fond pour éviter cette confusion là, c’est de dire que la Fastef cesse d’ouvrir une branche de «Formation payante». Oui bien, si les professeurs qui y sont le veulent, qu’ils s’organisent en structure privée en dehors de l’établissement où les gens vont aller selon leurs moyens pour subir une formation.
Avec le fonctionnement du système éducatif sénégalais, êtes-vous optimiste par rapport à l’avenir de la jeunesse en termes de connaissances intellectuelles ?
Non, on est loin d’être dans l’optimisme. Je suis plutôt dans le pessimisme parce qu’on a l’impression que l’école sénégalaise est relayée au dernier rang des préoccupations des pouvoirs publics. Regardez bien au niveau de l’espace universitaire, on ouvre des universités qui n’ont pas le minimum en termes d’outillages et d’équipements pour fonctionner. Moi, j’ai reçu beaucoup d’étudiants qui ont été orientés dans ce qu’on appelle «l’Université virtuelle du Sénégal (Uvs)». Mais vous savez très bien que la démocratisation de l’outil informatique n’est pas déjà une réalité. Quand vous prenez un étudiant qui n’a jamais manipulé un ordinateur que vous orientez à l’Uvs, je dis qu’il est mal parti pour suivre ses études. On parle d’émergence, alors que ceux qui sont censés la porter, s’ils n’ont pas été bien formés, il n’y a aucune possibilité pour ce pays de se développer. Donc, pour moi, l’avenir est très noir parce que la politique politicienne est toujours au centre des actions de l’Etat, et non pas des projets de développement. Vous pouvez avoir quelqu’un qui passe son temps à vous donnez des chiffres, des statistiques, etc. Mais dans la réalité, nous constatons un recul de la qualité de l’enseignement, des conditions de travail aussi bien pour le professeur que pour l’élève. Sous ce rapport, on ne peut qu’être que pessimiste par rapport à l’avenir.
Quelle appréciation faites-vous du maintien du mandat présidentiel en cours à 7 ans ? Et, pourtant, le chef de l’Etat avait fait la promesse de le réduire à cinq.
Vous savez, moi, je ne suis pas juriste. Eux-mêmes, ils ont du mal à s’accorder sur l’avis ou la décision du Conseil constitutionnel. Mais je dis, dans tous les cas, que c’est très grave. Nous avons réalisé le miracle de faire en sorte que la Constitution soit au-dessus du Peuple, alors que nous l’avons engendrée et enfantée. Aujourd’hui, elle ne correspond plus à nos aspirations qui, sur cette question précise du mandat, ils disaient que «c’était un consensus que nous souhaitons avec le chef de l’Etat qu’on fasse les cinq ans, qu’on entre ensemble dans l’histoire et que le Sénégal soit conforté dans sa tradition de leadership en matière de démocratie en Afrique, et même dans le monde». Mais malheureusement, on invoque des dispositions de la Constitution qui empêcheraient un Peuple de réaliser ses aspirations. Et, je crois que, dans tous les pays démocratiques, c’est le peuple qui est au-dessus de la Constitution. Il me semble qu’elle est en déphase avec les aspirations du Peuple. Lorsque la parole du chef de l’Etat, qui doit être doublement sacrée et symbolique, perd de sacralité, je dis qu’il y a matière à réfléchir. Pour moi, il y avait deux référendums : celui du Peuple et des politiciens. Donc, je dis que la consultation du 20 mars prochain, c’est le référendum des politiciens. Celui du Peuple, c’était simplement la réduction du mandat à 5 ans applicable à celui qui est en cours. Toute autre perspective est complètement en rupture avec les aspirations du Peuple.
Donc, pour vous c’est du «Wax waxeet»…
Le terme est déjà tellement utilisé que je ne veux pas le reprendre. Alors, je dis clairement qu’il y a une charge symbolique et sacrée tellement forte liée à la parole du premier des Sénégalais qu’on devrait tout faire pour que la Constitution rende possible son applicabilité de réduire son mandat en cours. C’est une exigence de la raison, de la morale. On ne peut pas imaginer quelqu’un qui donne sa parole, et son Peuple le suit, qu’on vienne nous servir l’argument selon lequel la Constitution, qui est censée servir le Peuple, n’est pas apte à rendre possible sa promesse. Donc, je considère que c’est un paradoxe absolument absurde. C’est un acte de rupture avec l’histoire de son Peuple et ses valeurs fondamentales. Présentement, tout le pays est en otage. Vous voyez des jeunes, des femmes, etc. qu’on transporte partout avec des slogans : «Votez Oui», etc. moi, tout cela me renvoie il y a 20 ou 30 ans en arrière. Les questions électorales doivent attendre le calendrier qui leur est prévu par la Constitution.
Vous dites que le référendum du 20 mars est celui des «politiciens». Donc, vous appelez au boycott ou à voter «Non»…
(Rires). Bon, je suis allé plus loin. En réalité, je suis en train de montrer, de m’interroger sur la signification même de ce référendum. Le seul enjeu du Peuple, c’était un référendum dont les termes restaient la réduction du mandat en cours. Est-ce que le référendum prend en charge cette exigence là ? Non, je ne pense pas. Donc, à partir de ce moment là, je dis que le référendum a été vidé de substance parce qu’il ne permet pas d’aller dans ce sens du respect de la parole donnée du chef de l’Etat et de la volonté populaire. Non, je n’appelle pas au boycott parce que nous sommes en démocratie. Mon niveau, c’est celui de l’analyse et de réflexion. Et je refuse d’être dans un carcan de «Oui» ou de «Non».
A votre avis, la rupture prônée par le Président Macky Sall et son équipe est-elle au rendez-vous ?
En tout cas, dans les actes qu’ils posent, rien n’incite à penser qu’ils sont dans la rupture. C’est de l’ordre du discours, de la revendication théorique. Mais il y a des actes symboliques forts qui font qu’on ne peut pas parler de rupture. Si vous vous mettez à repêcher des gens qui étaient en eaux troubles parmi les hommes et les femmes les plus puants qui incarnent l’ancien régime ou précédent et que vous les précipitez aux affaires, le Peuple n’y comprend absolument rien. Ces actes peuvent être banals. Mais en réalité, ils ont une charge symbolique très forte qui montre qu’au fond de la réclamation purement théorique, la rupture en tant que telle n’existe pratiquement pas.
Donc, êtes-vous déçu ?
Oui, je suis déçu parce qu’on m’avait beaucoup promis. On avait promis une gouvernance sobre et vertueuse. Aujourd’hui, nous avons les mêmes images qu’on pensait complètement enterrer. Des millions sont distribués partout pour qu’on vote «Oui». Et, nous étions persuadés que ces actes là avaient été rayés de notre paysage politique. Et je dis que nous ne sommes pas encore sortis de l’auberge.