Elles ont contribué pendant plus de 20 ans à écrire l’histoire de la mécanique automobile au Sénégal. Fatou Sylla et Fatou Kamara Diagne ne partagent pas qu’un prénom. Bien plus, elles partagent un mode de vie, une passion et un destin : Avoir réussi à inscrire leur nom dans la postérité dans ce qu’il convient d’appeler une chasse gardée des hommes, la mécanique automobile.
A Liberté 6 à l’intersection qui mène à Scat Urbam et le ministère de la Jeunesse, pendant que Fatou Kamara Diagne, penchée sur une Mercedes, assiste un apprenti qui éprouve des difficultés à résoudre un problème mécanique, Fatou Sylla est confinée à la salle d’accueil en train de s’occuper d’un bébé. C’est la scène qui rythme depuis un certain temps les journées des Fatou Fatou, précisément depuis que Fatou Kamara Diagne, surnommée Sédinté, a accouché d’un petit marmot en novembre dernier. Elles commémorent cette année leur 21ème anniversaire dans un domaine considéré par beaucoup comme la «chasse gardée des hommes», la mécanique automobile. De quoi désarçonner le visiteur qui met pour la première fois les pieds dans le garage Fatou Fatou de réparation des Mercedes, car pour un garage, Fatou Fatou Mercedes est différent de ce qu’on a l’habitude de voir. L’ordre y règne en maître. Dès le portail franchi, 2 pots de fleur ornent l’allée qui mène à la salle d’accueil. On aperçoit à droite des voitures en réparation et à gauche, celles qui vont être livrées.
Un rêve qui se concrétise
Les idées reçues voudraient que la réparation mécanique soit destinée aux hommes qui ont échoué à l’école. Mais pour les Fatou Fatou, cette logique n’engage que ceux qui y croient. Issue d’une famille aux revenus modestes, Sédinté a très tôt commencé à s’intéresser au bricolage. D’ailleurs, elle est incapable de se rappeler le moment exact où elle s’est décidée à réaliser son rêve de devenir mécanicienne. C’est sur les conseils d’un parent qu’elle s’est initiée à la formation mécanique. C’était en 1995, Sédinté venait tout juste d’échouer à l’examen du Bfem.
La jeune fille va intégrer l’Ifc Thomas Sankara. A ce même moment, Fatou Sylla qui fréquentait le lycée technique Maurice Delafosse accompagnait son père dans ses chantiers à ses heures libres. Elle s’essayait à tous les métiers, de la maçonnerie à la peinture. Elle proposait son aide aux ouvriers. Plus tard, Fatou Sylla gèrera les chantiers de son père. Cela n’a pas eu d’impact sur ses études. Bien au contraire, elle excelle dans les matières scientifiques au point de taper à l’œil d’un de ses professeurs. Ce dernier lui conseille de faire de la mécanique. L’idée au départ paressait utopique, mais avec le temps, elle décide de suivre le conseil de son professeur. Elle intègre l’Ifc Thomas Sankara en 1995. A l’époque, les deux Fatou ne se connaissaient pas.
Trois ans plus tard, diplôme en poche, les 2 jeunes dames vont aller pratiquer leur métier au garage Cheikh Ndiarème Sarr. C’est là qu’elles sympathisent. Toutes deux étant fraîchement diplômées et stagiaires, elles n’ont pas de revenu mensuel. A l’heure du déjeuner, elles se trouvaient un havre de paix à l’ombre d’un arbre et croquaient des cacahuètes. Cette situation ne les dérange pas puisqu’elles sont décidées et motivées à mettre en pratique les théories absorbées à l’école.
En dehors des considérations de genre, les deux Fatou doivent très rapidement montrer qu’elles ont les mêmes aptitudes que leurs autres collègues. Le patron des lieux ne fait pas de distinction entre hommes et femmes. Les demoiselles doivent comme tout le monde se mettre à la tâche. Rien ne leur sera toléré. Au contraire, vu qu’elles ont reçu une formation académique, on attend d’elles un travail de professionnel. Cependant, elles se heurtent à une difficulté. Elles n’ont pas le temps de bien pratiquer, car le chef d’équipe ne prenait pas le risque de leur confier de lourdes tâches sous prétexte que les voitures dont il avait la responsabilité coûtaient une fortune. Elles en ont souffert une bonne partie de leur stage. De cette souffrance partagée, elles se sont rapprochées et ont commencé à se découvrir. Elles tissent des liens. C’est le début d’une nouvelle amitié.
Les années défilent, elles accumulèrent de l’expérience. Mais il restait à s’habituer au regard «dérangeant» des gens qu’elles croisaient dans la rue. Au début, il fallait mettre les tenues de travail dans un sac et ne les porter qu’une fois au garage. Très vite, elles se rendent à l’évidence que fuir le regard parfois moqueur des gens n’est pas la bonne solution. Elles décident de les affronter. Désormais, la tenue de travail serait leur identité. Elles la portaient dans les cars rapides, les lieux publics, etc. Cela n’a pas été de tout repos. Un jour, alors que les deux filles avaient quitté le garage tard, elles se rendent au marché pour les besoin de la Tabaski. De là, elles se trouvent en butte aux moqueries de vendeuses qui n’avaient jamais vu des femmes mécaniciennes. Exaspérée par l’attitude de ces femmes, Sédinté décide de se retourner et d’en découdre avec les vendeuses. Il a fallu que Fatou Sylla l’en dissuade pour lui faire rebrousser chemin. «C’est demain qu’elles vont comprendre», la consolait sa camarade. Blessée dans son amour propre, Sédinté avait songé à changer de métier pour ne serait-ce pouvoir avoir une vie comme toutes les autres femmes, car faut-il le souligner, les deux Fatou ne disaient rien à leur famille de ce qu’elles enduraient. «Il nous est arrivé plusieurs fois de marcher de la Vdn à Golf Sud parce qu’on n’avait pas assez d’argent pour payer le transport. Etant des femmes, nous ne pouvions pas demander de l’argent, sinon ça serait mal perçu», confie Fatou Sylla avec nostalgie, le sourire aux lèvres. En tout, elles ont passé sept bonnes années dans ce garage comme stagiaires.
La traversée du désert
Ainsi, l’expérience étant emmagasinée et le carnet d’adresses bien rempli, les deux Fatou décident de mettre à profit leurs talents et s’installer à leur propre compte. Elles veulent avoir leur propre garage avec peu de moyens, pour ne pas dire avec rien. Elles épargnent le peu d’argent qu’elles gagnent grâce à certains clients pour acheter des feuilles de zinc alors qu’elles n’avaient même pas de terrain. Elles trouveront finalement un espace libre à Yoff vers le Yengoulen. Elles y construisent un abri de fortune et commencent à recevoir des clients. L’emplacement n’attirait pas beaucoup de clients et il fallait payer les ouvriers qui les aidaient, même s’il n’y avait pas de clients. «Il y avait des jours où on n’avait pas assez d’argent pour le transport. Dans ces moments, on mettait des tenues de sport et on faisait semblant de faire du sport. Et on donnait aux ouvriers le prix du billet de transport. Ces temps étaient vraiment durs» témoigne Sédinté qui soutient que ce n’est rien par rapport à ce qu’elles ont enduré par la suite. Un jour, elles trouvent au garage des agents de la mairie de Yoff en train de détruire l’abri de fortune qui leur servait de garage. Fatou Sylla, qui d’habitude réconfortait Sédinté dans les moments difficiles, a été la première à vouloir jeter l’éponge. «On a beaucoup pleuré ce jour-là. J’avais même décidé d’arrêter la mécanique et de voyager, car je ne pouvais pas comprendre qu’on démolisse nos ambitions. On ne faisait qu’essayer de s’en sortir. Je me suis dit qu’avec des débuts pareils, il ne servait à rien de continuer et c’était perdu d’avance», explique-t-elle, l’air jouissif, comme pour dire que si elles avaient jeté l’éponge, elles ne seraient pas devenues chefs d’entreprise aujourd’hui.
Après cette démolition, les deux mécaniciennes continuent à pratiquer, mais en «freelance». Elles vont trouver le client à son emplacement. En même temps, elles cherchent un site pour les héberger. La mairie de Dakar les autorise à s’implanter derrière le cimetière de Yoff. Elles vont construire de leurs propres mains le nouveau garage, car n’ayant pas les moyens de s’attacher les services de professionnels. Mais à Yoff, elles se font «bizuter». Le peu d’outils dont elles disposaient disparaissait. Il faut noter que cet emplacement ne garantissait aucune sécurité. Du garage, on pouvait assister en direct à un enterrement, car le mur qui séparait l’atelier du cimetière était très bas. Cela n’enchantait pas beaucoup les clients. Et il fallait s’adapter. Et pour combler ce «vide», elles ont installé une «salle d’accueil» où les clients, pendant que leurs voitures étaient en réparation, pouvaient tranquillement déguster un café. «Cela a permis de fidéliser un bon nombre de clients», note Sédinté, de qui est venue l’idée de mettre un plus de touche féminine à leur garage.
Même si à cette époque elles avaient une bonne clientèle, elles ne gagnaient pas encore assez d’argent pour subvenir à leurs besoins. L’emplacement était acquis, certains clients fidélisés, il restait toujours à faire du profit. En ce sens, elles ont vu leur cote de popularité grimper du jour au lendemain. «C’est la presse qui a contribué de manière significative à l’expansion de notre garage», relève Fatou Sylla avec une certaine ironie gourmande car, explique-t-elle, «depuis qu’on a commencé à nous donner le titre de premières femmes mécaniciennes au Sénégal, les clients ont commencé à venir. Ce n’était pas un rush, mais à cette période, c’était une aubaine pour nous». Avec cette aura, le président de la République d’alors, Me Abdoulaye Wade, les reçoit au Palais. Il leur octroie un terrain sur les deux voies de Liberté 6, à l’intersection de Scat Urbam et du ministère de la Jeunesse. Maintenant qu’elles y ont construit un garage moderne, les Fatou Fatou ont pris des galons. Elles sont devenues des chefs d’entreprise et emploient des salariés.
Une gestion féminine dans un milieu masculin
Maintenant que la tempête est passée, elles s’apprêtent à boucler leur 21ème année de carrière. Entre-temps, elles se sont rendues en Europe pour se former à la mécanique électronique. Deux ans après ce voyage, le maire Racine Talla leur offre une valise de diagnostic électronique d’une valeur estimée à plusieurs millions. Elles ne passent leurs journées qu’au sein de bureau, sauf si les employés rencontrent des problèmes. Les décisions concernant l’entreprise se prennent à deux. «Il arrive que l’une soit affectée à d’autres tâches hors du garage, et celle qui reste à l’atelier assure la gestion. Une fois au garage, on fait un compte rendu et on s’aligne sur la décision qui a été prise. On ne se prend pas la tête», assure Fatou Sylla qui a expliqué leur complicité par le partage d’une certaine forme d’éducation.
En effet, les deux dames ne sont jamais restées plus de deux jours sans se voir. Et ce, depuis plus de 18 ans jusqu’à novembre passé. Cette complicité saute aux yeux du visiteur qui met les pieds au garage. Seulement, pour Fatou Sylla qui refuse de parler de réussite, cette situation, elle aurait aimé que sa mère la voie, car révèle-t-elle, «de son vivant elle savait, même si on ne lui a rien dit, qu’on souffrait. Je voulais au moins qu’elle voie que nous avons nos propres locaux», regrette-t-elle. Mais quand elle y pense, elle se console en se disant que Sédinté n’a pas connu son père. Elle y voit un signe du destin pour renforcer leur amitié. Maintenant que Sédinté est devenue mère de famille, l’on pourrait croire que la famille devient prioritaire au détriment du garage. Il n’en est rien. «Les gens attendent que je privilégie soit la mécanique soit ma famille, mais ils oublient qu’on peut se positionner au juste milieu. Je dirai même que les femmes chefs d’entreprise s’occupent mieux de leur mari que les femmes au foyer», plaide Sédinté.