Situé au quartier Darou Nahim à Gouye Mouride (Rufisque Est), le cimetière des soldats de Rufisque demeure un mystère pour bon nombre de Rufisquois. Mystère par rapport à son histoire, mais aussi à son existence. Un petit détour sur les lieux combiné à une enquête réalisée par Le Quotidien, n’a pu cerner l’énigme. Pour autant, nous offrons à nos lecteurs ce dossier susceptible de soulever des vérités sur l’histoire jamais contée auparavant de ce patrimoine historique plongé dans un total anonymat.
Un glorieux passé militaire
Un cimetière militaire au coeur de Rufisque ! Rien d’inédit pour qui connaît l’histoire de la ville. En effet, la vieille cité, avec son statut de commune de plein exercice durant la période coloniale,
a très tôt connu une expansion sociale, économique, mais aussi militaire sans précédent. En témoignent la présence des camps militaires Xavier Lelong et Marchand en plus d’une base de la marine française et du camp Moussa Dioum de Bargny. «Rufisque était l’Etatmajor
de l’Afrique occidentale française (Aof) en quelque sorte», fait savoir un ancien combattant. Lors de la seconde Guerre mondiale, en septembre 1940, a eu lieu un débarquement des Alliés à Rufisque durant l’opération Menace visant à rallier Dakar et l’Aof à la France libre. Un débarquement qui a été un échec cuisant pour les Alliés ayant même enregistré des pertes en vies humaines dans leurs rangs lors de l’opération.
C’est dire que Rufisque était une véritable puissance militaire. Au fil des années, ce legs militaire s’est graduellement érodé laissant place à des vestiges historiques malheureusement invisibles aujourd’hui pour certains du fait de l’action anthropique. Sur les ruines du camp Xavier Lelong, transformé d’abord en trois écoles primaires (Camp Lelong 1, Camp Lelong 2 et Cité Radio), est érigée aujourd’hui l’Ecole de formation des instituteurs (Efi) juste à côté du stade Ngalandou Diouf (Rufisque Nord). Le camp Marchand a fait place, à côté de quelques bâtisses dans un état de délabrement avancé, à des constructions à usage d’habitation et au lycée éponyme. Le cimetière militaire, lui, résiste à l’usure du temps, mais aussi à la folle urbanisation qui broie le riche patrimoine militaire de la ville.
Coin perdu
Situé à Gouye Mouride (Rufisque Est), plus précisément dans le quartier Darou Nahim, le cimetière militaire de Rufisque reste un vibrant symbole de ce passé prestigieux. Au détour d’une des ruelles exiguës du quartier, très mal loti du reste, le cimetière est au garde à-vous. Les installations de la Sococim sont l’unique repère pour le visiteur non familier de l’endroit. Un petit portail noir bien cadenassé qui s’ouvre sur deux battants sert d’entrée. Sur un des poteaux en pierre de Rufisque peints en blanc qui l’encadrent est incrustée une épitaphe ; le seul élément d’information : «Ici reposent 162 tirailleurs sénégalais morts pour la France ainsi que 9 membres de leur famille DCD entre 1918 et 1954».
Informés de l’inexistence d’un gardien sur le lieu, nous nous faufilons entre les barreaux verticaux et édentés du portail pour
démarrer notre visite. Un baobab, juste à notre droite, des arbres au feuillage vert, des arbustes épineux et quelques rares fleurs jaunes constituent la flore. Des briques fraîchement fabriquées nous accueillent à l’entrée. Sûrement l’oeuvre d’un riverain qui ne veut exposer sa propriété en pleine rue où les risques de dommages sont réels. Devant nous, une allée bordée de pierres de Rufisque mène à un petit
monument érigé au centre du cimetière dont la superficie avoisine les 3 000 m². De part et d’autre de l’allée sont alignées
en parfaite symétrie les tombes d’un mètre sur deux (environ) avec une hauteur de 20 cm peintes en blanc. Toutes sont soigneusement numérotées en noir. Derrière le monument, c’est le vide total. Un clairsemé tissu herbacé sec parsemé de pommiers de sodome (poftane)
s’étale jusqu’au mur ocre assoiffé de peinture. Un pan, sur une longueur d’une dizaine de mètres, s’est effondré, mais est supplanté
par un grillage en fer léger ne rendant le cimetière accessible que par la porte d’entrée. Pour autant, quelques chèvres paissent tranquillement sous le soleil ardent sans se soucier de notre présence. Sans doute, ont-elles emprunté le même passage que nous. L’endroit semble relativement bien entretenu.
Histoire tue à dessein ?
Tel n’a pourtant pas toujours été le cas, informe le chef de quartier Moussa Ndiaye. «Les populations éprouvaient une réelle psychose par rapport au cimetière laissé dans un état lugubre. Il y avait beaucoup d’herbes et des arbres touffus au point que personne n’osait
franchir le seuil. Des serpents y vivaient de même que d’autres petites bêtes», fait-il savoir. «A la faveur d’un feu qui s’y est déclaré vers l’année 2000, des militaires français ont atterri sur les lieux en hélicoptère. Ils m’avaient même interpellé ce jour-là. C’est depuis cette date
que le cimetière est devenu sans danger pour les populations grâce à un entretien régulier», explique encore le chef de quartier.
L’Armée française assure jusqu’à présent sa gestion à travers la supervision d’un nommé Ousmane Koné, fils d’un ancien combattant. Interrogé, il esquive : «C’est vrai que je connais quelque chose sur l’histoire du cimetière. Cependant, je ne suis qu’un superviseur qui suit les directives de l’Armée française.
Par conséquent, je ne puis m’avancer sur le sujet parce que je ne sais quelles seront l’ampleur de mes propos et la réaction de ceux qui m’ont confié cette mission », prévient le sexagénaire coupant court ainsi à notre tentative d’en savoir un peu plus. Un autre, officier d’état civil à la mairie de Rufisque Est, semble bien imprégné du sujet. Pour autant, il ne veut s’y prononcer : «Quelle importance y a-t-il à
parler de ce cimetière ?», balance-t-il, arguant «qu’il y a d’autres sujets plus importants et qui impactent plus le devenir de Rufisque». Pourquoi ces gens qui s’y connaissent refusent de parler ? Pour un confrère, administrateur d’un site d’information, ce mutisme s’explique par le fait que l’endroit fait l’objet de plusieurs convoitises.
Objet de convoitises
Au moment où certains prônent l’érection d’un musée sur la partie restante (un peu plus de la moitié) pour vendre le patrimoine militaire de Rufisque, d’autres y trouvent un palliatif au cimetière de Thiawlène (Rufisque Est) quasiment plein.
L’imam Ibou Wade de Arafat est de ceux-là. «On avait entamé des démarches pour en faire un cimetière, mais on a buté sur le
refus catégorique des autorités », narre-t-il. Rufisque compte en fait quatre cimetières fonctionnels dont un, chrétien, situé en bordure de mer (Rufisque Ouest). Le plus grand est Ndoumbélane de Dangou (Rufisque Nord) qui polarise plus d’une trentaine de quartiers et «enregistre en moyenne six inhumations quotidiennement », d’après Djibril Sall, le préposé à la surveillance des lieux. Un taux important, combiné aux constructions irrégulières de certaines tombes, accélère son remplissage dans un futur proche. « Dans moins de
dix ans, le cimetière sera plein», assure le septuagénaire.
Il en est de même pour les autres cimetières de la ville. Au moment où Diokoul (Rufisque Ouest) et Thiawlène (Rufisque Est) régulièrement envahis par les débordements d’eau de mer grignotent lentement leurs derniers mètres carrés restants, le cimetière chrétien de Diokoul
Wague a presque atteint sa capacité maximale ; d’où la volonté pour la plupart des Rufisquois de rouvrir le cimetière militaire en panne d’activités avant même l’indépendance. Pour certains cependant, le cimetière militaire demeure un patrimoine de la France. C’est
l’avis généralement partagé chez les riverains du cimetière, témoins des fréquentes visites des militaires français. «Ils viennent assez souvent pour organiser une cérémonie de reconnaissance aux tirailleurs avec la pose d’une gerbe de fleurs, le tout accompagné de la
fanfare», relate le quadragénaire Amadou Mbaye. L’hypothèse d’une appartenance à la France est toutefois battue en brèche par l’abbé Sandi Diouf. «Dans la législation française, rendre un hommage posthume aux soldats tombés sur le champ de bataille est un devoir. C’est ce qui explique la supervision du cimetière par les français», fait savoir le chef de la paroisse Sainte Agnès de Rufisque. Quid de son appartenance à la France ? L’homme de Dieu est catégorique : «Le cimetière est une propriété de la mairie ou de l’Etat sénégalais, mais pas de la France.» Une information qu’il dit détenir d’un aumônier français. Nos tentatives à la mairie Ville ont été vaines. «Aucune
archive sur ce cimetière», regrette Mbaye Diouf du bureau de l’occupation des sols.
Un lieu qui n’attire pas
Gouye Mouride est moins vieux que le cimetière qui l’a vu s’installer et grandir. Ce qui fait que l’histoire du cimetière est grandement méconnue de ses habitants. Les personnes rencontrées ne connaissent pas grand-chose du cimetière. Pape Faye, gérant d’une boutique de
transfert d’argent, vivant à Halwar Gouye Mouride, dit ne «rien savoir de l’histoire du cimetière». Pis, il avoue, malgré la relative proximité (1km environ), être resté plus de 7 ans sans y poser les pieds. Même refrain servi par Penda Dia, âgée de 35 ans et vivant au quartier
Arafat 3 depuis 10 ans. «J’en ai que des échos, je n’y suis jamais allée», confesse-telle.
L’once d’information qu’on a pu recueillir est venue de Abdou Mbengue, un peintre quinquagénaire : «Ceux qui sont enterrés dans ce cimetière sont tous des musulmans. Les militaires chrétiens décédés en même temps qu’eux sont inhumés au cimetière chrétien de
Diokoul.» Si les populations des quartiers environnants connaissent l’existence de ce cimetière, tel n’est pas le cas de la majorité
des Rufisquois. En effet, six Rufisquois sur dix interrogés au centre-ville ignorent royalement l’existence d’un cimetière militaire dans leur ville. Un ratio qui s’atrophie en migrant du centre-ville, point de convergence des populations, vers les autres communes de la ville. A
Rufisque Nord par exemple, 80% sur un échantillon d’une population âgée de 45 à 60 ans affirment n’avoir jamais entendu parler d’un cimetière militaire à Rufisque.
Cet anonymat relèverait du statut de ses pensionnaires. En effet, la thèse généralement avancée est que les tirailleurs sénégalais enterrés à Rufisque ont tous trépassé d’une mort naturelle contrairement à leurs homologues de Thiaroye, tristement célèbres à cause de la
mutinerie dont ils ont été victimes. Une thèse qui pour autant ne rencontre pas l’assentiment de tous. Une zone d’ombre parmi tant d’autres sur ce cimetière dont le dénombrement exact et manifeste des tombes est cent quatre-vingt-huit (188) individuelles : plus que le nombre
affiché sur l’entrée du site.