«Aujourd’hui, le système bancaire du Sénégal est détenu à 70% par le Maroc, total bilan et parts de marché, et les 70 ou 90% des 30% restants par des banques françaises». C’est un Mamour Cissé amer qui s’est prêté à nos questions. Dans cet entretien, l’opérateur économique et ancien président du Conseil national des jeunes dirigeants d’entreprise du Sénégal parle des difficultés dans lesquelles se débattent, dans le secteur des hydrocarbures, deux sociétés créées par des nationaux et qui vont mettre la clé sous le paillasson. Parce qu’ils ont fait face à de nombreuses contraintes et goulots d’étranglement dont seraient à l’origine nos pouvoirs publics. Pour l’ancien président de l’institut de l’Entreprise et par ailleurs, leader du Psd/Jant bi, le Sénégal ne peut pas se développer sans une industrie forte et sans changement des mentalités. Il déplore le gaspillage de temps par les Sénégalais dans les innombrables fêtes. Et à ce rythme, dit-il, l’émergence ne sera qu’un slogan creux si les habitudes ne changent pas.
Quel regard portez-vous sur la situation économique du pays ?
La situation économique du Sénégal est extrêmement difficile. Je ne sais même pas par où commencer, dans la mesure où je pense, en toute bonne foi, qu’on est en train de tromper le président de la République. A tort ou à raison, je ne comprends pas, mais aucun pays au monde ne s’est développé sans un patriotisme économique d’une part, et d’autre part, sans avoir les leviers et les moyens de sa politique. Le Plan Sénégal Emergent (Pse) a beau avoir des qualités, mais tant que ce Plan n’aura pas les instruments pour lui permettre d’atteindre ses objectifs, c’est voué à l’échec. J’en veux pour preuve aujourd’hui, au risque de me répéter, que le système bancaire du Sénégal est détenu à 70% par le Maroc, total bilan et parts de marché, et les 70 ou 90% des 30% restants par des banques françaises. C’est vous dire que c’est la portion congrue qui est réservée aux nationaux. Là-dessus, le régime actuel ne peut compter que sur ses propres forces, et en parlant de propres forces, c’est par rapport aux leviers dont il dispose, et au premier chef, la Banque nationale de développement économique (Bnde) qui doit être aujourd’hui au centre de l’impulsion et de tous les programmes du président Macky Sall.
Les leviers auxquels vous faites allusion sont-ils vraiment pertinents pour propulser notre économie ?
Quand il s’est agi de sauver la Nsts, pour des raisons d’emplois et autres, le Président a trouvé la réponse et a pu effectivement influer et renflouer cette structure qui est en train de reprendre du poil de la bête, c’est parce qu’il avait le levier. C’est important aujourd’hui pour des raisons de souveraineté, mais surtout stratégiques, de disposer de leviers financiers. C’est aussi important qu’on puisse permettre à cette banque-là d’avoir des ressources stables, abondantes, de bonne qualité. Il faut utiliser aujourd’hui la caisse de dépôt et consignation, parce que quelque part, c’est un regret pour moi qu’on ait pu avoir la vigilance jusqu’à ce que le système bancaire marocain soit à un niveau pareil de 70% ; qu’il y ait des minorités de blocage dans ces banques-là, me pose problème. La caisse de dépôt et consignation devait être mise à contribution pour prendre des minorités de blocage sur ces structures-là, mais ensuite, les nationaux, le Fongip. Donc pour moi, il n’y a pas d’économie sans un bon ministre de l’Economie, et aujourd’hui, je pense que nous avons ou du moins j’ai l’impression que nous avons plus un ministre du Budget qu’un ministre de l’Economie. Parce que, en France et ailleurs, c’est le ministre de l’Economie qui porte les orientations stratégiques de développement du pays : les restructurations industrielles, bancaires et autres. Mais là-dessus, je suis désolé, mais on ne sent pas notre ministre de l’Economie.
Nos opérateurs économiques jouent les seconds rôles dans leur propres pays face aux concurrents étrangers. Qu’est-ce qui l’explique ?
Aujourd’hui, sur le terrain, les entreprises sénégalaises jouent les seconds rôles, aussi bien sur le plan industriel que sur le plan commercial et financier. Les projets qui devaient accompagner et soutenir le Pse, nous voyons que c’est plus des étrangers qui sont les têtes de file que des nationaux. J’attendais effectivement, avec l’Apix, qu’il y ait des conglomérats d’opérateurs économiques sénégalais pour booster parce qu’il s’agit de notre pays. Je ne peux pas comprendre qu’on n’ait pas les mêmes droits que ces pays-là, dans leur propre espace économique. Mais alors pourquoi donc doivent-ils l’avoir dans le nôtre, cela pose problème.
J’aurais compris, parce que, qu’on le veuille ou non, il y a un système bancaire français qui a permis quand même l’émergence d’une bourgeoisie nationale, mais pour les Marocains et c’est ce qui est dangereux, c’est qu’ils vont venir avec leurs entreprises industrielles, commerciales, et faire de nous des vassaux ou simplement des agents de distribution. C’est extrêmement grave. Il faut aujourd’hui que le président de la République soit au même niveau d’information pour pouvoir prendre les décisions qui s’imposent. Je vous raconte une anecdote pour dire que je pense en toute bonne foi que quelle que puisse être la solution, je ne peux me dire aujourd’hui que Macky Sall n’est pas au courant de certaines situations. Il y a une clinique qui doit être vendue, j’ai ouï-dire que quand le président de la République a été mis au courant, il a demandé à ce qu’il y ait une préférence nationale dans ce dossier. C’est pour dire donc que le geste qu’il a eu en demandant à ce qu’il y ait une préférence nationale, c’est cette démarche-là qui doit le guider sur la totalité des activités économiques et la part que doit avoir l’entreprise sénégalaise. Le danger, sur ces secteurs stratégiques, et j’en ai parlé, il faut qu’on sache, je ne voulais pas donner les noms, mais deux majors et pas des moindres, deux Sénégalais, qui ont des couleurs bleues, risquent de tomber sur l’escarcelle des Marocains, deux majors dans le secteur de l’hydrocarbure, parce que simplement ces structures-là sont étouffées. Il y a une création sauvage de stations d’essence, on n’a pas pu légiférer pour quand même distancer les stations d’essence les unes des autres. Mais regardez aujourd’hui, vous avez Elton, vous avez Total, cela pose problème. A un moment, je me suis même demandé s’il n’y avait pas du blanchiment d’argent dans ce secteur, parce que ça pousse comme des champignons. Alors pourquoi on accepte qu’il y ait autant d’anarchie, de création au niveau des villes, et pas sur l’axe autoroute à péage. Pourquoi ne permet-on pas aux nationaux d’être sur l’axe autoroute à péage ?
Quelle est la part de responsabilité des opérateurs économiques sénégalais dans cette situation de déclin de notre économie ?
L’Etat a bon dos, parce que simplement il y a une part de responsabilité des opérateurs économiques. La preuve: pourquoi moi, je devrais avoir le monopole du cœur ? Nous avons deux ou trois organisations patronales, mais on ne les entend pas sur ces défis qui interpellent le Sénégal. Si on n’a pas un bon système bancaire, on ne peut pas se développer. Si on n’a pas aujourd’hui des entreprises compétitives dans le secteur de l’industrie, ce n’est pas possible. Mais qu’est-ce qui a permis aujourd’hui à l’Allemagne et à la Hollande de s’en sortir malgré le marasme économique qui sévit en Europe ? Mais c’est parce que ces deux pays ont su mettre l’accent sur la qualité de leur industrie. Cette qualité de leur industrie leur a permis d’avoir au moins des actifs réels. Ces actifs réels, dans un environnement de morosité, s’il y a de la qualité, permettent effectivement de faire des choses extraordinaires. Aujourd’hui malheureusement, nos opérateurs économiques ont plus tendance à faire de l’immobilier au détriment de l’industrie. Beaucoup changent. Il y a M. Amar de Nma qui est en train de faire de bonnes choses. Dans le secteur aujourd’hui de la minoterie, on sent effectivement l’émergence d’entreprises sénégalaises. Mais dans les autres secteurs, comme les banques, on a un président de patronat qui a une banque, c’est une excellente chose, mais je pense qu’un pays ne se développera que dans l’industrie. Donc, il y a effectivement, de mon point de vue, une nécessité de favoriser et de créer les conditions pour qu’on ait une émergence dans le secteur industriel, si on règle les préalables, c’est-à-dire une électricité et de l’eau de bonne qualité et à moindre coût, mais une législation aussi du travail qui soit plus souple parce qu’on aura privilégié la formation qualifiante de nos ouvriers. Quelles sont aujourd’hui les liaisons, les links qu’il y a entre l’université et l’entreprise ? C’est quasi absent. On n’a pas d’opérateurs économiques dans les assemblées des universités, dans les conseils d’administration des Ufr, cela pose un problème. Je pense que de ce point de vue, c’est là où je dis qu’il faut une volonté politique et des mesures d’accompagnement. Et ça on l’attendait du ministre de l’Economie et des Finances.
Le Président Macky Sall doit-il s’inspirer de son homologue marocain qui s’était déplacé au Sénégal avec une forte délégation d’opérateurs économiques pour la prospective ?
Ce qu’on attend du président de la République, c’est qu’il se déplace avec des opérateurs économiques lorsqu’il se rend à l’étranger, et j’avoue qu’il le fait déjà. Maintenant est-ce que ce ne sont pas toujours les mêmes hommes qui partent, c’est ça le problème. J’ai comme l’impression aujourd’hui que le patronat est confisqué, c’est les mêmes, il n’y a pas d’alternance. Ce sont les mêmes qui parlent tout le temps, qui taxent les politiques de ne pas être des démocrates, mais dans leurs organisations patronales, il n’y a pas de démocratie, parce que ce sont les mêmes qui sont là depuis 15-20 ans. S’il n’y a pas de changement à la tête de ces structures patronales, il y a une rigidité, et puis on comprend pourquoi celles-ci sont sclérosées. Il y a certaines initiatives qui ne peuvent plus venir de ce patronat-là, parce que quand on attend tout de l’Etat, il y a des choses qu’on ne peut pas se permettre de faire d’une part, mais ensuite, sur la totalité aujourd’hui des visites d’Etat du président de la République à l’étranger, je vois qu’il est accompagné d’opérateurs économiques, mais pour quoi faire ? Tant qu’on n’aura pas préalablement mis un ministère du Plan pour les orientations stratégiques et les perspectives à court, moyen et long terme, parce qu’un Etat, c’est ça. Certes, on a des préoccupations de court terme, mais un Etat responsable a des préoccupations de court, moyen et long terme. La prospective est prise en charge par qui ? Il y a une absence de visibilité par rapport à cela. Que doit-on faire ?
Un président de la République du Sénégal qui doit aller au Nigéria, mais c’est important qu’il y aille parce que c’est la première puissance de notre espace économique en termes de population et de poids économique, mais pour y faire quoi ? Quels sont les hommes d’affaire qu’il fallait emmener ? Mais à l’horizon 2025, il sera extrêmement difficile d’habiller les Nigérians parce qu’ils ne seront pas moins de 450 à 500 millions d’habitants. Rien que notre espace économique Cedeao risquerait d’être à 700 millions d’habitants, mais qui va les nourrir, qui va les habiller ? On aurait pu avoir aujourd’hui un ministère du Plan qui ne s’occupe que d'orientations par rapport à cela. Nous avons aujourd’hui au Sénégal de très bons tailleurs qu’il faut discipliner, structurer, accompagner pour pouvoir prendre ces parts de marché.
Qu’a-t-on fait, qu’a fait ce Gouvernement-là par rapport à ces enjeux-là ? Quand on parle d’émergence au-delà des mots et des chiffres, j’aurais besoin d’avoir des patriotes qui puissent porter cette émergence. Que cela ne soit plus des slogans, mais une attitude et vraiment une façon de vivre que d’abord les fonctionnaires chargés de ce plan là doivent porter à commencer par les ministres qu’on ne voit plus. Il n’y a aucune visibilité. On se demande d’ailleurs s’il ya au Sénégal un ministère de l’émergence.
Sentez-vous à vos côtés, en tant qu’opérateurs économiques, le ministre de l’Economie et des finances?
En tout cas, j’aimerais pas qu’on dise que je personnalise les choses. Je pense que l’actuel ministre de l’économie est plus un ministre des finances et du budget qu’un ministre de l’économie. Parce que franchement, s’il y a une chose qui me révolte, c’est bien le fait que ces agences sénégalaises, Edk et Elton vont quitter. Cela me pose un problème. Le ministre de l’économie aurait pu voir quels sont les soucis et les contraintes de ces deux sociétés par l’intermédiaire des leviers dont dispose l’Etat, parce que l’Etat est majoritaire de la Bnde. Il a le Fonsis , le Fongip et la Bnde, il peut régler les problèmes. Pourquoi ces nationaux qui au départ avaient cru à ce secteur veulent se désengager ? C’est parce qu’il y a des contraintes et des goulots d’étranglement. On devait aujourd’hui pouvoir les appeler, discuter avec eux et voir quels sont les voies et moyens pour solutionner le problème. Parce que c’est important pour des raisons stratégiques qu’on ait toujours des opérateurs économiques sénégalais. Un gouvernement doit prévoir et anticiper sur beaucoup de choses.
On parle quelque part de la Sarl qui risque d’être en liquidation. On nous dit que la Banque mondiale a envoyé une délégation pour fermer la Sarl ce qui est une insulte. Je pense que nous avons quand même un gouvernement responsable, patriotique pour effectivement ne pas accepter les exactions d’une multinationale fut-elle la Banque mondiale et le Fonds monétaire.
Que doit faire le gouvernement pour accompagner les opérateurs économiques dans leurs initiatives ?
Mais d’abord, il y a eu une initiative qui a été mise en place, c’était la convention Etat-Employeur qui permettait aux entreprises sénégalaises de mettre l’accent sur la formation parce qu’on prenait des apprentis. C’était une excellente initiative, logée au niveau de la direction de l’emploi. Aujourd’hui, on dit que cette structure devait être logée à l’Anpej. Mais le problème du chômage au Sénégal ne concerne pas seulement les jeunes. Dans un pays où 18 % de la population n’atteint pas le Cem2, il n’y a pas que les jeunes et les étudiants. 56 % ne sont pas scolarisés donc 74 % de notre population est analphabète. Le chômage concerne tout le monde. Je pense et j’ai même envoyé une correspondance au Président Macky Sall pour attirer son attention. L’Anpej a suffisamment de métier et de choses à faire. La convention Etat-Employeur, de mon point de vue, était importante. On doit la laisser au niveau de la direction de l’emploi. Parce que dans tous les pays du monde, les problèmes d’emploi sont réglés par la direction de l’emploi. Une agence peut impulser une telle ou telle chose. Pour ce qui est de l’emploi des jeunes, c’est tant mieux.
Ensuite, il y a la question de l’électricité. J’ai comme l’impression que la Senelec n’a que des droits et n’a pas d’obligations ni de devoir alors qu’on a signé un contrat avec elle. Son courant coûte trop cher. Si vous ne payez pas, on vous coupe, alors que la Senelec ne respecte pas sa part du marché. Enormément d’entreprises industrielles peuvent rester 8 heures sans courant et travailler sur groupe électrogène. Qui est notre interlocuteur pour que nos frustrations soient prises en charge. Est-ce le ministre du développement industriel ou celui de l’économie et des finances ? Il faut que le Président de la république soit au courant de tout ce que vivent ces entreprises. C’était même pas à moi de le dire. Le patronat tant qu’il a ses prébendes, on ne l’entend pas. Voilà ce que vit aujourd’hui la majorité silencieuse qui n’est pas dans ces organisations patronales mais qui sont de petites Pme.
Peut-on gagner le pari de l’émergence avec ces nombreuses fêtes ?
Nous avons trop de fêtes dans ce pays. Pour preuve les gens préparent depuis 15 jours la Tabaski. Dans l’entreprise, il n’y a que 30 % d’efficacité aujourd’hui. Tout est prétexte pour fêter. Parce que les têtes ne se concentrent plus au travail mais aux boubous et au mouton. Ce qui ne nous permet pas d’être une société émergente. Allez au Ghana ou en Ethiopie par exemple. Les éthiopiens travaillent prés de 14 heures par jour là où à peine nous travaillons 6 bonnes heures par jour et on veut être émergent. Il faut qu’on change de mentalité, car pour moi le développement c’est cela. Nous avons des leviers et des atouts pour autant qu’on est des patriotes qui soient là. La fonction ministérielle est un sacerdoce. Ces gens doivent travailler plus que le Président de la République. Il y a plus de bataille ni de guerre militaire. Les grandes guerres sont économiques. Les marocains l’ont compris par l’ancien roi du Maroc Assane II. La Bnce était créée sous une volonté politique de Assane II. C’est ce qui leur a permis aujourd’hui d’avoir ces banques. Ils sont en train de s’internationaliser. On a plus de compagnies aériennes en Afrique de l’Ouest. Pour aller à Yaoundé, on est obligé de passer par Air Maroc. J’implore, je supplie nos dirigeants à revenir sur l’essentiel et c’est le développement de notre pays.