Paradoxale réforme que celle de l’Acte III De la décentralisation ! Mis en œuvre au forceps, dans la foulée des élections locales de 2014, le nouveau Code général des collectivités locales a vraisemblablement apporté plus de problèmes qu’il n’en a résolus. Pour cause, la communalisation intégrale, la suppression des régions et autres innovations portées par l’Acte III ont fini de susciter mille et une difficultés pour des mairies exsangues, devenues incapables de payer leurs agents et même d’exécuter correctement leurs programmes en faveur des populations, faute de liquidités suffisantes. Or, comme le disait le Dr Rosnert Ludovic Alissoutin, « Tant qu’on n’aura pas apporté des réponses durables à la question cruciale de la mobilisation financière locale, gage de l’autonomie financière, les collectivités locales, toutes échelles de gouvernance confondues, resteront pour la plupart des coquilles vides, quelles que soient les mesures géographiques ou institutionnelles prises. L’argent est le nerf de la guerre locale».
Sud Quotidien donne la parole à des acteurs (experts en décentralisation et maires de communes) afin de démêler l’écheveau du financement des collectivités locales qui est de fait devenu le principal point de cristallisation d’une réforme de la décentralisation qui a apparemment manqué d’approche inclusive dans sa première phase. Seydou Diouf, Ndiaga Sylla, Moussa Sy, Cheikh Guèye et autre Sidya Ndiaye pour auditer l’épineuse question du financement des collectivités locales et des compétences qui leur sont transférées…En attendant que la deuxième phase de cette réforme si chère à Macky Sall vienne apporter des solutions structurelles aux problèmes de trésorerie rencontrés par les mairies du Sénégal, comme le proclame urbi et orbi le Pr Ismail Madior Fall, président du Comité national de pilotage de l’Acte III de la décentralisation.
MOUSSA SY, MAIRE DES PARCELLES ASSAINIES ET 2EME ADJOINT AU MAIRE DE DAKAR : «La solution passera d’abord par la correction des incohérences... concernant l’affectation de ressources»
Pour régler définitivement ce problème de financement des collectivités locales, je pense que l’État devrait d’abord commencer par corriger les incohérences notées dans les textes de la décentralisation, notamment le volet concernant l’affectation de ressources. Aujourd’hui, il y a une confusion totale entre les villes et les communes de plein exercice. Il y a des ressources qui sont affectées à la ville mais, en lisant le Code général des collectivités locales, on se rend compte que ces mêmes ressources ont été également affectées aux communes implantées dans la ville concernée. L’exemple le plus patent est le foncier bâti à Dakar. Il nous faut donc des textes simples qui disent clairement que telle taxe ou tel impôt appartient à telle collectivité locale.
L’autre point sur lequel nous pensons que l’État devrait s’appuyer, c’est la réforme sur la fiscalité locale. À ce niveau, nous pensions que l’État, dans le cadre de la réforme sur la fiscalité locale, allait augmenter les ressources des communes de la région de Dakar. Mais, on a plutôt constaté une volonté de diminuer les ressources financières des collectivités locales à Dakar malgré les spécificités qu’elles présentent. Si vous prenez pour exemple le secteur de la santé, dans toutes les régions du Sénégal, excepté Dakar, c’est l’État qui gère le personnel de santé. À Dakar, ce personnel est dévolu à la ville de Dakar, environ 647 agents, coûte en terme de masse salariale près de 1.6 milliards aux communes. Et aucune collectivité n’a reçu de l’État des moyens permettant la prise en charge de cette masse salariale.
L’État doit aussi renoncer à son ambition de la répartition au niveau national de la patente payée par des entreprises et sociétés implantées à Dakar. Car, cela ne fera que diminuer encore les ressources financières des collectivités locales de Dakar, en dépit de leur importante charge. L’État doit aussi abandonner son projet de repartir au plan national la taxe sur l’électricité. Ces deux taxes sont des acquis pour les communes de Dakar. Il est donc, hors de question que le gouvernement actuel touche à ces ressources, surtout au moment où on parle d’augmentation de charge et de baisse des ressources des communes à cause de la mise en œuvre de l’Acte III.
Nous pensons aussi qu’une augmentation de la quote-part de la Tva destinée à l’alimentation des fonds de dotation de la décentralisation et des fonds d’équipements des collectivités locales de 15% à 20% doit être effectuée. Ensuite, pour accompagner les collectivités locales à l’intérieur du pays, nous pensons que l’État devrait créer un fonds de péréquation ou de solidarité. Pour alimenter ce fond, chaque collectivité locale, selon ses moyens, va donner une contribution dont la répartition au plan national se fera sur la base d’une discrimination positive sans remettre en cause l’équilibre financier des communes de Dakar.
L’autre proposition porte sur la création ou l’abandon par l’État d’une partie des taxes dans les secteurs du tourisme, du secteur minier et de la téléphonie au profit des collectivités locales. L’État doit aussi accepter de libérer les 40% de la contribution globale unique (Cgu) au profit des collectivités locales. Nous pensons également que l’octroi d’une partie des impôts sur le foncier aux collectivités locales pourrait aussi contribuer aux solutions du problème de financement de l’Acte III.
CHEIKH GUEYE, MAIRE DE DIEUPPEUL DERKLE : «L’Etat doit accepter de renoncer... à certaines taxes au profit des collectivités locales»
On ne peut pas parler de transfert de compétences, sans pour autant donner aux collectivités locales les ressources financières…. Nous avons essayé au niveau de Dakar, dans une approche globale, d’élaborer un document pour d’abord dire le sentiment qui nous habitait, mais aussi formuler des alternatives qui pourraient permettre aux collectivités locales de pouvoir disposer de moyens. C’est ainsi que nous avons beaucoup insisté sur la réforme de la fiscalité.
Nous avons parlé des orientations de la réforme de la fiscalité locale pour donner notre sentiment parce qu’on parle souvent de gestion publique territoriale avec une réforme des finances locales et une promotion soutenue de la qualité des ressources humaines. Ce qui a été souvent dénoncé, avant l’avènement de l’Acte III. Le sentiment est que le gouvernement veut diminuer les capacités financières des collectivités locales de Dakar. C’est la lecture et la compréhension que nous avons de la réforme fiscale. Cela, nous ne pouvons pas l’accepter, parce que ce qui est souvent brandi, c’est qu’ils ne veulent pas remettre en cause l’équilibre budgétaire, alors qu’il est possible d’aller dans le sens de très grandes réformes sans pour autant perturber l’équilibre budgétaire, aussi bien des collectivités locales que de l’Etat.
C’est pourquoi nous avons fait un certain nombre de propositions sur ce qu’on a appelé des mécanismes rénovées de financement des collectivités locales. Nous pensons déjà qu’il était inacceptable de retirer aux collectivités locales des ressources acquises depuis la réforme de 1993. Il fallait au contraire les consolider, les renforcer, mais pas les retirer des collectivités.
Entre autres propositions, nous nous sommes dit, sans pour autant créer de nouvelles taxes, qu’il était possible d’améliorer les finances des collectivités locales en augmentant la quote-part de la Tva affectée aux fonds de développement, fonds de dotation et d’équipement des collectivités locales. La plupart des pays qui ont fait l’option irréversible de la décentralisation, ont renforcé au profit des collectivités locales, les prélèvements sur la Tva. Ce prélèvement de la quote-part affectée aux collectivités locales peut se faire sur des bases très précises. Nous proposons au moins 20 à 30% de la Tva aux fonds de dotation, et au moins 10% de la Tva aux fonds d’équipement des collectivités locales.
Autre proposition, l’affectation de nouvelles ressources fiscales aux collectivités locales, notamment le produit de la taxe de promotion touristique, le produit des amendes et transactions recouvrées en matière des Eaux et forêts, en matière de chasse, la quote-part de l’Etat sur les amendes forfaitaires en matière d’hygiène. Il y a également la taxe sur les factures téléphoniques, sur les véhicules et engins moteurs, sur la plus-value immobilière, le produit de la contribution globale unique, foncière. Il y a aussi la taxe sur les activités portuaires et aéroportuaires, etc.
Il y a enfin ce qu’on a appelé la création d’un fonds de péréquation. Celui-ci pourrait être alimenté par la taxe représentative de l’impôt du minimum fiscal, la taxe sur l’exploitation minière, la taxe sur les opérations de transfert d’argent, sans oublier la taxe sur les transferts de fonds du système bancaire, des structures de micro-finance. Evidemment à l’exception des structures gérées par des particuliers. Il y a donc autant de taxes qui peuvent alimenter ce fonds. (…) Il faut préciser que tout que je viens d’énumérer ne contiennent aucune mesure nouvelle de fiscalité. Ce sont des impôts et taxes proposés et qui sont perçus par l’Etat. L’Etat doit accepter d’y renoncer en partie, ou en totalité au profit des deux ordres de collectivités locales que sont le département et la commune…
SEYDOU DIOUF, ANCIEN DEPUTE ET EX-PRESIDENT DE LA COMMISSION DES FINANCES DE L’ASSEMBLEE : «Le danger serait de limiter le financement de la décentralisation à la réforme de la fiscalité locale»
Pour apporter une solution définitive au problème de financement de l’acte III, l’État dispose de plusieurs leviers d’intervention. Il ne faut pas penser le financement de la décentralisation seulement en termes de taxes prélevées par les collectivités locales. Le danger pour moi, serait de considérer, voire de limiter le financement de la décentralisation à la réforme de la fiscalité locale. Il faut allier, à la fois, la fiscalité locale et les mécanismes de transfert financier dans le sens où ces derniers permettent à l’État de corriger les différentes disparités qui existent entre les localités. À ce jour, le département ne peut recevoir que des ressources de transfert pour la simple raison qu’il n’a pas de fiscalité propre. Je pense donc qu’il faut parler de plusieurs solutions. Quand on parle de la décentralisation et de son financement, il y a deux mécanismes.
D’abord, la réforme de la fiscalité locale qui a pour ambition de permettre à chaque échelle de collectivité locale d’entrer de plain-pied dans un nouveau processus de recouvrement de recettes. Mais, il n’y a pas que la fiscalité. Il y a aussi les transferts de l’État vers les collectivités locales. Aujourd’hui, ces transferts se font à l’aide du mécanisme des fonds de dotation de la décentralisation dont-il est prévu une augmentation progressive. Puisque, tout comme les fonds d’équipement des collectivités locales qui permettent le financement des investissements, les fonds de dotation de la décentralisation sont alimentés par un prélèvement de la taxe à valeur ajoutée (Tva) qui tourne aux environs de 5.5% en l’état actuel.
L’option, c’est d’aller progressivement, comme l’a dit le chef de l’État, à 15%. Là aussi, c’est une source du point de vue des transferts. Mais, il y a d’autres mécanismes à pourvoir, notamment les partenariats public-privé (Ppp). De plus en plus, les communes réalisent des équipements marchands en mode Ppp. C’est ce qu’on voit, aujourd’hui, à Dakar. La ville de Dakar, dans le cadre de sa politique de recasement des marchands ambulants, s’est liguée avec des entreprises privées pour construire des cantines destinées à l’accueil des ambulants.
À cela s’ajoute aussi le fait que l’’État prend en charge, dans son budget, un certain nombre de projets et de programmes qui sont, en réalité, de la compétence des collectivités locales tels que le ramassage des ordures ménagères. Il y a aussi le Programme d’urgence de développement communautaire (Pudc) que le Président a récemment a lancé. En réalité, le Pudc est un programme de développement local et de décentralisation. Puisqu’il s’agit de réaliser des infrastructures communautaires de base à l’échelle des différentes collectivités du monde rural. La décentralisation du budget de consolidation des investissements (Bci), utilisé le plus souvent dans la construction des écoles primaires, des salles de classe, des collèges d’enseignement moyen ainsi que des lycées est aussi est un mode de financement de la décentralisation. Ces infrastructures sont des compétences dévolues aux collectivités locales
NDIAGA SYLLA, EXPERT EN QUESTIONS ELECTORALES ET ANALYSTE POLITIQUE : «L’État doit réformer la fiscalité et augmenter les fonds de dotation»
Fondamentalement, il faut une réforme de la fiscalité. On ne peut pas, au moment où les charges des collectivités augmentent de manière exponentielle, admettre que les taxes et impôts qui doivent assurer le fonctionnement des collectivités locales n’augmentent pas au même niveau. Il faut donc une forte volonté de réformer la fiscalité pour permettre aux collectivités locales de pouvoir bénéficier des taxes qui augmentent au fur et à mesure.
C’est aussi important d’augmenter, comme l’a d’ailleurs recommandé les différentes assises, de manière aussi substantielle les fonds de dotation. Il m’est arrivé de comparer l’enveloppe destinée à ces fonds de dotation à celle qui est prévue pour les bourses familiales. C’est ahurissant ! L’enveloppe prévue pour les bourses familiales, que le gouvernement s’engage d’augmenter, est supérieure aux fonds de dotation de la décentralisation par lesquels les collectivités locales devront gérer les compétences transférées. Je pense donc que tout cela découle d’une mauvaise volonté d’asseoir la décentralisation. Parce qu’on ne peut pas continuer à parler de décentralisation qui n’est, en réalité, que de nom. La vérité est que, dans cette réforme de l’Acte III, ou du moins, dans sa première phase, il était plus question d’un changement d’appellation que d’une véritable réforme d’un cadre financier et humain. Or, on ne peut pas aujourd’hui envisager, au regard des importantes missions assignées aux collectivités locales, que des fonds à la hauteur de leurs compétences ne soient pas en même temps alloués.
Il faut donc réformer la fiscalité pour permettre aux collectivités de pouvoir recouvrer des fonds. L’autre élément est l’augmentation substantielle des fonds alloués aux collectivités locales, en termes d’équipement et de dotation. En dehors de ces mécanismes qui relèvent d’une réforme au niveau de l’Etat, il est aussi important que les collectivités locales puissent s’évertuer à user des mécanismes de financement innovant. Je pense qu’à ce niveau, le partenariat, aussi bien au niveau local qu’au niveau international, joue un rôle très important. Il faut donc renforcer la coopération décentralisée pour permettre aux collectivités locales de se regrouper en intercommunalités et de prendre des initiatives qui permettraient dans un grand pôle de capter des financements surtout venant de l’extérieur. Il faut enfin mettre à contribution les populations locales.
SIDYA NDIAYE, SG DE L’INTERSYNDICALE DES TRAVAILLEURS DES COLLECTIVITES LOCALES : «L’État doit mettre fin à l’émiettement des collectivités afin de rationaliser le budget»
Je pense que la décision d’étaler sur deux phases, la mise en œuvre de l’Acte III a été la principale erreur à l’origine du blocage actuel. À mon avis, on ne devait pas commencer par l’application de la phase administrative en différant les moyens financiers destinés à soutenu les compétences transférées mais les deux à la fois. Maintenant, pour tourner rapidement et définitivement la page de ce problème de financement, je pense que l’État doit mettre fin à l’émiettement des collectivités locales afin de rationaliser le budget. Il nous faut aller vers un regroupement des communespour arriver à de grands ensembles forts et viables économiquement. On a, aujourd’hui, des centaines de collectivités locales qui nous coûtent trop cher alors qu’elles ne sont pas économiquement viables du fait qu’elles ne disposent d’aucune ressource pouvant garantir leur autonomie financière.
Toujours dans le souci de rationaliser les ressources, il faut également que les collectivités locales cherchent à disposer des ressources humaines de qualité, capables d’innovation en matière de recouvrement des taxes municipales… Les collectivités locales doivent se tourner par ailleurs vers la coopération décentralisée mais aussi explorer les financements innovants à l’exemple de ce qu’a fait récemment la ville de Dakar avec l’emprunt obligataire. À ce niveau, je souligne que le contrôle de l’État est indspensable pour éviter un risque de surendettement. Il faut aussi qu’il y ait une mutualisation des forces entre collectivités locales. Cependant, cela ne doit pas se faire sous forme d’un fonds de solidarité alimenté à partir des taxes appartenant aux communes d’une zone déterminée. Les taxes minières prélevées à Kédougou doivent être entièrement reversées à cette commune. À Matam, Thiès, Ziguinchor, ça doit la même chose. Cela va permettre à toutes les communes de chercher leurs propres ressources de financement.
Les fonds de dotation que l’État donne sont largement insuffisants par rapport aux besoins des collectivités locales. Il est donc temps que l’État pense à augmenter de manière substantielle de 10% à 20% la taxe qui alimente ces fonds de dotation. Il faut que l’État pense à céder aux collectivités locales certaines taxes pour les accompagner dans la mise œuvre des nouvelles compétences qu’il leur a transférées. L’État doit aussi renoncer au profit des collectivités locales 20 à 30% de la taxe à valeur ajoutée (Tva) qu’il prélève. Nous estimons également que l’État doit se dessaisir au profit des départements de certaines taxes pour les permettre d’avoir des ressources propres afin qu’ils ne finissent pas comme les anciennes régions.