Le ministre de la Culture lance cet après-midi au Grand Théâtre de Dakar l’édition 2015 de la Foire internationale du livre et du matériel didactique de Dakar (Fildak). A Quelques heures de l’évènement, un bilan s’impose. Louis Camara, écrivain de talent, Grand prix du chef de l’Etat pour les lettres partage son regard sur le secteur à travers une analyse clairvoyante et sans langue de bois.
Le ministre de la Culture lance officiellement ce lundi la Fildak 2015 qui a pour thème : «Pour l’émergence, l’ancrage dans les valeurs citoyennes par le livre et la lecture.» Qu’est-ce que cela vous inspire ?
Pardonnez-moi, mais je trouve que le thème de cette année sonne bien creux et qu’il est plutôt «bateau», pour reprendre une expression familière, en ce sens qu’il donne l’impression d’être une énumération de mots éculés tels que «émergence», «ancrage», «valeurs citoyennes» (quel contenu leur donne-t-on d’ailleurs ici ?) que l’on essaye tant bien que mal de raccorder au livre et à son corollaire, la lecture. Cela donnera sans aucun doute lieu à des dissertations aux allures cohérentes et peut-être un tantinet sophistiquées mais je suis certain que la vraie question : celle de la place du livre et de la lecture dans notre société à moitié analphabète et encore plombée par l’obscurantisme, sera éludée. En voulant dire trop de choses à la fois, on finit par ne rien dire du tout : c’est un peu le sentiment que j’ai eu en prenant connaissance du thème de cette quinzième Fildak qui, à mon avis, manque cruellement d’originalité et d’imagination. Ça rappelle un peu les slogans «galvaniseurs» qui avaient cours du temps de l’idéologie du réalisme soviétique ou de la révolution culturelle en Chine maoïste.
L’objectif, entre autres, de la Fildak, est de faire connaître la production éditoriale du Sénégal et des pays participants. Avez-vous le sentiment en tant qu’écrivain et en tant qu’observateur, qu’en 15 éditions, que ce rendez-vous ait atteint son objectif ?
Pour pouvoir répondre de manière claire et plus ou moins objective à une telle question, je crois qu’il faut disposer de données statistiques fiables et de bilans d’étapes régulièrement établis après chaque Fildak. De tels documents diffusés et vulgarisés auprès du grand public, qui a droit d’y avoir accès, permettrait à tout un chacun de se faire une idée assez juste du déroulement et des objectifs de la Fildak ainsi que des tenants et des aboutissants. Malheureusement cela n’a jamais été fait, ou du moins si cela l’a été, les conclusions de ces bilans sont sans aucun doute allées s’empiler dans les tiroirs du ministère de la Culture où la poussière a fini de les recouvrir d’une épaisse couche d’oubli. En tant qu’écrivain et observateur ayant assisté à trois ou quatre Fildak, j’ai certes gardé un très bon souvenir de l’ambiance festive qui y régnait, mais franchement en ce qui concerne la promotion réelle du livre (et de la lecture), j’ai toujours trouvé qu’il y avait encore beaucoup à faire. D’autre part, les régions sont très peu associées (pour ne pas dire pas du tout) à cet événement d’envergure internationale et cela crée un certain sentiment d’exclusion voire de la frustration et cela n’est bien sûr pas bon pour l’image du livre auprès des populations de l’hinterland. En principe, la Fildak devrait être une vitrine du livre et de ses manifestations plurielles et montrer ce qui se fait de mieux dans ce domaine aussi bien au niveau de la production nationale que de celle des pays invités à travers les éditeurs présents. Cependant, force est de constater que ces derniers repartent souvent déçus voire amers du fait de la désaffection du public et du faible taux de vente de leurs produits.
Quel regard portez-vous en général sur la création, la production et la diffusion du livre au Sénégal ?
La création, la production et la diffusion du livre dans notre pays restent réellement en deçà de ce que l’on serait en droit d’en attendre compte tenu du potentiel existant et du background historique. Ce que l’on constate actuellement, c’est qu’il y a une sorte d’anarchie dans le secteur et en particulier dans les trois domaines cités. Prenons le cas de la création littéraire qui est en ce moment très sujette à caution et le théâtre de tiraillements et remous qui ne l’embellissent en aucune façon. Beaucoup d’amateurs de littérature se plaignent de la mauvaise qualité de la production littéraire sénégalaise d’une manière générale (bien sûr, il y a toujours et heureusement ces exceptions qui viennent confirmer la règle) et de l’absence d’une critique littéraire digne de ce nom. L’espace littéraire sénégalais semble être devenu le lieu d’affrontements épistolaires par presse interposée et de véritables batailles de tranchées ont lieu entre écrivains qui se rejettent la responsabilité de la baisse du niveau de la littérature et de la pléthore de livres médiocres qui la polluent. Certains écrivains semblent beaucoup plus préoccupés par les positions de pouvoir auxquelles ils peuvent accéder en s’inféodant aux politiques que par la réflexion, la recherche et le travail constants que requiert le métier d’écrivain. C’est ceux-là qui le plus souvent sont les auteurs de ces «mauvais» livres décriés par une partie du lectorat et de la critique journalistique mais qui sont bel et bien publiés et mis en circulation. C’est encore ceux-là qui sont les interlocuteurs privilégiés des autorités de la Culture et qui revendiquent eux aussi leur place dans le cœur des lecteurs souvent médusés lorsqu’ils tiennent entre leurs mains ces «textes» truffés de fautes et construits à l’emporte-pièce sans la moindre notion de technique narrative. Convaincus d’être les émules de Senghor et de Birago Diop, ces créateurs de navets exigent même que leurs «œuvres» soient inscrites au programme des établissements scolaires et universitaires. C’est dire ! Fort heureusement les commissions du ministère de l’Education en charge de la sélection des œuvres au programme veillent au grain pour éviter que les potaches soient exposés aux émanations nocives de ces livres sans qualités. A moins qu’ils ne soient retenus pour servir d’exemples de ce qu’il ne faut pas faire lorsque l’on écrit. La même situation prévaut au niveau de la production matérielle et de la diffusion du livre. En effet les maisons d’édition locales, bien plus préoccupées par la captation des fonds juteux du fonds d’aide à l’édition, se soucient fort peu de présenter les œuvres des écrivains sous leur jour le plus avantageux et les livres mis en vente sur le marché sont très souvent de qualité douteuse et ne répondent pas aux normes de l’édition (certains n’ont même pas d’Isbn). Ici encore de belles exceptions viennent confirmer la règle. Pour ce qui est de la diffusion, en l’absence quasi généralisée de librairies ou autres points de vente du livre, cette dernière peine à se répandre, et même tout simplement à survivre. Cependant si le regard que je porte sur le secteur du livre peut paraître sévère, il n’en est pas pour autant pessimiste car beaucoup d’acteurs de la chaîne éditoriale se battent sans relâche, et parfois au prix de leur propre confort, pour l’émergence du livre et d’une production littéraire de qualité.
Beaucoup d’auteurs se font aussi publier dans notre pays sans bénéficier de droits d’auteur. Qu’est-ce qui explique cette situation ?
A mon avis, cette situation est le résultat de mauvaises pratiques de la part des éditeurs et maisons d’édition locaux qui font fi de la déontologie et ne respectent pas les auteurs qu’ils ne considèrent ni plus ni moins que comme des vaches à lait qu’il faut traire jusqu’à la dernière goutte sans leur donner de quoi brouter ! La métaphore est sans doute un peu cavalière et je m’en excuse, mais je trouve qu’elle rend parfaitement compte de la réalité : nombreux sont les écrivains de ce pays qui ne perçoivent pas de droits d’auteur et je suis certain que si l’on faisait une étude statistique du phénomène, il y aurait de grosses surprises ! Bien sûr là aussi il y a des exceptions du côté des auteurs mais on peut sûrement les compter sur les doigts de la main ! Autre chose de nature à favoriser cet état de fait : la quasi ignorance dans laquelle se trouve la plupart des écrivains sénégalais en ce qui concerne leurs droits d’auteur mais aussi la relative inefficacité des structures de défense de leurs intérêts.
Avez-vous déjà vécu cela avec un éditeur au Sénégal ?
Oui, personnellement j’ai vécu cette situation désagréable avec un pseudo éditeur dont je préfère taire le nom mais qui saura certainement se reconnaître à travers ces lignes ! Ce monsieur ne m’a non seulement jamais payé mes droits d’auteur (mis à part un à-valoir à la sortie du livre) mais par-dessus le marché, il continue de vendre l’un de mes ouvrages en dépit de la fin du contrat qui me liait à lui et qui a expiré depuis belle lurette. Mais il ne perd rien pour attendre car j’ai saisi et signalé à qui de droit cette escroquerie au droit d’auteur et j’ai bon espoir que le problème sera réglé dans les meilleurs délais. D’autres éditeurs paient des droits, mais traînent les pieds avant de le faire et il faut toujours le leur rappeler, alors que dans les contrats, il est stipulé que les droits d’auteur doivent être payés à date échue. Ce qui est dommage c’est que même de grandes maisons d’édition, d’envergure internationale, se livrent à ce genre de pratiques malsaines et pour se dédouaner avancent l’argument selon lequel le livre «ne se vend pas» et qu’elles ne peuvent donc pas payer leurs auteurs ! Vous savez il m’est arrivé de percevoir 15.000f de droits d’auteur s’étalant sur une période de deux ans. C’est triste, c’est le moins qu’on puisse dire.
Qu’est-ce qui fait véritablement que l’industrie locale du livre souffre autant alors qu’il existe un fonds d’aide à l’édition ?
Vous savez, il ne faut pas trop se faire d’illusions à propos du fonds d’aide à l’édition et c’est une utopie de croire qu’à lui tout seul il peut régler la question du livre au Sénégal. D’abord il faut dire qu’il a toujours été l’objet de convoitise de la part de ces prédateurs de la culture qui ne ratent aucune occasion de s’enrichir aux dépens de celle-ci et que même s’il a permis d’éditer un certain nombre d’ouvrages (dans des conditions d’une extrême nébulosité), il a surtout servi à gonfler le chiffre d’affaires de certaines «maisons d’édition» et les comptes en banques des rentiers de la culture. Il est vrai que s’il est bien géré et confié à des mains expertes autant qu’honnêtes, le fonds d’aide peut rendre de grands services au livre et à sa promotion et être un puissant levier pour la lecture…
Les ouvrages publiés, vous l’avez dit, sont pour bon nombre de mauvaise qualité alors que les manuscrits passent par des maisons d’édition supposées avoir un comité de lecture…Comment…?
Nombre d’ouvrages publiés sont en effet de mauvaise qualité sous le double rapport du contenant et du contenu. Les livres proposés par les maisons d’édition locales ne répondent que très rarement aux normes internationales de l’édition qui portent essentiellement sur le format, la typographie, les alinéas, la page de garde, le page de couverture, les couleurs utilisées etc…Mais évidemment un éditeur autoproclamé ou formé sur le tas, dont l’édition n’a jamais été le métier, tombe inévitablement dans les travers qui caractérisent un mauvais livre et en font un produit fragile, disgracieux, peu attrayant, non inscrit dans la durée. Ça c’est pour l’objet-livre. Pour ce qui est de la qualité du texte lui-même, c’est à dire la prose de l’écrivain, son art de la narration mais aussi sa maîtrise de langue, il y a beaucoup à déplorer également…La présence d’un comité de lecture professionnel est une exigence déontologique et éthique pour toute maison d’édition digne de ce nom, car il est le garant de sa crédibilité à tous les niveaux. Au Sénégal, que je sache, peu de maisons d’édition ont un comité de lecture car la plupart d’entre elles juge cela inutile et onéreux. Résultat des courses : quantité de mauvais ouvrages sont mis sur le marché faisant concurrence aux bons et répandent insidieusement une certaine forme de médiocrité littéraire qui finit par devenir la norme et qui ternit l’image de marque de la littérature sénégalaise. Je m’excuse d’avoir à dire cela, mais je pense que certains livres devraient être jetés à la poubelle («les poubelles de l’histoire» comme dirait Fatou Yelly Wardini) car ils n’ajoutent rien à la littérature en termes de valeur ajoutée.