Les résultats des épreuves de philosophie du Concours général 2015 - discipline qui n’a reçu aucun Prix, aucun Accessit - n’agréent guère le professeur Mamoussé Diagne du département de Philosophie à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (Ucad). Avec un ton ferme, il accepte dans cet entretien de jeter un regard critique sur cette situation qu’on peut considérer comme une « crise ». Constatant, pour le regretter, le fait que les professeurs ont tendance à picorer les différents points du programme, sans pouvoir les approfondir, le Professeur Diagne estime que « s’il y a un homme malheureux dans cette fête que sera la distribution des récompenses, c’est bien le Pr Souleymane Bachir Diagne, Agrégé de philosophie. Il aura l’impression d’assister à un véritable désastre ». Non sans indiquer que, si l’on y prend garde, le Concours Général pourrait être dévié de sa signification et de ses objectifs. Entretien.
Quelle appréciation faites-vous du Concours général ?
Depuis qu’il a été instauré, le Concours général vise, de tout temps, à primer les meilleurs candidats au niveau national. C’est une compétition nationale et non locale de nos meilleurs élèves, que sa vocation met au-dessus des épreuves que les candidats affrontent aux compositions et même au baccalauréat. La correction des copies est totalement anonyme et plusieurs professeurs évaluent la même copie de manière à éliminer autant que possible la part de subjectivité. On croise les corrections de façon à retenir la note moyenne. Quand vous regardez les résultats de cette année, vous voyez que les meilleures performances sont obtenues par les écoles qui ont des internats, celles où la formation est suivie et encadrée. C’est Mariama Bâ dans son insularité studieuse où une certaine moyenne était exigée pour y avoir accès. Ensuite vient le Prytanée militaire qui, par définition, est également un internat. La structure de l’internat est propice à une concentration des cours et au suivi de l’élève. N’ayant pas d’internat, certains établissements compensent cette lacune par un mode d’organisation et une structuration des enseignements propres à faire émerger et renforcer les meilleurs sujets. C’est le cas du lycée Limamou Laye de Guédiawaye. Une excellente chose pour quelqu’un comme moi qui ne crois qu’au mérite et à l’organisation, au service d’un but qu’on s’est assigné. Machiavel enseigne qu’à l’image des archers, il faut viser au-dessus d’une cible éloignée pour l’atteindre.
Si on apprécie le Concours général aujourd’hui, on est obligé de s’interroger sur le choix et les conditions de préparation, de la qualité des candidats présentés. Le premier jugement qu’on est tenté de porter est qu’il y a une baisse générale du niveau des élèves. Bien sûr, il y a – et il y aura toujours – ces perles rares qu’on appelle les « cracks » ; mais ils ne doivent pas être les arbres qui bordent la route, en dissimulant l’absence de forêt. Vous avez constaté que les prix ont été décernés essentiellement à ceux qui ont fait les matières scientifiques : « 37 distinctions sur les 49, soit 75,5 %, y compris dans les disciplines littéraires comme le Français, l’Espagnol, l’Anglais, l’Allemand, l’Histoire et la Géographie » selon les mots mêmes du Ministre. Est-ce à dire que les scientifiques sont tous devenus des transfrontaliers comme Bachir Diagne, Parrain de l’édition de cette année, qui faisaient une razzia dans toutes les matières ? Ce type de surdoué a toujours existé, mais nous pensons qu’il faut trouver une autre explication à un phénomène aussi massif : c’est le recul inquiétant, en quantité et en qualité des littéraires ! Les matières scientifiques font davantage appel à des dispositions relevant de l’intelligence pure, à des manipulations purement intellectuelles et abstraites.
Tandis que celui qui veut réussir en Philo ou en Grec, c’est quelqu’un qui a de la culture générale, donc des livres. Et c’est ce dont manque cruellement la plupart de nos élèves. Parce qu’ils ont à la place l’internet. Evidemment on peut se cultiver à travers l’internet, mais à condition de savoir bien choisir et de s’inscrire dans une perspective de préparation sérieuse qui vous coupe du reste du monde et, vous fait sacrifier une ou deux années pour travailler. C’est un défi que nos générations ont connu, qui ne laissaient pas aussi facilement les élèves des séries scientifiques chaparder dans leurs jardins à leurs moments de récréation. Cette baisse de niveau n’est pas propre à ceux qui préparent le Concours, puisqu’elle se constate jusque chez ceux qui préparent des Masters ou des Thèses à l’université, futurs professeurs qui feront de futurs mauvais candidats.
Avec, dans leurs travaux, des fautes de construction, des assassinats grammaticaux, des phrases complètement inintelligibles chez les futurs formateurs, peut-on raisonnablement s’attendre à autre chose chez ceux qu’ils formeront ? Car l’autre élément d’explication est à chercher dans ce qu’il est convenu d’appeler, par dérision le système LMD (Lutte-Musique- Danse qui se substitue à Licence-Master-Doctorat).
Donc, il convient d’assumer notre part de responsabilité, car c’est nous-mêmes qui leur avons délivré leurs diplômes de professeurs. Encore entraient-ils à l’Ecole Normale, filtrés par un concours, pour assurer qu’on ne retenait que les meilleurs, ceux qui avaient la vocation. Peut-être nous sommes nous adaptés à la médiocrité ambiante, en ciblant «l’étudiant moyen », une abstraction dangereuse, dont il faudra un jour prendre toute la mesure, dans une réflexion critique et autocritique plus approfondie. J’ai été Inspecteur Général pendant 30 ans, et donc je sais de quoi je parle. C’est lui qui, au de toute une procédure, choisit un sujet qu’on ne peut pas trouver dans un manuel, ou traiter en restituant un chapitre du programme ; il le fait, en fonction d’un niveau d’exigence déterminé, pour évaluer les capacités de ceux qui, par définition, sont au-dessus de « l’élève moyen ».
Sans nous en rendre compte, nous avons peut-être baissé le niveau d’exigence, pour présenter au concours, et récompenser les « moins mauvais ». Je suis absolument contre, et opte pour le choix du plus rigoureux possible. Tant pis si la majorité ne peut pas traiter. A ces éléments de préparation, s’ajoute l’environnement du Concours. Une école perturbée chaque année n’est pas apte à produire des candidats capables de hautes performances. Les bons lauréats doivent être capables de s’inscrire dans les classes préparatoires aux Grandes Ecoles pour se confronter aux meilleurs petits Français, les battre pour rentrer après un passage à Polytechnique, Centrale, HEC ou avec l’Agrégation en poche. Il est rare que les programmes soient entièrement traités. Les professeurs ont tendance à picorer les différents points du programme sans pouvoir les approfondir. Quand on a 6 ou 7 mois de cours réels sur 9, on ne peut réellement préparer un élève au Concours. Et les parents qui en ont les moyens paient des professeurs pour des cours particuliers ou de consolidation. Il y’a des lycées qu’on soupçonne de bachotage intensif ou de cours particuliers dispensés aux élèves par leurs professeurs. Mais au lieu de se limiter à leur faire un procès, il faudrait penser que c’est peut-être pour elles la seule possibilité d’avoir des prix. On risque d’avoir un Concours général à deux vitesses : avec des candidats dont les parents ont les moyens de payer le privé où il n’y a pas de grèves et de perturbations. Et les autres, parmi lesquels quelques petits génies dont le potentiel n’a pas pu éclore, faute de cet appui logistique. Ce serait dommage, car alors le succès au Concours Général pourrait dépendre du pouvoir de l’argent et, du coup, ne plus récompenser le pur mérite intellectuel. Une désolation pour ceux qui, comme moi, ont été portés par une école publique digne de ce nom, qui ne donnait pas le départ d’une course de 100m avec quelques uns alignés 50m devant.
Professeur, cette année, comme vous le savez certainement, aucun Prix, ni Accessit en Philosophie n’a été décerné à un candidat. Ce qui signifie qu’aucun des 69 candidats n’est parvenu à avoir une note supérieure ou égale à 12/20. Est-ce à dire que la Philosophie est en crise ?
Vous n’êtes pas sans savoir qu’autrefois les littéraires étaient regroupés dans une série unique : la Classe de Philo. La philosophie peut être considérée dans la trajectoire d’un élève comme une discipline couronnant un parcours, et qu’il ne rencontrait qu’en classe Terminale. D’où son caractère quelque peu « initiatique » à l’époque, et la désignation de ceux qui s’y adonnaient par des qualificatifs dont nous étions fiers, comme celle de grosses têtes. La question que vous posez (Est-ce que c’est une crise de la Philosophie ?) est malicieuse parce que ce n’est pas une crise de la Philosophie. C’est une crise des apprenants et peut être plus sûrement des formateurs en philosophie. S’il y a un homme malheureux dans cette fête, c’est probablement (malgré l’optimisme qu’il porte chevillé au corps) le Pr Souleymane Bachir Diagne. Agrégé de philosophie comme vous le savez et ancien pensionnaire de la Rue d’Ulm, il aura l’impression d’assister à un véritable désastre, et se demandera comment il est possible que dans toute la population scolaire de notre pays il se soit pas trouvé un seul élève capable d’avoir 12/20. Il se dira peut-être que ses collègues ont été trop sévères dans leur évaluation, et beaucoup d’autres questions qui engendrent la perplexité chez quelqu’un dont la discipline est fondée sur un scepticisme de principe. Ce que j’ai déjà dit plus haut s’agissant des matières littéraires est encore plus valable pour la philosophie, qui se nourrit, en grande partie de la réflexion sur le contenu des autres disciplines. C’est avant tout la capacité à poser des questions sur leurs contenus, ce qui suppose la connaissance de ces contenus, donc une riche culture générale et un retour réflexif sur celle-ci. Pour aller vite, une réflexion sur du vide tourne à vide. S’agissant des formateurs, j’ai inspecté pendant plus de 30 ans des collègues, et analysé la façon dont ils enseignent. Beaucoup le font à partir des manuels, des éléments du programme dont ils changent à peine l’agencement et les termes ; sans se fatiguer à faire des recherches permanentes. Rares sont ceux d’entre eux qui font de la recherche. J’ai demandé un jour à mes étudiants de 4ème année (à l’époque ils sortaient avec la Maîtrise) s’il y en avait qui possédaient à titre personnel 50 livres. Aucun doigt ne s’est levé, et la stupeur a été générale quand je me suis plaint de ne posséder qu’un peu plus de 1000 ouvrages. La situation n’a pas dû beaucoup changer, avec de véritables professeurs, malgré la « prime de recherche ».
Ce n’est pas la manière de dispenser les cours en Philo qui pose problème pour les élèves ?
Vous constaterez que le ministère promet de recruter 53 professeurs pour l’année prochaine. Un appel à la candidature est lancé pour 60 professeurs de Philosophie. Je ne pense pas que ce soit forcément la meilleure formule, mais c’est au moins révélateur d’un fait : il y avait un déficit criard en professeurs de philosophie. Il y aurait beaucoup à dire sur la quantité et la qualité de ceux qui seront recrutés de cette façon, et sur les critères qui seront retenus. Mais le fait est qu’il y a depuis de longues années des cours de Philosophie qui ne sont pas dispensés par des professionnels de la discipline. Vous avez des Sociologues, des gens venus d’ailleurs qui dispensent ces cours. Je ne peux pas concevoir que des Cours de Mathématiques soient dispensés par des Physiciens. La question de la qualification se pose. L’attention a été attirée dessus, même par de nombreux inspecteurs de spécialité. Or, à tout prendre, même si pour intervenir en Terminale, il faut le CAES, je préférerais, à la limite, voir la Philosophie enseignée par des philosophes de profession ayant la Licence plutôt que par des gens qui ont une maitrise, mais qui ne sont pas des philosophes. C’est une question de responsabilité théorique et intellectuelle. Je ne peux pas être payé parce je fais un métier sur lequel je n’ai pas été formé. La Philosophie a ses propres techniques, ses modalités d’enseignements et d’exercices. Il faudrait que les ministères, les Inspecteurs Généraux et les Inspecteurs de spécialité réfléchissent ensemble aux solutions réelles, en commençant par poser rigoureusement le problème pour qu’on n’assiste plus à un spectacle aussi désolant : l’absence de la philosophie à cette grande fête durant laquelle, en serrant pour la première fois la main d’un Président de la République, on a l’impression de toucher le ciel du doigt.