On ne peut trop saisir les dessous du procès ouvert ce lundi 20 juillet, contre Hissène Habré, si on ne fait pas un bref rappel historique du sort réservé par la justice belge à la loi de la compétence universelle telle que définie et posée dans la Convention des Nations Unies sur les crimes de tortures, génocides et autres.
Le 18 juin 2001, 23 survivants des massacres perpétrés en 1982 dans les camps de réfugiés de Sabra et Chatila ont déposé une plainte dans laquelle ils affirmaient que le Premier ministre israélien d’alors, Ariel Sharon, à l’époque des faits ministre de la Défense, et Amos Yaron, général de brigade qui commandait les forces israéliennes, ainsi que d’autres responsables de l’armée israélienne et des membres de la milice libanaise chrétienne des Phalanges étaient responsables de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité et d’actes de génocide liés à ces massacres.
En juillet 2001, un juge d’instruction belge ouvre alors une information judiciaire sur les massacres de 1982. Les avocats de l’Etat d’Israël qui a accordé sa protection diplomatique à Sharon présente un mémoire de défense dans lequel ils argumentent sur l’idée qu’Ariel Sharon bénéficiait de l’immunité de juridiction en Belgique, que des poursuites seraient contraires au principe non bis in idem, qui prohibe la dualité de poursuites pour la même infraction, que la législation belge violait le principe de non-rétroactivité du droit pénal et qu’il n’existait aucun lien entre le suspect et la Belgique.
Face à l’argumentaire présenté, le juge belge accepte de suspendre temporairement la procédure engagée. Cette suspension est intervenue le 7 septembre 2001. Au terme d’un délai de réflexion de trois mois, le tribunal saisi a fini par faire droit à la requête des survivants, appuyée par le ministère public. En octobre 2001, Ariel Sharon et Amos Yaron, principaux accusés se résignent à désigner des avocats et se préparent à leur procès, tout en se battant sur les questions de procédure liées à la recevabilité de la requête des plaignants.
La machine judiciaire belge est lancée contre eux. Des audiences préliminaires ont eu lieu le 23 octobre 2001, le 28 novembre 2001, le 26 décembre 2001 et le 23 janvier 2002 pour examiner les questions de procédure soulevées par la défense. A la fin de ces audiences, le président de la Chambre des mises en accusation a ordonné la remise de l’ensemble des conclusions, notes et éléments de preuve avant le 30 janvier 2002 et il a renvoyé l’affaire au 6 mars 2002 pour statuer sur la recevabilité. Entre temps, est intervenue la décision de la Cour Internationale de Justice dans l’affaire ayant opposé la Belgique à la République Démocratique du Congo au sujet de l’Affaire Abdoulaye Yerodia Ndombassi.
Après l’arrêt de la Cour internationale de justice dans l’affaire rendue le 14 février 2002, la Justice belge reprend aussitôt le cours de l’affaire Sharon. Les plaignants sentaient déjà que l’arrêt de la Cour internationale allait plomber le cours de leur procédure. Soutenus par le procureur général, les avocats des 23 survivants des massacres de Sabra et Chatila.
Le mercredi 15 mai 2002, la Chambre des mises en accusation sera le lieu d’un débat destiné à déterminer si un procureur belge peut reprendre l’information judiciaire suspendue sur les massacres perpétrés en 1982 par les Phalangistes et sur les allégations selon lesquelles, après les massacres, les Phalangistes se sont rendus responsables de “disparitions” de grande ampleur dont les forces israéliennes avaient connaissance ou qui ont eu lieu sous leur contrôle.
Le procureur avait ouvert une information judiciaire sur les massacres au vu d’une plainte déposée en juin 2000 par 23 survivants en vertu d’une loi belge qui prévoyait, lors de son adoption en 1993, la compétence universelle pour les crimes de guerre et qui a été modifiée en 1999 pour inclure les crimes contre l’humanité et les actes de génocide. Les avocats des 23 survivants ont sollicité la tenue de l’audience en partie pour faire valoir qu’un arrêt rendu récemment par la Cour internationale de justice dans l’affaire République démocratique du Congo contre Belgique n’avait pas d’incidence, à ce stade de la procédure, sur l’information judiciaire ouverte sur les massacres de 1982.
Une autre question sera abordée au cours de l’audience, à savoir si, au vu d’une décision rendue récemment par la Chambre des mises en accusation d’une autre cour d’appel belge, les procureurs belges peuvent ouvrir une information judiciaire en vertu de cette loi pour des crimes relevant du droit international commis à l’étranger à un moment où le suspect se trouve en dehors du territoire national. Rappel.
Le 14 février 2002, la Cour internationale de justice a conclu que la Belgique ne pouvait pas décerner un mandat d’arrêt à l’encontre du ministre des Affaires étrangères en exercice de la République démocratique du Congo, Abdoulaye Yerodia Ndombasi, car, à son avis, selon le droit international coutumier, les ministres des Affaires étrangères, ainsi que les premiers ministres et les chefs d’Etat, bénéficiaient de l’immunité de juridiction et ne pouvaient être arrêtés par des tribunaux étrangers pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité tant qu’ils étaient en fonction. La Cour n’a reconnu que quatre cas dans lesquels des tribunaux pouvaient décerner des mandats d’arrêt à l’encontre de ministres des Affaires étrangères pour des infractions relevant du droit international.
Bien que la République démocratique du Congo ait argué, dans un premier temps, que les tribunaux belges n’étaient pas compétents pour décerner des mandats d’arrêt à l’encontre de personnes accusées de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité commis à l’étranger et ne se trouvant pas en Belgique au moment où le mandat était décerné, elle est ensuite revenue sur cette affirmation.
« La Cour internationale de justice s’est donc abstenue de statuer sur la question de savoir si la Belgique pouvait exercer cette compétence universelle. Amnesty International estime que l’arrêt de la Cour internationale de justice est juridiquement infondé et qu’il sera, un jour, annulé. Aucun élément convaincant ne démontre l’existence dans le droit international coutumier d’une règle prévoyant que les responsables gouvernementaux en exercice bénéficient de l’immunité des poursuites devant une juridiction étrangère pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité ; la Cour n’a elle-même cité aucun exemple de pratique des Etats ou d’opinion juris (conviction des Etats qu’en suivant tel ou tel usage ils obéissent à une règle contraignante). Les traités adoptés par la communauté internationale démontrent un rejet persistant, depuis la Seconde Guerre mondiale, de l’immunité de juridiction pour tout responsable gouvernemental, quel qu’il soit, soupçonné de crimes relevant du droit international. »
En tout état de cause, les tribunaux belges ont considéré que cette décision de la Cour Internationale de Justice, quoique sévèrement critiquée dans la doctrine, comme non fondée, suffisait pour paralyser toutes les procédures engagées devant les juridictions nationales, en vertu de la loi de la compétence universelle Ainsi, le cas Abdoulaye Yerodia a permis à la Belgique de régler rapidement l’affaire Sharon, en sauvant les formes grâce à un arrêt de la Cour de justice internationale.
Et Hissène Habré, lui ? Il doit payer pour tous les autres. La Belgique a maintenu toutes les accusations portées contre lui et a demandé son extradition auprès du gouvernement sénégalais. Fidel Castro, Saddam Hussein, Sassou Nguesso et autres criminels recherchés n’ont rien à craindre des foudres du juge belge. Habré lui suffit. Pour l’exemple et pour sauver ce qui reste encore de sa loi de compétence universelle.
La loi de la compétence universelle dans le monde
La Belgique est-elle le seul pays où l’on peut déclencher des poursuites sans qu’aucun critère de rattachement avec le pays qui poursuit ne soit exigé? Théoriquement, non. Mais, jusqu’à très récemment, la Belgique était l’un des rares pays au monde (avec l’Espagne notamment) à avoir engagé, en pratique, des poursuites pour des crimes graves de Droit international commis à l’étranger, sans que l’un des ses ressortissants ne soit victime, ni que l’auteur du crime ne soit présent dans l’État poursuivant.
Au cours des dernières années, cependant, de nombreux pays, tels que l’Australie, l’Allemagne, la Nouvelle Zélande et l’Afrique du Sud ont ratifié le traité instaurant la Cour Pénale Internationale et modifié leur législation en conséquence, permettant l’ouverture d’informations judiciaires pour des crimes graves de Droit International sans qu’aucun critère de rattachement avec le pays ne soit exigé.
La France par exemple, a consacré la loi de la Compétence universelle avec beaucoup de restrictions. Celui qui est poursuivi en vertu de la compétence universelle doit nécessairement résidé en France. Pourtant l’ancien président haïtien, Jean Claude Duvalier a passé des jours paisibles dans ce pays, avant de rentrer pour mourir chez lui à Haïti.
Personne n’avait jamais harcelé Jacques Chirac ou Nicolas Sarkozy pour que ce dictateur sanguinaire soit jugé chez eux. La France n’avait pas à se justifier devant la communauté internationale, pour n’avoir pas organisé le procès de Jean Claude Duvalier. De même, l’Angleterre n’avait à se justifier aux yeux du monde, pour avoir refusé de livrer à l’Espagne qui lui réclamait, en vertu de la loi de la compétence universelle, le chilien Pinochet.
Pourquoi devons-être, nous Sénégalais, les seuls à devoir nous justifier, face à la communauté internationale pour avoir gardé chez nous un dictateur déchu ? Soit-il, comme le prétendent ses procureurs, le plus sanguinaire des dictateurs. Ce deux poids deux mesures est révoltant et choquant. Le Sénégal est venu compléter la liste des rares pays du monde, le seul en Afrique, à avoir institué la loi de la compétence universelle, sous la dictée de l’étranger. Il y est arrivé avec les réformes qui ont été opérées dans son droit positif par les fameuses lois intervenues en février 2008. Abdoulaye Wade, alors président de la République, autoproclamé « champion de la lutte pour la promotion des droits de l’homme en Afrique » n’a pas voulu être en reste dans « la lutte contre l’impunité ».
Il a pris sa part, en cédant de façon bruyante aux pressions de tous ceux qui ont demandé et obtenu chez nous un procès contre Hissène Habré. Quelles autres affaires ont été jugées, en application de la loi belge de compétence universelle ?
Jusqu’à présent un seul procès a eu lieu, au sens où l’a voulu la Belgique ? Celui-ci concernait quatre rwandais. Ils ont été condamnés par un jury belge en juin 2001 pour leur participation dans le génocide de 1994. Y-a-t-il eu d’autres poursuites, en dehors de la Belgique, basées sur la loi de la Compétence universelle?
L’exemple classique connu d’une mise en œuvre de la compétence universelle est celui de l’inculpation du Général Augusto Pinochet du Chili, par un juge espagnol. L’Espagne a porté plainte contre Pinochet, pour des crimes commis au Chili et principalement contre des chiliens. L’Espagne a ensuite essayé d’obtenir son extradition de Grande Bretagne pour être jugé en Espagne.
L’Angleterre refusa d’extrader Pinochet. La Belgique avait également inculpé Pinochet et demandé son extradition, tout comme la France et la Suisse d’ailleurs. Quelles sont les affaires qui ont continué, après les modifications apportées à la loi belge ? Hissène Habré est sans aucun doute le seul cas, puisque un juge d’instruction belge, un procureur et une équipe d’officiers de police judiciaire avaient été au Tchad en 2002, pour enquêter sur les plaintes déposées contre lui.
L’Union Africaine interviendra, à la suite du Sénégal de l’extrader en Belgique, pour exiger de notre pays de le juger. Je rappelle que : Fidel Castro, Saddam Hussein, Sassou Nguesso, Yasser Arafat, Henry Kissinger, Georges Bush et autres criminels recherchés n’avaient rien à craindre des foudres du juge belge. Habré et quelques lampistes belges lui ont suffi. Pour l’exemple, et pour sauver ce qui pouvait l’être de sa loi de Compétence universelle.