La concurrence sévère qui existe dans le secteur de la farine est bien plus qu’une réalité. Mais pour le Directeur du commerce intérieur, cette situation ne peut perdurer sinon on risque d’arriver à une disparition d’un ou de deux industriels. Dans cet entretien accordé à EnQuête, Ousmane Mbaye fait l’historique du problème, le rôle joué par les services du ministère du Commerce avant d’appeler les uns et les autres à revenir à la raison.
On parle d’une concurrence sauvage des meuniers dans le secteur de la farine. Est-ce que cela correspond à la réalité sur le terrain?
C’est vrai, mais nous avons pris beaucoup d’initiatives pour arrêter cette escalade, si on peut l’appeler ainsi, dans le secteur. Mais il faut voir aussi un peu l’origine. Nous avions 4 minoteries ; les Grands Moulins, NMA Sanders, Sentenac, FKS. 3 autres sont arrivés en l’espace d’une année ; Sedima, Olam, et la minoterie qui est à Diamniadio. Cela a favorisé quand même une situation de suroffre. Quand il y a suroffre, les gens essaient de développer des stratégies pour pouvoir vendre. Lorsque nous avons constaté des pratiques de prix qui ne reflétaient pas la réalité économique du marché, le ministre les a convoqués pour essayer de voir dans quelle mesure on pouvait arriver à une solution. La solution que nous avions identifiée était de fixer un prix plancher de 16 500 F.
Je dois dire en fait que c’était une mesure assez inédite parce que l’Etat jusqu’ici ne prenait pas des mesures fixant des prix plancher. On s’était dit qu’il faut prendre des risques de le faire si ça pouvait régler le problème. Mais pour ne pas prendre trop de risque aussi, on avait pris une mesure temporaire qui devait durer deux mois renouvelables. Lorsqu’on a pris la mesure, on s’est rendu compte que ce sont les meuniers eux-mêmes qui contournaient la mesure. En faisant quoi, en facturant 16 500 F mais en tenant des réductions commerciales qui faisaient que le distributeur final pouvait vendre le produit en intégrant les réductions à un prix très inférieur au prix plancher. Du coup, le problème restait entier.
De 4 meuniers il y a de cela quelques années, on est passé à 7, est-ce que ce n’est pas l’arrivée de ces nouveaux meuniers qui justifie cette rude concurrence ?
Oui, c’est la principale raison, mais c’est tout à fait normal. S’il y a de nouveaux acteurs qui arrivent dans un marché, qui commencent à produire, ils vont chercher à vendre. C’est naturel. C’est une logique économique. Mais est-ce une raison de s’adonner à certaines pratiques (il hésite), je ne peux pas l’appeler dumping parce que pour le dumping, il faut des preuves qu’il y a des ventes à perte, parce que la vente à perte est prohibée.
Pourtant certains meuniers affirment vendre à perte…
Mais donc ils le font tous alors, (rires). Si quelqu’un réduit à un prix, les autres sont obligés de le suivre. Donc ils vendent tous à perte. Je ne peux pas épiloguer sur ça parce que je n’ai pas encore des éléments. En tout cas, ils disent qu’ils perdent de l’argent mais moi, je ne peux pas comprendre que des gens continuent à perdre consciemment de l’argent. On peut perdre en matière d’affaires, des fois on peut gagner. Quand vous gagnez, des fois il faut accepter de perdre quand la situation l’exige. Mais on peut perdre pour un moment en pensant que la situation va se rétablir. Mais, on ne peut pas continuer à perdre constamment.
Lorsque cette mesure (prix plancher) est arrivée à expiration et que le problème a repris, on leur a dit : c’est vous-mêmes, qui pouvez régler le problème parce que la mesure, on l’avait prise pour vous. Et vous avez passé outre mesure pour contourner la mesure. Ça aussi, on ne peut pas l’accepter. Nous, nous faisions tout pour sauver la filière. L’Etat le faisait certes pour la stabilité du secteur, mais l’Etat le faisait aussi parce que c’est de son droit qu’un secteur aussi important que la minoterie ne puisse pas s’éclipser tout d’un coup parce qu’il y a une concurrence entre acteurs, une guerre si je peux l’appeler ainsi, entre acteurs. Si la guerre continue, c’est sûr que certaines industries vont disparaître. Ce sera des pertes d’emplois, une moins-value en termes de création de richesses.
Mais est-ce que l’Etat doit attendre qu’on en arrive à cette situation, pour réagir ?
Vous savez, c’est un secteur qui est aujourd’hui libre comme du reste tous les autres secteurs de l’économie. C’est-à-dire que l’Etat n’a pas réglementé l’implantation dans le secteur de la minoterie. Dans n’importe quel secteur aujourd’hui, c’est open. Comme j’ai toujours l’habitude de le dire, les investissements dans ce domaine ne peuvent pas être des investissements légers. Ce sont des investissements lourds. D’un point de vue financier, c’est un investissement assez costaud. Moi je ne peux pas comprendre que des investisseurs mettent des milliards dans un secteur tout en étant sûrs d’y perdre de l’argent. La logique économique ne peut pas l’accepter. Quand quelqu’un fait des investissements de cette nature, il y a des études de marché pour voir en termes de rentabilité, en termes de marchés, est-ce qu’il y a de la place pour se faire de l’argent. Si les gens acceptent de faire des investissements, c’est peut-être qu’ils estiment qu’il y avait de la place dans ce marché-là. Maintenant, moi je vois le problème autrement.
Comment le voyez-vous?
Il faut peut-être transformer des contraintes en opportunités. Aujourd’hui, on a un marché sénégalais qui n’est pas aussi élastique que ça. Notre marché s’accroît petit à petit mais le niveau de croissance de l’offre avec l’arrivée de ces trois acteurs a fait que c’est disproportionné entre le rythme d’évolution de l’offre et celui de la demande. Du coup, il y a un gap entre les deux. C’est ce qui explique cette suroffre. Maintenant, s’il y a une suroffre, c’est au niveau du marché local. Mais il faudrait que ces gens essaient de se battre sur le marché international. Aujourd’hui, nous avons de nouvelles opportunités avec l’entrée en vigueur du Tarif extérieur commun de la CEDEAO, donc un marché de 300 millions d’habitants. Pourquoi ils n’essaient pas d’exporter ?
Selon les meuniers, il y a de cela quelques années, ils exportaient dans la sous-région, mais beaucoup de ces pays notamment le Mali, le Burkina, la Côte d’Ivoire disposent maintenant de minoteries et connaissent presque la même situation que le Sénégal.
Oui mais il faut se battre. C’est vrai qu’avec la guerre des prix, chez nous il n’y a plus d’importations mais l’année dernière, nous recevions des importations de farine même si ce n’était pas beaucoup. Si les gens arrivaient à importer de la farine, à supporter le niveau de fiscalité qui s’applique sur la farine qui tourne autour de 45, 47%. Si vous parvenez à payer toute cette fiscalité et concurrencer la farine locale, c’est qu’il y a des questions à se poser par rapport à la compétitivité. C’est vrai qu’au niveau du marché de l’export, ce n’est pas toujours facile. Même s’il n’y a pas une offre locale qui vous concurrence, c’est une offre importée. C’est à eux de voir qu’elle est la meilleure manière d’exploiter de nouvelles opportunités en termes d’exportations.
Revenons sur le marché intérieur. Aujourd’hui, le prix de la farine est homologué à 18 000 F. Avec cette guerre, je pense qu’ils sont autour de 14 300 F, 14 800 F. Mais chacun veut vouloir conserver ses mêmes parts de marché quitte à vendre à perte.
C’est peut-être pour ne pas perdre des parts de marché qu’ils préfèrent vendre à bas prix ?
Si vous perdez les parts de marché, c’est au profit de qui ? La concurrence peut aussi se gagner autrement. Ça peut être au niveau de la qualité, ainsi de suite. Il ne faut pas restreindre la concurrence autour de la dimension prix uniquement. Il y a d’autres aspects sur lesquels ils peuvent exercer la concurrence : les moyens de règlement, accorder des facilitations à leurs acheteurs, miser sur la qualité. Essayer d’être innovant pour créer d’autres domaines où on peut intervenir pour capter beaucoup plus de parts de marché. L’Etat est très mal à l’aise devant cette situation ? Personne n’y gagne à part quelques distributeurs. Si les prix appliqués sur la farine à 14 000 F allaient profiter aux consommateurs sénégalais, on n’allait rien dire. On allait même applaudir.
Donc les consommateurs ne gagnent rien dans cette guerre des prix ?
Non. Ils n’y gagnent rien. C’est vrai qu’il y a certains boulangers qui ont augmenté le poids du pain, mais aussi c’est dans un souci de concurrence. Mais en terme de prix, le prix du pain que vous payez aujourd’hui, c’est le même qu’il y a de cela un an lorsque la farine coûtait 18 500 Fcfa. Qu’est-ce que vous y gagnez ? Nous aussi, on ne peut pas réglementer ça pour que ça profite aux consommateurs parce qu’on sait que ce n’est pas la réalité du marché. On ne peut pas aussi déstructurer le marché sur la base d’une guerre, parce que c’est une guerre qui va connaître un terme. Ça ne peut pas continuer. Soit il y aura un ou deux morts, on les enterre et puis la situation va revenir à la normale, ou bien ils reviennent à la raison.
Est-ce que cette guerre n’arrange pas aussi l’Etat?
L’Etat ne gagne rien dans cette situation. Aujourd’hui, il y a une TVA de 18% qui s’applique sur 14 000 F. Ce n’est pas la même chose qu’une TVA qui s’applique sur 18 000 F. En terme de gain de TVA, l’Etat gagne moins. Or, si le sac de farine est vendu à un prix juste, l’Etat gagne correctement, le consommateur aussi n’a rien à perdre parce que rien ne change à son niveau.
Est-ce que la baisse du poids de la baguette de pain, suite à l’homologation du prix de la farine, n’a pas aussi fait baisser la consommation nationale ?
L’Etat n’en est responsable pour rien avant qu’on ne réduise, parce qu’il fallait, eux, qu’ils regardent leurs niveaux de vente ; est-ce qu’ils ont baissé ou non ? C’est ça la réalité. Si nous regardons les importations de blé, ces derniers ont augmenté presque de 10%.
Malgré la baisse du poids de la baguette ?
Oui. Je peux même vous donner les chiffres. Si c’était le cas, on aurait dû constater le contraire, c’est-à-dire une baisse des importations de blé. Le poids qui était déclaré était de 210 grammes la baguette. Lorsque nous avons voulu homologuer le prix de la farine et qu’on a calculé l’équivalent d’une baisse de 2000 F parce que la farine coûtait 20 000 F, on a ramené ça à 18000 F, c’est-à-dire qu’il y avait un gap de 2000 F. Quand on calculé l’équivalent de ces 2000 F en termes de baisse sur le prix du pain, ça devait nous donner 15 F. Le prix du pain, si on avait gardé le même poids, allait quitter 175 F pour revenir à 160 F. On s’est dit que si on le ramène à ce prix, on aura beaucoup de difficultés pour régler le problème de la monnaie et c’est le consommateur qui sera lésé. Du coup, le consommateur continue à perdre. On s’est dit, pour régler le problème une bonne fois pour toutes : regardons l’équivalent de ces 10 F et faisons la réduction en termes de poids.
C’est ce que vous avez fait après ?
On a introduit 3 types de format : un format à 50 F, à 100 F et le format standard de 150 F. Si quelqu’un veut acheter 200 F, il achète deux formats de 100 F. Comme ça, le consommateur ne sera plus lésé et les problèmes de monnaie n’existeront plus. Les meuniers n’étaient pas opposés mais ce sont les boulangers qui ne voulaient pas de ça. Ils voulaient quitter 175 F pour aller à 200 F. Mais en contrepartie, ils avaient demandé une augmentation du poids du pain qui devait quitter 210 grammes pour aller à 250 grammes. Si on avait laissé passer cette proposition, les gens allaient quitter le format de 175 F pour faire le format de 200 F. Ils vont respecter le poids du pain pendant quelque temps et vont commencer à grignoter petit à petit jusqu’à revenir à 210 grammes. L’Etat ne peut pas contrôler tout le temps cela et c’est le consommateur qui va perdre.
Est-ce que l’augmentation du poids de la baguette comme le proposent des meuniers n’est pas une solution au problème ?
Ils veulent qu’on aille vers un poids de 200, 250 grammes pour doper la demande mais ça ne règle pas le problème. Si on va à 250 grammes, on donne l’impression qu’on a augmenté le prix du pain et on n’a aucune garantie que les gens vont aussi suivre. Aujourd’hui, ce n’est même pas prohibé. Il y a certains boulangers qui vendent du pain de 250 grammes. On leur a dit que le format standard, c’est 190 grammes. Pour nous, le pain de 190 grammes, c’est obligatoire, mais ils sont libres d’aller au-delà de ce poids si la demande existe.
Certains ont proposé à l’Etat de verrouiller tout investissement dans le secteur jusqu’à 2029. Qu’est ce que vous en pensez ?
Non, on ne peut pas verrouiller des investissements. Quelqu’un qui est sûr qu’il ne peut pas gagner de l’argent dans un secteur ne va pas y investir. C’est la logique. Ce n’est pas une mesure de l’Etat pour dire qu’on va verrouiller l’investissement. Quand vous verrouillez, vous créez des situations de rente. Ce n’est pas bon en économie. Dans un marché, si quelqu’un pense qu’il peut gagner de l’argent, il est le bienvenu.
Mais est-ce qu’il y a de la place avec 6 meuniers déjà ?
S’il n’y avait pas de la place, les gens n’allaient pas venir. Demander à l’Etat de prendre une mesure pour fermer, pourquoi l’Etat le prendrait ?
Malgré le prix plancher, la guerre est toujours là. Qu’est-ce qu’il faut faire maintenant?
La guerre va s’arrêter. Quand ? Personne ne sait. Mais il faut que chacun joue le jeu. Si eux, en tant qu’acteurs, avaient voulu que la situation s’arrête, lorsque l’Etat a pris un prix plancher, ils l’auraient accompagné. Mais ils ont eux-mêmes contourné la mesure. Qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse ? On ne peut pas être plus royaliste que le roi.
Est-ce que le ministère du Commerce suit toujours de très près la situation ?
Oui nous suivons. Nous sommes très ouverts. Je ne reste pas une semaine sans demander qu’on me regarde le marché, discuter avec certains d’entre eux pour voir où est ce qu’on en est. Le ministre leur a dit aussi qu’on est très ouvert à leurs propositions. Mais jusqu’à présent, les propositions qui ont été faites ne semblent pas être des propositions qui peuvent régler le problème. C’est une situation qui est presque inévitable. Même la Côte d’Ivoire a connu une situation pareille. Finalement, c’est au tour d’une table que ça a été réglé.
Quel message pouvez-vous lancer aux meuniers ?
Leur demander de revenir à la raison. Cette guerre personne, n’y gagne. Ce n’est pas en continuant cette guerre qu’ils vont se faire des parts de marché ou qu’ils vont écraser certains pour se retrouver seuls dans le marché. Non. Les gens aussi vont se battre. Mieux vaut qu’ils essaient de trouver une solution qui profite à tous les acteurs. Qu’ils continuent à partager le marché, que chacun travaille.