Dans la dernière partie de cet entretien que nous accordait, à la mi-mars, l’écrivain Cheikh Hamidou Kane, l’auteur de « L’aventure ambiguë » avoue qu’il songe de plus en plus à écrire ses mémoires, mais « on verra » comme il dit. A 87 ans, Cheikh Hamidou Kane se raccroche surtout à cette famille que la vie lui a donnée. Et lorsqu’il fouille dans sa mémoire, c’est le souvenir de son amitié aigre-douce, avec Senghor, qui remonte à la surface. Toujours dans cet entretien, l’écrivain partage avec nous quelques-unes de ses lectures préférées : Aimé Césaire, Shakespeare etc. Aujourd’hui, c’est un peu comme si l’écriture était aussi une histoire de famille, car l’an dernier, sa petite-fille Ndèye Fatou Kane publiait son premier roman, « Le malheur de vivre », un ouvrage préfacé par…Cheikh Hamidou Kane.
J’ai lu quelque part que vous écriviez vos mémoires. Vous confirmez ?
Non. Je n’ai pas entrepris d’écrire mes mémoires, du moins pas encore.
Vous y avez déjà songé ?
Euh…Si. J’y songe de plus en plus, d’autant que des membres de ma famille et des personnes de ma génération sont en train de le faire. J’ai vu des mémoires qui ont été rédigés par mon oncle Aboubacry Kane, plus récemment par mon cousin Abdoulaye Elimane Kane, et par-delà ma famille, Massamba Sarré, Abdou Diouf, ça me donne un peu l’envie de le faire, parce que ce que je vous ai raconté sur ma vie, vous montre que si je faisais une biographie, ce serait à cette échelle-là. Pas seulement au niveau familial, mais on verra…Si Dieu me prête vie…
Je vous le souhaite. Sinon à quoi vous raccrochez-vous ? A des souvenirs qui vous ont marqué ?
Peut-être à des souvenirs de famille. J’appartiens à une famille élargie où les liens de famille sont très forts. Donc, les liens de sang entre mes parents, mes grands-parents et moi-même, ou les liens de cousinage sont plus forts que la connaissance que j’ai de ces mêmes liens, dans d’autres sociétés et dans d’autres milieux. Ça c’est une des choses qui m’ont le plus marqué. Indépendamment de cela, c’est peut-être les péripéties de ma vie que je vous ai racontées, souvenirs des liens d’amitié et de déception, et ensuite de retrouvailles avec Senghor ; parce que voilà un homme qui donc avait sincèrement voulu sauvegarder les liens d’amitié entre lui et moi, par-delà les péripéties politiques. Et d’ailleurs, après tout ceci, quand je suis revenu au Sénégal, et quand il a quitté le pouvoir, on s’est retrouvé quelques fois, quand il revenait au Sénégal. Donc cette amitié interrompue et sauvegardée malgré tout entre Senghor et moi est un des souvenirs que je garde.
Est-ce que l’écrivain que vous êtes est aussi un grand lecteur, et est-ce qu’il y a des auteurs qui vous ont marqué ?
J’ai été un grand lecteur, de tout temps. Depuis l’école primaire, dès que j’ai su lire et comprendre, je lisais tout ce qui me tombait sous la main. Et de mon point de vue naturellement, je me suis abreuvé à la littérature française classique, depuis les poètes : François Villon. Les premiers écrivains : Rabelais. C’était la période des Classiques du 17ème siècle, jusqu’à la période des Romantiques du 19ème siècle. J’ai ensuite, assez rapidement, été fasciné par Shakespeare, dont je lisais d’abord les textes traduits en français, et puis dès que j’ai eu une maîtrise approximative de l’anglais, j’ai lu, autant que j’ai pu, les pièces de Shakespeare en anglais. C’est un grand écrivain. Et puis, les écrivains allemands : Goethe en particulier. Puis les écrivains russes, ceux du 19ème siècle en particulier : Dostoïevski, Tolstoï. Voilà mes premiers écrivains, puis, ensuite et plus tard, les écrivains noirs, notamment peut-être celui qui a le plus d’influence sur moi : c’est Aimé Césaire, dont j’ai découvert le Cahier d’un retour au pays natal quand j’avais 20 ans, en 1948. J’étais élève au lycée Van Vollenhoven (aujourd’hui lycée Lamine Guèye, Ndlr), et c’est là que je l’ai découvert, et il ne m’a jamais quitté depuis. Voilà un peu mes lectures.
Et aujourd’hui parmi les tout jeunes écrivains, il y a votre petite-fille, Ndèye Fatou Kane, auteur d’un « Malheur de vivre » que vous avez-vous-même préfacé, qu’est-ce que cela vous fait qu’elle ait suivi vos pas ?
Ça a été une agréable surprise pour moi, d’avoir lu son manuscrit, et surtout d’avoir constaté dans ce manuscrit, qu’elle avait gardé un attachement pour les valeurs de la société traditionnelle halpular, puisque l’héroïne de ce roman se trouvait très attachée à ses valeurs traditionnelles. Ses parents, bien qu’ayant vécu pendant longtemps en France comme exilés, sont restés très attachés à leurs valeurs traditionnelles, idem pour les cousines de l’héroïne, et donc on sent de la part de l’écrivain, qu’elle est prête à défendre ses valeurs traditionnelles, contre les agressions, disons des sociétés urbaines, permissives, cette culture occidentale dans ce qu’elle peut avoir de nocif et de destructeur. Ça a suscité en moi un grand espoir pour elle et pour son destin d’écrivain.
Vous aurez 87 ans ce 2 avril. Joyeux anniversaire par anticipation.
Merci beaucoup.
Qu’est-ce qui vous donne cette force, qu’est-ce qui vous motive ?
Ma foi religieuse dont je rends grâce à Dieu. D’autre part, ma famille, ces liens de famille dont je vous ai parlé, et qui sont très forts. En troisième lieu, mon patriotisme africain, ma foi dans l’Afrique unie, dans le salut, la renaissance et la victoire inéluctables de l’Afrique, dans ses valeurs de partage, de solidarité, préférables aux valeurs de conflit, de prédation, qui prévalent ailleurs. Nous, nous sommes une société de partage, d’entente, de consensus, à la différence des autres cultures de conflit, de domination.
Quand vous regardez votre parcours, y a-t-il des choses que vous auriez aimé faire ou que vous auriez peut-être faites autrement ? Vous arrive-t-il d’avoir des regrets ?
Véritablement pas. Non. Je rends grâce à Dieu de m’avoir permis d’avoir la vie que j’ai, que j’ai eue, des choix que j’ai faits, et de ce qu’il en est résulté.