Plus de 250 partis légalement constitués pour moins de 13 millions de citoyens et seulement 05 millions d’électeurs : la prolifération des formations politiques a fini de relever le paradoxe du modèle démocratique sénégalais, même si cette profusion est loin d’être atypique dans le continent africain. Pis, ces partis presque tous dits «télécentres» continuent de pousser comme des champignons sur la base de motivations souvent nébuleuses, en gangrénant la vie politique et en transformant le paysage en une sorte de jungle politique où les pratiques occultes de financement se discutent la palme aux manœuvres sournoises de fusion, de ralliement, voire de dissolution avec les grands leaders politiques. Histoire pour certains partis « fictifs», mais disposant bien de récépissé du ministère de l’Intérieur, de monnayer leur «entrisme» ou «transhumance», dans le sens de leurs intérêts, souvent à la veille des échéances électorales.
Le multipartisme intégral, même si il est consacré par la loi (réforme constitutionnelle du 24 avril 1981) en vaut-il vraiment la chandelle ? A plus ou moins court terme, ne risque-t-il pas de pousser la démocratie sénégalaise vers un point de non retour avec cette pléthore de partis ne disposant même pas d’adresse réelle, encore moins de siège, voire de ressources à même de survivre dans le champ politique. Qui plus est, des partis qui ne tiennent jamais congrès.
A l’heure où les chefs de file des différentes formations politiques adoptent la politique de l’autruche face à cette profusion de partis au Sénégal, Sud quotidien pose le débat en interpellant des acteurs du sérail politique sur les pistes de solutions à explorer avant que le bât ne blesse. Si ce n’est déjà arrivé ! De Serigne Mbacké Ndiaye du Pds à Maël Thiam de l’Apr, en passant par Abdoulaye Wilane du Ps, Moussa Sarr de la Ld, Dialo Diop du Rnd ou autre Ndiaga Sylla (expert électoral, ancien vice-président du Jëf Jël), la constante est la même. La limitation des partis politiques est une exigence pour permettre à la démocratie sénégalaise de s’oxygéner. Esquisses de recettes !
SERIGNE MBACKE NDIAYE, ANCIEN MINISTRE PORTE-PAROLE DE ME WADE ET LEADER DU MOUVEMENT LIBERAL PATRIOTIQUE (MLP) : «Le Sénégal ne devait pas dépasser dix partis politiques»
«Je pense qu’il faudrait arriver à une limitation des partis politiques au Sénégal. Ce n’est pas la première fois que j’en parle. Seulement, il n’appartient pas à l’autorité, c’est-à-dire au Président et son ministre de l’Intérieur, de se lever un bon matin pour dire qu’il y aura désormais tant de partis politiques au Sénégal. Non ! Il faudrait que l’autorité, le président de la République ou le ministre de l’Intérieur par délégation, en arrive à une rencontre avec tous les partis politiques au Sénégal. Et qu’on se mette d’accord sur le nombre de partis. Moi, j’estime que dans un pays comme le Sénégal, si on a deux ou trois partis d’obédience socialiste et autant pour le courant libéral, c’est déjà bien.
En un mot, le Sénégal ne devait pas dépasser dix partis politiques. Il faut d’abord qu’on se mette d’accord sur le nombre. Ensuite, sur comment procéder à la limitation. Il faudrait une refonte du code électoral. Il faut notamment enlever dans ce code électoral l’expression qui parle de coalition de partis politiques. Il faudrait que la participation à une élection soit une obligation pour tous les partis. On ne peut pas créer un parti politique et ne jamais aller à des élections. On se demande d’ailleurs pourquoi ces gens créent des partis ? À quelles fins ? Est-ce que c’est pour des raisons politiques ou pour d’autres raisons ? Il urge donc aller à une refonte du code électoral afin de rendre obligatoire la participation aux élections. Et on dira maintenant à la suite des élections que, par exemple, tous les partis qui n’auront pas 2, 3 ou 5% de l’électorat vont disparaitre. Ou bien, on dira les dix premiers partis vont survivre, les autres vont disparaitre.
On ne peut pas de cette manière continuer à gérer plus de 250 partis politiques au Sénégal. Et la conséquence de tout cela, c’est quand on aura réussi à faire le toilettage du code électoral, à limiter le nombre de partis politiques parce que la limitation que je propose est celle qui sera décidée par le peuple sénégalais. A partir de ce moment, il sera possible de financer les partis politiques. Vous voyez qu’il y a une relation de cause à effet entre la limitation des partis politiques et le financement des partis politiques. Si, on a par exemple quatre à cinq partis politiques ici, au Sénégal, il est parfaitement possible que l’État les prenne en charge financièrement. Voilà le point de vue que j’ai toujours défendu sur cette question et que je continue de défendre».
MAËL THIAM, ADMINISTRATEUR GENERAL DE L’APR : «Cette prolifération des partis peut impacter la vitalité de notre jeune démocratie»
La prolifération des partis politiques est une situation qui est tout à fait normale dans un environnement où la plupart du temps, la motivation principale qui pousse beaucoup de chefs de partis à créer une organisation politique est une motivation d’ordre personnel. La notion d’ordre idéologique a disparu avec naturellement l’écrasement des frontières et des domaines politiques entre autres, depuis la chute du mur de Berlin, qui a favorisé la disparation progressive des domaines politiques pour laisser la place aux sociaux affectifs. Je veux dire par là que rien, que dans le domaine du militantisme, au Sénégal c’est plutôt socio-affectif qu’idéologique.
Le deuxième élément est que ceux-là qui ont la charge des affaires politiques ont abandonné leur mission en renonçant à l’élaboration d’idéal politique autour duquel, ils pourraient appeler à l’adhésion. Ce qui fait que, finalement, vous avez des libéraux qui ne savent ce que sait le libéralisme, vous avez des socialistes qui ne savent pas ce que c’est le socialisme, et ils vous diront que je milite dans tel parti parce qu’un tel est de ce parti-là.Vous comprendrez aisément que ce type de configuration qui exclut tout critère idéologique, ne peut donner qu’une prolifération des partis politiques encouragée également par une législation fortement ancrée dans les idéaux démocratiques qui, à la limite, autorisent un tout petit peu l’anarchie.
Cette prolifération des partis peut impacter sur la vitalité de notre jeune démocratie. Dans la mesure où un parti politique a pour vocation de conquérir le pouvoir et de le conserver. Si on part de ce postulat-là, on peut dire qu’un parti politique a pour vocation de proposer un projet de société et de soumettre à l’appréciation des citoyens. Donc, on peut s’attendre à une prolifération de projets de société qui peuvent perturber le choix des citoyens qui ne sauront plus à quel saint se vouer. Parce que dans tous les cas, dans un même pays, il est absolument difficile d’élaborer trois cent projets de société.
Je crois qu’il faudrait des lois fortes qui mettent en place des critères de maintien ou de reconnaissance des partis politiques dans l’espace sénégalais. Par exemple, ces lois pourraient dire que tous les partis sont obligés d’aller aux élections ou à défaut disparaitre. Deuxièmement, le parti qui va aux élections et qui n’arrive pas à récolter un taux X déterminé de suffrages n’a plus par essence le droit d’exister par exemple. Également, il faut faire très attention à la moralité parce que nous ne devons pas connaitre au Sénégal les dérapages vécus dans certains pays comme la France où le Front national appelle à la xénophobie.
MOUSSA SARR, PORTE-PAROLE DE LA LIGUE DEMOCRATIQUE (LD) : «Il y a des Sénégalais qui créent des partis politiques pour marchander avec...»
Mon avis est qu’il y a trop de partis politiques au Sénégal. Et je crois que tous les acteurs politiques sont interpellés. Nous devons trouver des moyens de rationaliser la vie politique. Et dans cette perspective, l’État est fortement interpellé et doit prendre ses responsabilités. Je pense qu’il doit être fait obligation à tous les partis politiques de respecter certaines conditions parmi lesquelles la tenue régulière de leurs instances nationales, la participation à des élections mais également rendre compte de leurs entrées financières et de l’utilisation des fonds dont ils disposent. Le nombre de partis ne signifie pas nécessairement gage d’une qualité démocratique. Ce n’est parce que nous avons 200 partis politiques que nous pouvons parler de vitalité démocratique. Je crois que ce qui explique le nombre de partis, c’est qu’il y a des frustrations, un manque de démocratie à l’intérieur des partis politiques. C’est ça qui explique qu’à chaque fois que des militants sont frustrés, ils quittent pour créer des partis politiques. Ça, c’est un élément. Mais l’autre élément également, est qu’il y a des Sénégalais qui créent des partis politiques pour marchander avec le pouvoir, avec le régime actuel.
Ce que je préconise, c’est qu’il faut renforcer la démocratie interne des partis politiques mais également, il faut que l’État oblige tous les partis politiques à respecter certaines conditions comme aller aux élections, organiser des instances nationales, mais également justifier les entrées et les sorties de leurs fonds.
ABDOULAYE WILANE, PORTE-PAROLE DU PARTI SOCIALISTE : «La démocratie, c’est le pluralisme mais le pluralisme n’est pas l’anarchie»
En vérité, la vocation d’un parti politique, ce n’est pas seulement de conquérir le pouvoir mais c’est de conscientiser les masses, de participer à l’éveil des consciences citoyennes, de former les citoyens et en fin de proposer une offre politique à partir de laquelle, il peut aller à la conquête du suffrage des Sénégalais. De ce point de vue, sur le plan strictement des règles propres à la démocratie, aucun parti ne peut s’arroger le droit d’interdire à d’autres partis le droit de naissance. Maintenant, c’est dans le système politique qu’on doit trouver des règles, des mécanismes qui permettent d’organiser cela. Par exemple, au bout d’un certain nombre d’années, un parti doit pouvoir prouver que ses instances se réunissent, ses états financiers sont étudiés par qui de droit, qu’il fait produire des rapports de ses activités régulières mais aussi participer à une compétition électorale.
Je crois que, si on organise la vie politique, on peut arriver à promouvoir un système de financement des partis politiques qui va nous éviter les financements occultes ou les détournements ou les abus qu’on constate dans le passé ou dans le présent...
Nous devons faire très attention. La réalité au niveau du pluralisme médiatique est la même au niveau du pluralisme politique partisan. Notre classe politique doit faire très attention et toutes les élites doit en faire autant. Il nous faut donc un sursaut de responsabilité, de conscience citoyenne et de conscience démocratique pour que l’on sache que la démocratie, c’est le pluralisme mais le pluralisme n’est pas l’anarchie. Il faut donc organiser bien que cela ne sera pas du tout facile. Mais on doit encadrer cela, normaliser cela pour qu’au bout d’un certain nombre d’années, on vous oblige à faire vos réunions comme le stipulent les textes mais aussi à faire parvenir les procès-verbaux de ces réunions au ministère de l’Intérieur ou à donner les états financiers à l’autorité. Cela évitera le risque de voir certaines formations financées par des lobbies de tous bords. Nous devons donc tous travailler à ce que les partis soient créés sur des bases idéologiques. Cela va permettre le renforcement des mœurs politiques. Car, depuis que les partis politiques ont versé dans l’électoralisme et le populisme que dans la construction citoyenne, on voit des gens qui se lèvent et créent leurs partis qu’ils utiliseront à des fins personnelles.
NDIAGA SYLLA, EXPERT ELECTORAL, EX-VICE PRESIDENT DE JËF JËL : «...A partir de la représentativité, qu’on puisse fixer une bonne fois pour toutes le nombre des partis politiques»
Aujourd’hui, autant de partis politiques, c’est trop et cela plombe même le débat démocratique. Nous préconisons à partir de la représentativité qu’on puisse fixer une bonne fois pour toutes le nombre des partis politiques. Cela a un impact parce qu’on ne peut pas compter 200 projets de société parmi les 200 partis pour voir ce qui sont passibles à des élections. Très souvent, on voit des coalitions de 60 partis politiques. Nous pensons qu’un parti politique doit pouvoir avoir un projet de société et participer sérieusement au débat démocratique, à la vitalité de la démocratie et concourir à l’expression des suffrages mais généralement, ce n’est pas le cas…
Il faut rationnaliser tout cela et, pour autant, nous avons préconisé la tenue d’une sorte d’élection de représentativité. Nous avions constaté que généralement rares sont les partis politiques qui atteignent 1% des voix, lors des élections. A la dernière présidentielle de 2012, la moitié des candidats n’avait pas totalisé 2 % de l’électorat. Ce n’est pas bien quand on dépense l’argent du contribuable pour le versement de caution ou pour faire des documents de propagande tels que les bulletins de vote et autres.
Nous, nous pensons qu’il y a la liberté d’association mais on ne doit pas permettre à n’importe qui ou sous prétexte d’être un parti politique de participer à des élections sans, au préalable, assurer un certain gage de représentativité. C’est pourquoi nous avions envisagé des élections de représentativité. On peut s’accorder sur le pourcentage : on dit qu’un parti politique qui n’a pas 1% du pourcentage de l’électorat est disqualifié…Vous n’êtes pas sans savoir qu’il y a des partis qui sont présents à l’Assemblée nationale et qui n’ont jamais atteint le pourcentage d’1% d’électeurs.
Maintenant, avec le système que nous avons préconisé, que chaque parti politique puisse se retrouver pour atteindre ce pourcentage, mais à partir de ce moment, on va dissoudre les autres partis. A partir de ce moment, pour toutes les personnes qui voudront créer des partis politiques, il ne s’agira plus de tenir leurs assemblées générales et d’aller déposer des demandes de création de parti. On va leur dire de prouver, à partir de ce moment, les critères sur le plan de la répartition géographique mais surtout que ces partis puissent au moins avoir 1% de l’électorat. Si on préconise une telle mesure dans le cadre d’une concertation, on peut s’accorder sur les règles comme cela se fait en démocratie ».
DR DIALO DIOP, SECRETAIRE GENERAL DU RASSEMBLEMENT NATIONAL DEMOCRATIQUE (RND) : «La prolifération des partis politiques a commencé sous le régime socialiste d’Abdou Diouf»
Pour comprendre le problème, il faut en faire la genèse. Nous sommes sortis d’une ère de monopartisme de fait, l’Ups de Senghor qui est venu s’imposer à tous les partis qui ont lutté pour l’indépendance du pays, au multipartisme que nous avons conquis par la force du poignet contre le colonialisme français. La prolifération des partis politiques dont vous parler est un phénomène qui a commencé sous le régime socialiste d’Abdou Diouf.
Non pas Abdou Diouf de 1981 qui vient d’arriver et qui finit le mandat de Senghor. Il s’agit de Abdou Diouf des années 1990 qui se dit : il faut diviser l’opposition pour que je me maintiens au pouvoir vingt-ans comme Senghor ou peut-être même plus puisqu’il a voulu faire 27 ans. Il a non seulement créé mais aussi favorisé la multiplication des partis politiques et leur scission. C’est sous Wade que ce phénomène de prolifération va s’aggraver. Au moment où le président Senghor partait, on était à moins de quatre partis. Quand Abdou Diouf est parti, il y avait environ une quarantaine de partis. Mais quand Wade tombait, on était à plus de 250 partis politiques.
La meilleure manière de réguler ce problème, c’est de faire ce que les Assises nationales ont préconisé. Si vous regardez la charte de gouvernance démocratique et le rapport que la Commission nationale de réforme des institutions a élaboré en termes de réformes institutionnelles, vous verrez que la solution de ce problème, dans le cadre d’une refondation de l’État, est de laisser les partis politiques sous la responsabilité d’une agence de régulation de la démocratie, discutée démocratiquement et souverainement entre les acteurs politiques. La mission de cette agence est de voir les conditions de programme, de doctrine, de structure, de fonctionnement et de compte rendu transparent de la comptabilité du parti avant d’accorder un statut de parti légal. Cela évitera d’avoir des partis politiques où il n’y a que le secrétaire général, sa femme, ses enfants et ses neveux.