Une bibliothèque personnelle de 10 000 volumes. L’université comme Grand-Place. Amady Aly Dieng était un monument de la connaissance, une des grandes figures intellectuelles de l’Afrique. Cet ancien président de la Feanf influencé par le Capital de Karl Marx avait le livre collé à la main. Ce qui fait de lui un esprit fin, avec une pensée très critique. Cette bibliothèque ambulante a été enterrée hier au cimetière de Yoff. Le professeur émérite a laissé derrière lui de quoi perpétuer son œuvre.
‘’Quand vous écrivez des ouvrages, vous n’êtes jamais mort. Vous êtes parmi les contemporains. Même si vous êtes dans la tombe, votre pensée est là.’’ Ces mots sont du professeur Amady Aly Dieng. Son corps est au cimetière de Yoff depuis hier, mais sa pensée restera à jamais parmi les vivants. Elle restera sans nul doute pour les générations futures. Celui qui vouait un culte au livre n’a pas manqué de coucher ses idées sur le papier. Il est l’auteur de : ‘’Histoire des organisations d’étudiants africains en France (1900-1950)’’, ‘’Lamine Guèye : une des grandes figures politiques africaines (1891-1968)’’ ou encore ‘’La trajectoire d’un dissident africain’’, entre autres. Ce grand intellectuel est considéré comme l’une des plus grandes figures du Sénégal et de l’Afrique de son temps. Son esprit critique est à l’image de l’immensité de son savoir. Il est économiste, sociologue, philosophe.
Sa personnalité est traduite en quelques lignes par Abderrahmane Ngaidé, l’enseignant chercheur qui lui a consacré un livre-entretien. ‘’Il est souvent taquin lorsqu’il n’est pas moqueur avec un langage anecdotique, plein de sarcasmes et d’humour ! Il fait sourire et détend l’atmosphère s’il n’énerve pas’’. Il a aussi un franc-parler et n’a pas peur de déranger. Certains le considèrent même comme polémiste. Quand Amadou Hampaté Ba affirme qu’en Afrique un vieillard qui meurt est une bibliothèque qui brûle, le Pr Dieng lui rétorque : ‘’Il faut voir de quelle catégorie de vieillards. Est-ce le bon vieillard ou le mauvais vieillard ?’’, mais ça, c’est lors d’une émission de télévision (l’entretien, 2Stv).
Comme il l’affirme lui-même, il ne veut pas être impertinent. Par contre, face à un public plus restreint, il précise sa pensée. Un vendredi, à l’occasion d’une conférence à la librairie Clairafrique, il avait réagi en ces termes : ‘’Pourvu qu’il ne soit pas un vieux crétin.’’ L’homme aime le livre, il le célèbre. Il est réputé comme étant quelqu’un qui lit un livre par semaine. Sa bibliothèque compte 10 000 volumes. Il avait offert les 1 500 à la Bibliothèque universitaire et avait promis de lui léguer le reste une fois qu’il aura quitté ce bas-monde. On dit de lui d’ailleurs qu’il a le livre à la main plutôt que le chapelet. Il répond : ‘’Les deux ne sont pas incompatibles. J’essaie autant que possible de faire coexister en moi le livre et le chapelet.’’
L’homme aimait inciter les gens à dépasser l’oralité pour aller vers l’écrit. C’est pour cette raison d’ailleurs, qu’au-delà de ne pas être d’accord avec Hampaté, il a une autre compréhension de sa formule devenue si célèbre. ‘’Je considère que ce qu’il dit a une certaine profondeur qu’il faut dégager de la manière dont il le dit. C’est un cri de détresse pour les civilisations orales. Autrement dit, il nous incite à fixer par écrit ce qui n’est pas fixé.’’ Ainsi, le regretté professeur déclarait qu’il est content quand un Africain publie un livre. Il préfère même un mauvais livre à l’absence d’écrit.
L’université, son milieu sécurisé
Entre lui et le savoir, c’est un amour sans fin. Un amour qui se justifie par son engagement, son combat pour l’Afrique et les Noirs. ‘’Ma génération était toujours à la recherche de la connaissance pour pouvoir lutter contre le système colonial qui était considéré comme un système d’oppression. Ma génération est critique. Nous apprécions beaucoup la critique ; parce qu’elle permet d’avancer ; et aussi l’autocritique. C’est une chose très importante pour l’université. L’université doit être le temple de la critique et non le temple du culte du savoir’’, s’explique-t-il.
L’université, justement ! Son espace, son milieu. Le seul territoire où il se sent en sécurité, selon l’historien Mamadou Diouf. C’est d’ailleurs ce qui fait qu’il est considéré comme un éternel étudiant. Le concerné confirme : ‘’Pour les intellectuels, il faut éviter les Grand-Places où on ne peut pas penser, travailler et écrire. Certes ça alimente les propos, la discussion, mais il vaut mieux écrire. Laisser un témoignage écrit.’’
Ancien fonctionnaire à la Banque centrale des Etats de l'Afrique de l'ouest (Bceao), il a préféré, après sa retraite, retourner à l’université. A la Faseg et dans d’autres écoles et institutions comme le Cesti. Cette université qu’il a d’ailleurs qualifiée de garderie d’adultes, du fait des échecs et du refus des étudiants de quitter.
Les titres et les honneurs ne l’intéressent pas. Il pouvait aisément reprendre à son compte cette affirmation de l’autre qui disait ne rien faire pour la gloire. Les propos qui suivent renseignent de la haute appréciation qu’il se faisait du savoir, mais ils donnent aussi une idée de son sens de l’ironie. ‘’Je ne peux pas me passer de l’université. C’est pourquoi après ma retraite, j’ai préféré écrire plutôt que d’être expert ou consultant, In-ter-na-tional (sic). Si on ne met pas le mot international, vous n’êtes absolument rien. Même si vous êtes un voyou, il faut être voyou international. On vous craint beaucoup plus.’’
Le refus de la ghettoïsation dans des domaines
Son combat pour le continent a démarré depuis qu’il était étudiant. Le natif de Tivaouane a été secrétaire général de l’Association des étudiants de Dakar. Il a dirigé également la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France (Feanf) pendant deux ans. Amady Aly Dieng a fait ses armes durant cette période. Il fait partie de cette génération fascinée par les idées révolutionnaires de la gauche. La découverte de Marx s’est fait d’ailleurs à ce moment. ‘’Cette lecture a été menée non seulement en France avec l’aide d’un certain nombre de grands intellectuels comme Maurice Bouvier-Ajam qui est un économiste, un historien comme Jean Bruhat, mais aussi un philosophe qui travaillait avec Levis Strauss, Maurice Godelier’’, révèle-t-il.
Pleine de vie et débordant d’énergie, ce ‘’jeune’’ de plus de 80 ans a beaucoup travaillé à la déconstruction des concepts, qui à son avis, sont politiquement chargés ou alors relève de l’ignorance. Des expressions comme ‘’pays en voie de développement’’ ne l’ont jamais laissé indifférent. Il réplique tout de suite que ces formules sont destinées à endormir les Africains. ‘’Nous sommes en réalité des pays qui régressent’’, réplique-t-il. Il en est de même quand Senghor affirme que le continent a des Etats qui à leur tour vont créer des nations. Il trouve cette théorie pas du tout juste et affirme que ce sont plutôt des classes sociales qui peuvent créer la nation dans la mesure où elles ont un marché national à protéger contre les autres bourgeoisies étrangères et non l’Etat.
Parlez-lui d’un gouvernement technocratique, il vous répondra que la technocratie ne veut pas dire grand-chose ‘’La technique est toujours au service de quelque chose. La technique n’est pas neutre.’’ Et en guise d’exemple, il évoque la différence entre les chaises anglaises et turques, la dernière reflétant une préoccupation religieuse. S’il n’aime pas trop la technocratie, c’est aussi qu’Amady Aly Dieng ne croit pas à des connaissances bornées. ‘’Ma génération était à la recherche de connaissances encyclopédiques. C'est-à-dire qu’il n’y a pas de barrière entre les sciences, parce que l’homme est une totalité comme disait Marcel Mauss. Toute révolution demande une sorte d’encyclopédie pour la classe qui veut changer les choses.’’
De ce fait, il sait qu’on ne peut pas échapper à la spécialisation, mais n’aime pas l’obsession qu’elle est devenue aujourd’hui. Ce qui à ses yeux est une ghettoïsation dans des domaines.
C’est cet économiste, philosophe, historien, bref ce professeur émérite et pluridisciplinaire, cet encyclopédie qui a quitté le monde des livres. Avec lui, on peut reprendre aisément Birago Diop : ‘’Les morts ne sont pas morts. (…) Ceux qui sont morts ne sont jamais partis. Ils sont dans l'ombre qui s'éclaire Et dans l'ombre qui s'épaissit….’’