Riche d’une longue expérience dans les institutions africaines de développement, le Malien
Birama Boubacar Sidibé entend rendre la BAD plus effi cace, dans son organisation décentralisée. Il nous présente ses pistes de réfl exions pour élargir les activités de la banque.
Entretien avec Hichem Ben Yaïche
Quelle serait la première mesure que vous prendriez, si vous étiez nommé président de la BAD ?
Je suppose que mon premier contact avec la BAD, après l’élection, serait la cérémonie de passation avec le président sortant vers la fin du mois d’août. Immédiatement, je prendrais l’initiative d’une rencontre d’échange et de concertation avec le conseil d’administration a n de recueillir les points de vue de ses membres sur les questions qui leur paraissent prioritaires et partager ma conception de la gouvernance institutionnelle et des rapports entre le conseil et la direction. Ensuite, je rencontrerais le personnel de la Banque afin de le rassurer et de le mobiliser autour du projet d’entreprise tel que décrit dans ma vision.
Traditionnellement, une période de transition est marquée par l’incertitude et le relâchement ; la première mesure e„ffective sera de garantir la nécessaire continuité des activités de la Banque sans… flottement, d’autant plus que nous aborderons le 4e trimestre où les e„fforts doivent porter sur l’atteinte des objectifs de l’année et la préparation des comptes.
Quelle est la meilleure raison de voter pour vous ?
J’en distinguerai deux. Premièrement mon expérience de plus de trois décennies dans les institutions financières de développement, dont les 23 premières années à la BAD. Cette expérience est riche et variée tant du point de vue des résultats tangibles et des rôles assumés,
que de la crédibilité et de la réputation que j’y ai acquises. J’en veux pour preuve que 11 pays membres régionaux, représentant 20 % des pays membres de cette catégorie, ont parrainé ma candidature.
Deuxièmement, une vision clairement exprimée de mon projet pour la Banque ainsi que des moyens et solutions pour l’opérationnaliser et l’adapter à une Afrique en pleine mutation.
Que faut-il changer dans le « logiciel » de la BAD pour que l’Afrique décolle durablement ?
Tout en gardant le creuset stratégique de l’agenda 2063 qui est le projet de l’Afrique elle-même, il faut absolument adapter le modèle opératoire de la BAD, ce que vous appelez « le logiciel », pour maximiser les bénfices pour ses actionnaires au nombre desquels 54 pays africains. À terme, la BAD devra progressivement ajouter à son rôle traditionnel de prêteur souverain, celui de catalyseur et de fournisseur de services à valeur ajoutée de qualité à l’Afrique, d’arrangeur de mega-projets régionaux et continentaux en partenariat stratégique avec le secteur privé, les investisseurs et les États africains concernés.
Avez-vous un exemple concret où la BAD a fait ce que les autres banques n’ont pas fait et répondu ainsi aux besoins spécifiques de l’Afrique ?
Elle a fait équipe avec l’Union africaine et la CEA et a contribué à bâtir une vision et programme économique pour le continent, validés par les dirigeants africains ; l’Afrique s’est entièrement approprié son destin, pour la première fois en 50 ans d’indépendance.
L’Afrique va voir émerger des dizaines de nouveaux milliardaires ces prochaines années. Faut-il créer une taxe spéciale milliardaire ?
Je ne donnerai pas ce conseil aux gouvernements africains pour plusieurs raisons. Ces nouveaux milliardaires sont des investisseurs et partenaires stratégiques qu’il faudra attirer très intelligemment dans le financement (dettes ou capital) des grands projets d’ampleur continentale, que j’ai appelé projets de changement de la donne.
Au contraire de ses intentions, une telle taxe les ferait fuir, ou renforcerait le sentiment qu’on les prend pour des vaches à lait. Les milliardaires actuels, au Nigeria et ailleurs, sont engagés dans des activités et investissements à fort potentiel de création d’emploi, soit
dans les activités philanthropiques.
Ceci dit, je suis plus partisan d’un renforcement de la fiscalisation de tous les producteurs de richesses dans chaque pays, plutôt que de procéder à une fiscalité avec des taux confiscatoires toujours fortement inhibiteurs des initiatives et énergies dont l’Afrique a fortement besoin. Vous noterez au passage que c’est l’intérêt de la BAD d’avoir un bon système fiscal chez ses emprunteurs. C’est pourquoi j’ai proposé, dans ma vision, la mise en œuvre d’une composante d’appui spécifique aux États qui prendrait en charge ces questions.
Comment faire exister vos propres idées et priorités du moment, tandis que la Stratégie décennale 2013-2022 est en cours d’exécution ?
La Stratégie décennale est le fruit d’une large consultation avec toutes les parties prenantes sur le continent. Elle a été validée par toutes les structures dirigeantes de la Banque. Cette stratégie devra donc guider mes actions. Cependant, l’horizon décennal commande naturellement de l’ajuster, l’adapter et la réévaluer si nécessaire sous forme de plan triennal glissant. Il faudra l’adapter aux conditions économiques actuelles, à l’environnement mondial et aux dé s de développement que les pays africains doivent a„ffronter. Notre contribution portera essentiellement sur le mode de livraison des résultats attendus de sa mise en œuvre.
Comptez-vous maintenir la logique de décentralisation ?
Les 44 bureaux coûtent très cher et leur autonomie est très limitée. Votre question est claire : « Faut-il maintenir la logique de la décentralisation ? » Ma réponse est tout aussi claire : « Oui ! »
Simplement parce que les justifications ou mieux les objectifs d’efficacité et de services de proximité qui en sont attendus sont louables. Mais comme pour tout ce qui concerne les questions de développement, les résultats sont plus importants que toute autre considération. Ensuite, vient la question des moyens de nos ambitions, sous-entendue la question de la capacité de génération de revenus pour couvrir les coûts de fonctionnement de ces unités
décentralisées et de la maîtrise des dépenses. J’ai cru comprendre que la direction de la Banque a entrepris une ré…flexion, basée sur le même constat que le vôtre. Ceci est très positif. Si je suis élu, je compte continuer cette ré…flexion et prendre les mesures correctrices qui s’avéreraient nécessaires.
La BAD est certes une banque africaine, mais le poids des actionnaires non-africains est souvent décisif, y compris dans le choix du président. Cela ne vous dérange-t-il pas ?
Pas du tout. Ce débat est définitivement dépassé… Depuis longtemps, l’Afrique est dans le modèle du partenariat global, d’abord exprimé au niveau bilatéral, et maintenant au niveau des
investisseurs privés internationaux. Du moins, nous l’appelons tous de nos vœux. Les actionnaires, quelle que soit leur origine, ont les mêmes droits et obligations et ont chacun leurs objectifs propres pour leur investissement.
Tous les actionnaires ont leur mot à dire dans le choix du dirigeant, comme dans toute institution à capital par actions. Ceci dit, la BAD crée un précédent en sélectionnant son président sur ce qui ressemble de plus en plus à une compétition où la chance d’un candidat originaire du plus petit actionnaire n’est pas moindre que celle du candidat originaire du plus gros actionnaire. Ce n’est pas le cas ailleurs.
La BAD a la réputation d’être très lente entre le dépôt des dossiers et le décaissement. Comment accélérer les procédures afin que d’autres institutions (Chine, Turquie, Brésil, etc.) ne viennent la
concurrencer ?
C’est un reproche adressé à toutes les institutions de financement du développement ; la BAD comme la Banque mondiale n’échappent pas à cette critique, d’ailleurs justifiée. Ce défaut
provient de l’excès d’exigence de compliance, c’est un péché structurel qu’il convient de corriger en adoptant plus de simplicité et de souplesse sans se compromettre sur l’intégrité. Je suis optimiste sur cette question : au cours de la dernière partie de ma carrière à la BID, j’ai activement contribué à doubler les engagements et les décaissements, et porter les transferts nets en faveur des pays membres à 5 milliards $ sur six ans. Mon rêve est que le personnel de la BAD cultive un sens du service à sa clientèle équivalent à la pratique du secteur privé commercial tout en conservant les attributs d’une Banque de développement.
Quelle est la femme ou l’homme vivant ou historique qui vous
inspire le plus ?
Plusieurs personnes m’ont inspiré dans ma vie. Cependant dans le cadre qui nous concerne aujourd’hui, je n’hésiterai pas à nommer Félix Houphouët-Boigny, le premier président de la Côte
d’Ivoire. Il a été visionnaire en ce sens qu’il était l’un des rares chefs d’État de sa génération à croire en la force du secteur privé et de l’entrepreneuriat pour développer son pays. C’était un homme de dialogue et de consensus qui comprenait l’importance de la sécurité et de la stabilité pour un bien-être inclusif et partagé. Il avait aussi compris très tôt que l’intégration régionale est un atout majeur pour le développement socio-économique du continent. Il su3 sait de se promener dans les rues d’Abidjan et d’aller dans les bureaux de l’administration ivoirienne ou des entreprises privées pour se rendre compte que toute l’Afrique y était représentée ! En avance sur ses homologues, il avait compris le rôle critique du développement des infrastructures dont il avait généreusement doté son pays. Tout ceci a indéniablement contribué à bâtir un pays résilient qui a retrouvé un taux de croissance record au lendemain d’une crise
socio-politique qui a pourtant duré près de dix ans.