Parmi les causes de l’émiettement du mouvement syndical au Sénégal, figure en bonne place, la mise en place du check-off qui, hélas, est dévié de sa mission originelle. Le Pr Iba Der Thiam, qui l’affirme, dans cet entretien, explique que « pour bénéficier de ces subsides, qui ne font l’objet d’aucun contrôle, chacun crée son propre syndicat et sombre dans l’affairisme ». Pour lui, « l’institution du check-off, a été dévié de sa mission originelle, pour devenir un moyen permettant de mettre des ressources financières substantielles de plusieurs millions, tous les mois, entre les mains des Responsables syndicaux ». Dans cet entretien l’historien remonte dans le temps pour expliquer la naissance et l’évolution du mouvement syndical.
Quel était l’Etat du syndicalisme dans la période coloniale?
L’histoire du syndicalisme dans notre pays est inséparable de l’histoire du travail et de celle de la lutte et de la fonction des travailleurs dans la société et dans l’économie. Ces notions, bien qu’attestées dans nos sociétés sénégambiennes précoloniales, y reflétaient des caractéristiques particulières, qui n’avaient rien de semblables à ce que l’Europe avait connu. Si nous partons des descriptions que nous ont laissées les chroniqueurs Arabes, Portugais, Hollandais, Anglais et Français sur les sociétés précoloniales qu’ils ont visitées, on peut affirmer qu’elles étaient, pour la plupart, des sociétés à civilisation agraire, fondées sur le travail de la terre.
L’économie reposait sur une agriculture de subsistance à dominance vivrière, faisant appel à une main-d’œuvre essentiellement familiale et communautaire avant l’avènement des navétanes, recourant à des techniques, le plus souvent, rudimentaires auxquelles, s’ajoutaient un élevage d’importance variable, l’exploitation de quelques mines, ainsi que la pratique de la chasse, de la pêche et de la cueillette, un artisanat local et des activités d’échanges dans des marchés, plus ou moins réguliers, qui se tenaient dans différents terroirs, à l’initiative de diasporas marchandes là où les conditions de paix et les facteurs climatiques le permettaient.
Dans un tel contexte, les moyens de production étaient souvent lignagers et secrétaient, rarement, des antagonismes suffisamment rigoureux et assez conflictuels, pour donner naissance à des classes sociales, au sens marxiste du terme, le tout s’organisant autour de la notion négro-africaine de biens et de services. C’est pourquoi, la notion de travail salarié, telle que nous la connaissons de nos jours, y fut une invention européenne.
Parlant, en 1894, de l’émigration sénégalaise au Congo, pour la construction du chemin de fer de Matadi, le Chef du Bureau de l’Intérieur, Délégué du Gouverneur de Dakar, écrivait : « Ils n’appellent travailler que lorsqu’ils sont employés par une toubab et qu’ils gagnent un salaire en espèces ». Le travail dépendait du statut de l’individu.
Son acquisition et son transfert étaient déterminés par les normes des relations sociales et son aliénation devenait quasi impensable. C’est le cas du « Santaané » (demande de service- Ndlr) dans les pays Wolof ou du « Wujungel » dans la société peul, revêtant une forme coopérative dans laquelle, aucune rémunération n’était, en général, exigée. Ce fut avec le régime colonial que fut institué, le système de travail obligatoire et la corvée, tels qu’attestés à Saint-Louis dès 1790. Les travaux d’ordre militaire concernant la défense et la sécurité s’imposaient, par exemple, à tous les habitants. C’est ainsi que n’acquirent les prémisses d’une réglementation embryonnaire du travail sous l’époque coloniale.
Au lendemain de l’interdiction de la traite négrière en 1815, la colonie traversa une crise de la main- d’œuvre entre 1816 et 1824, avec pour conséquences, le renchérissement du coût du travail. Ce fut à cette occasion, que le Gouverneur Schmalt fixa un prix pour rémunérer la journée du travail et des salaires de 15 barres, 10 barres et 6 barres pour les travailleurs de première classe, de deuxième classe et de troisième classe.
Cette situation connut une évolution avec le régime des engagés à temps, avant que n’intervienne le vote en France de la loi syndicale de 1864, suivie de celle de la loi du 21 Mars 1884 sur la création des syndicats. Elle abrogeait la loi des 14 et 17 Juin 1791 et l’article 146 du Code Pénal et prescrivait que les articles 291 à 294 du Code Pénal et la loi de 1834 ne s’appliquaient plus aux syndicats professionnels. Ces textes disaient : « Les syndicats ou associations professionnelles, au nombre de plus de 20 personnes, exerçant la même profession de métiers similaires de protection commerce, concourant à l’établissement de produits déterminés, pourront se constituer librement sans autorisation du Gouvernement ». Il s’agissait d’une mesure extrêmement importante. La conséquence de cette situation sera la naissance à Saint-Louis, du Regroupement des Charpentiers du Haut Fleuve Sénégal de 1885, à l’initiative d’un certain Thioblé Ndiaye, charpentier de son état. Cinq années plus tard, l’immigration sénégalaise au Congo permit l’apparition du contrat de travail en Janvier 1890.
Ce furent ces travailleurs sénégalais, recrutés à Dakar, Gorée et Rufisque, envoyés au Congo pour la construction du chemin de fer de Matadi, qui rédigeront le premier cahier de doléances dans l’histoire du syndicalisme dans notre pays. Ils dénonçaient leurs conditions de travail et les violations des engagements qui avaient été souscrits par leur patron, un certain belge nommé Laplène, homme-lige de la famille Devès.
Bien que la loi de 1884 n’ait pas été applicable au Sénégal, les Sénégalais ne se gênèrent pas pour créer, entre 1907 et 1917, l’Association des Ouvriers Sénégalais à Kayes, l’Association des Commis Expéditionnaires et l’Association des employés des PTT de l’AOF.
Et, lorsqu’en 1908, le Gouverneur Milliès-Lacroix visita Mékhé, les employés du commerce lui demandèrent d’appliquer au Sénégal, les lois sur le repos hebdomadaire (1906). En effet, ni cette loi, ni celles concernant les accidents du travail, ni celles relatives aux retraites ouvrières et paysannes, qui la suivront en 1908 et 1912, n’avaient pas été promulguées dans la colonie.
Quel a été l’état de la lutte au courant de la première guerre mondiale ?
Il a fallu que la première guerre mondiale éclatât, pour que Blaise Diagne ayant évoqué le recours à la grève pendant la campagne électorale pour défendre ses droits, que les populations lébou de Dakar la pratiquèrent à travers le boycott des ventes aux Européens des maraichers, poissonniers et vendeurs, du 21 au 25 Mai 1914 à Dakar, pour soutenir la victoire de Blaise Diagne, le 10 Mai 1014, qu’on voulait lui voler.
En 1917, eut lieu la grève d’un jour du 10 Décembre 1917 dans la Société Le Sénégal, suivie d’une grève de deux jours des travailleurs de l’entreprise Bouquereau et Le Blanc et d’une tentative de grève générale en Janvier 1918. Elles étaient, toutes, provoquées par des revendications liées aux salaires et aux conditions de travail.
Le contexte de la guerre et la crise qu’elle avait générée ayant provoqué la pauvreté, les famines, la hausse du coût de la vie, les corvées, le chômage était passé par là, sans compter les rigueurs de l’Indigénat et les mesures fiscales lourdes, qui s’étaient abattues sur la population.
En 1918, les maçons de Rufisque déclenchèrent une grève, le 20 Février, pour demander une augmentation de salaire de 6 à 8 F par jour. Le pays étant ruiné par l’effort de guerre, les cheminots de Rufisque arrêtent le travail en Avril 1919. L’année 1920 connut une flambée sociale, ainsi que l’année 1925 dans divers corps de métier.
Mais, jusque-là, le droit syndical n’était pas encore reconnu aux travailleurs, bien qu’une nouvelle loi syndicale ait été promulguée en France le 12 Mars 1920. Les seules organisations autorisées étaient les amicales professionnelles de moins de 20 personnes et pas les syndicats.
Comment est alors né le premier mouvement syndical?
Les premiers leaders syndicaux sénégalais apparurent à cette date avec Magatte Louis Ndiaye, Mabigué Gadiaga, Mathurin Diakhaté et plus tard, bibi Ndiaye. Ce fut avec le Front Populaire que le droit syndical fut accordé, le 11 Mars 1937, aux travailleurs qui avaient le Certificat d’Etudes Primaire Elémentaires. Ils étaient très rares. La première Convention Collective, celle du Commerce, date de cette époque.
Je rappelle, brièvement, que depuis 1882, le chemin de fer Dakar- Saint-Louis avait été construit. En 1907, des travaux avaient été lancés pour relier la voie ferrée de Thiès à Kayes et à Bamako. Ce projet ne sera terminé que le 15 Août 1923. En 1924, le Gouvernement colonial consacra la fusion du Thiès – Kayes et du Kayes – Niger, qui devinrent le Dakar – Niger.
L’activité économique, relancée au lendemain de la première guerre mondiale, s’était, en outre, illustrée à travers la mise en place des éléments d’une infrastructure industrielle, manufacturière et artisanale, en même temps que se développait le front pionnier de la culture de l’arachide, à l’initiative des marabouts paysans. Le travail salarié se développa, ainsi, de même que la politique de l’emploi salarié avec l’installation du commerce de traite, sous la houlette des sociétés Bordelaises et Marseillaises, telles que PEYRISSAC, CFAO, NOSOCO, SCOA, CHAVANEL, VEZIA, DEVES et CHAUMET, etc.
Dans un secteur comme le chemin de fer, la conscience syndicale s’était déjà tellement développée, que la grève des cheminots du Sénégal du Dakar-Saint-Louis y éclata du 28 au 30 Septembre 1938, dans la ville de Thiès, avec des manifestations de masse. La Police intervint et tira à balles réelles. Bilan : 7 morts et 125 blessés. La grève se poursuivit à Dakar, Guinguinéo et Louga.
Le Gouverneur Général Marcel De Coppet dût recourir aux Chefs religieux Thierno Seydou Tall et Serigne Moustapha Mbacké, pour calmer les esprits. Nous sommes, en effet, à la veille de la seconde guerre mondiale qui va, à partir de 1939, engager le Sénégal, aux côtés de la France, dans la lutte contre l’Allemagne Nazie et l’Italie Fasciste et le Japon Militariste.
Les années 1939-1945 furent au Sénégal, des années d’épreuves, marquées par le régime de Vichy, le bombardement de Dakar, le chômage, la pauvreté, les disettes, les recrutements, les corvées, les pénuries, le recul de la production, l’abandon des champs. Tous éléments qui créent une situation de crise, qui justifie la grève générale de 1946 et prépare celle de 1947-48, au cours de laquelle, le chemin de fer joua, une nouvelle fois, un rôle déterminant.
La victoire alliée obtenue en 1945, alors que le droit syndical avait été suspendu par le Gouvernement de Vichy dès 1940, la vie syndicale reprend par le décret du Gouvernement provisoire d’Alger du 7 Août 1944. La grève des cheminots du Dakar-Niger, qui éclate en 1947, va durer 5 mois et 10 jours et se prolonge jusqu’en 1948, en imposant aux cheminots des sacrifices incommensurables. Elle touche tout le chemin de fer en AOF.
Depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, le syndicalisme africain ne cesse de se diversifier et d’affirmer son identité et sa force, à travers la naissance de Force Ouvrière en 1948 et l’action du Député Georges Dumas, qui après le voyage de Georges Esperet, jette les fondements des premiers syndicats chrétiens en Afrique. Le Parti Communiste crée des Groupes d’Etudes Communistes (GEC) dans le pays. La CGT pénètre le mouvement ouvrier. C’est à la faveur de ce contexte nouveau, que la bataille pour le Code du Travail des travailleurs d’Outre-mer est déclenchée, avant de connaître son aboutissement heureux en 1952.
La période de 1952 à 1958 est marquée par les combats pour l’autonomie syndicale (création de la CGTA, de la CATC, de la CGT, à travers les figures historiques de Bassirou Guèye, Sékou Touré, Djibo Bakari, Alioune Cissé, Alassane Sow, David Soumah, Charles Mendy, Jean Diallo, Lamine Diallo, Adama Ndiaye, Mohamed Ly, Malick Guèye, Sogui Konaté, Alassane Ndaw, Moustapha Thiam, Ousmane Diallo, Abdoulaye Thiaw, Madia Diop, etc.
Des syndicats comme le SUEL de Souleymane Ndiaye, Thierno Bâ, Abdoulaye Guèye Cabri, Amadou Ndéné Ndaw, Amadou Gabin Guèye, Samba Diack, Sao Nicolas, Abdoulaye Diouf, René Traoré, Mamady Sané, El Hadji Malick Diakhaté, Djim Sarr, Mbaye Mbengue, Mbaba Guissé, Babacar Sané, Djim Cissé, Lyra Diop, etc., sont à l’avant-garde, avec les médecins comme Amath Bâ, Dr. Blondin Diop, Moustapha Diallo, Iba Mar Diop, les ingénieurs et techniciens dirigés par Ousmane Fall, etc.
L’année 1957 sera marquée par la création de l’UGTAN (l’Union Générale de Travailleurs d’Afrique Noire), dont le rôle dans la lutte pour l’indépendance va être déterminant. C’est l’UGTAN qui déclencha la grève de 1959, à la veille de l’indépendance, qui provoqua la radiation de près de 3 000 travailleurs.
Pouvez-vous nous expliquez la participation responsable ?
La notion de Syndicalisme de contribution ou de participation responsable a été inventée par Senghor, au sortir des événements de Mai 68, comme solution pour réduire la force des syndicats, en les associant au pouvoir, en tant que Ministres, Députés, Conseillers Economiques et Sociaux, Directeurs de société, Chefs de service, pour atténuer leur combattivité. Elle se manifeste par l’alliance entre le mouvement syndical et le parti au pouvoir dans les structures de direction et de décision au sein desquelles, les syndicalistes siègent.
Qu’est-ce qui explique, de nos jours, l’émiettement des syndicats?
Le foisonnement des syndicats s’explique par l’institution du check-off qui a été dévié de sa mission originelle, pour devenir un moyen permettant de mettre des ressources financières substantielles de plusieurs millions, tous les mois, entre les mains des Responsables syndicaux. Pour bénéficier de ces subsides, qui ne font l’objet d’aucun contrôle, chacun crée son propre syndicat et sombre dans l’affairisme. Aujourd’hui, le seul secteur de l’Education Nationale en compte 52, sources de surenchères et d’interminables rivalités.
Quelle peut-être la solution pour régler ce problème ?
Les élections de représentativité sont le seul moyen permettant de disposer d’une lecture exacte du paysage syndical, démontrant ce que chacun représente et au nom de qui il prétend parler et agir.
Quels sont les rapports entre le pouvoir et les syndicats ?
Ibrahima Sarr et Aynina Fall ont été les leaders historiques de la grève des cheminots de 1947 et 1948 qui a duré 5 mois et 10 jours, tout comme Cheikh Diack a été l’âme de la grève de 1938. Leur combat s’inscrivait dans un contexte marqué par l’immédiat après-guerre, la crise économique et sociale, qui en a découlé, la crise que la SFIO de Lamine Guèye traversait, la naissance du BDS avec Senghor, qui s’en est suivie, ainsi que ses conséquences sur la situation des travailleurs du chemin de fer, en termes de pouvoir d’achat, de sauvegarde de leurs droits et libertés et de leurs aspirations à plus de justice, de dignité et de responsabilité.