C’est à l’Hôtel de Ville de Dakar que l’on a célébré hier lundi 27 avril, la Journée nationale de commémoration des résistances à la traite des noirs et à l’esclavage. Avec une table-ronde sous le signe d’ «une mémoire apaisée». Autrement dit, sans avoir peur de regarder dans le rétroviseur ni de ce que l’on pourrait bien y trouver. L’Afrique, dira-t-on encore, doit non seulement réapprendre à rêver, mais elle doit surtout se donner les moyens de se réapproprier ses images. Le modérateur du jour, le Pr Abdoulaye Elimane Kane, a accueilli la contribution de personnalités comme le cinéaste Moussa Sène Absa, l’ancien directeur du Patrimoine Hamady Bocoum, l’historien Bouba Diop ou encore le poète Amadou Lamine Sall.
Ce n’est sans doute pas banal, et pas pour rien non plus, si les amnésiques font la chasse à leurs souvenirs, à ces bribes d’eux-mêmes éparpillés par la vie ou par quelque chose d’aussi mystérieux que le destin. Peut-être parce que, comme disait d’ailleurs le poète Amadou Lamine Sall, vivre sans mémoire, ce serait un peu comme mourir. Et à moins d’avoir une mémoire sélective, de celles qui s’obstineraient à vouloir condamner quelque passerelle interdite, nous ne décidons pas de grand-chose finalement.
Mais la vie nous donne peut-être le choix de ne pas être prisonniers d’un héritage quel qu’il soit. On retrouve un peu de cette lucide résistance, c’est le mot, quand on entend parler l’ancien directeur du Patrimoine culturel, Hamady Bocoum. Par exemple explique-t-il, qu’on le veuille ou non et que l’on en soit conscient ou pas, les édifices coloniaux font bel et bien partie de nous et de notre histoire, quand bien même on en ferait les vestiges d’une douloureuse époque que l’on s’amuse à mitrailler ou à démolir, en pensant pouvoir tout oublier. Que l’on ne s’y méprenne pas, dit Hamady Bocoum, il suffirait seulement de se dire que nous les devons aussi « au sang de nos ancêtres et à la sueur de leurs fronts ».
La colonisation, comme il dit, ne s’est pas seulement contentée de faire de nous ces consommateurs esclaves de choses qu’ils ne produisent même pas, elle nous a surtout privés de nos rêves, incapables que nous sommes parfois de nous raccrocher à cette lueur d’espoir pour ne pas parler de foi, qui nous rendrait à la limite invincibles. Car sans cela, difficile selon lui de pouvoir expliquer que certains de nos jeunes sans doute désespérés aient pu, ne serait-ce qu’une seule fraction de seconde, penser à aller se jeter dans la Méditerranée comme dans la gueule du loup. Comme après un choc traumatique, nos sociétés ont besoin de thérapies pour se reconstruire, que l’on puisse forger d’autres modèles de citoyens : combattifs, endurants et sans doute aussi un peu optimistes. Et pour cela, nous avons besoin d’images.
Aux yeux de quelqu’un comme le cinéaste Moussa Sène Absa qui n’hésite pas à parler de «falsification», l’Afrique a forcément du mal à se reconnaître sur des écrans français où l’on s’est parfois amusé à brouiller les pistes, gommant ou raturant des personnages aussi emblématiques que celui du «Tirailleur sénégalais». Moussa Sène Absa prend l’exemple des Etats-Unis, un pays qui n’a pas eu besoin d’un ministère de la Culture pour vendre son «American way of life » : Hollywood s’en est chargé. Pendant ce temps, la métaphore est de lui, l’Afrique se comporte comme ce passager étourdi qui s’empresse de sauter dans un train sans même savoir où il va.
Et «si nous ne savons pas où nous allons dit le cinéaste, c’est parce que nous n’avons pas fait de travail mémoriel ». Nous n’avons pas appris à regarder dans le rétroviseur, et nos héros et autres figures nationales n’apparaissent même pas sur nos écrans. Comme pour se donner bonne conscience, on trouve des prétextes (le coût), histoire de s’excuser de n’avoir qu’une «mémoire mutilée».
Si nous voulons d’une « mémoire apaisée » qui nous réconcilierait avec nous-mêmes dit l’historien Bouba Diop, nous devons apprendre à ne pas rougir de certaines questions embarrassantes. Et nos chercheurs, ajoute-t-il, ne devraient pas avoir peur d’être troublés par ce qu’ils pourraient bien trouver : par exemple, que l’esclavage ait eu ses complices noirs. Pour le Pr Abdoulaye Elimane Kane, « nous avons besoin de mythes mobilisateurs et de cette sorte d’utopie » qui nous obligerait quasiment à ne pas nous contenter de ce que nous avons ou de ce qui existe déjà. Mais sans faire la «toilette du souvenir», autrement dit sans enjoliver notre passé.