Créée en 2011, la Ligue sénégalaise contre le tabac (LISTAB) a beaucoup œuvré pour le vote de la loi antitabac. Avec ses moyens, elle continue de lutter pour son application. Dans cet entretien, Docteur Abdoul Aziz Kassé, qui dirige la coalition, revient en large sur leurs ambitions, mais aussi sa contribution dans ce combat qu’il a entamé, depuis 1975.
Depuis mars 2014, la loi antitabac a été votée au Sénégal. Où en est-on aujourd’hui avec son application ?
Il y a exactement un an que la loi a été votée. Depuis son vote, elle a été promulguée par le président de la République, ce qui veut dire d’emblée qu’elle est devenue une loi. Donc, il y a des dispositions très nombreuses qui sont prises et qui nécessitent des décrets d’application ou pour certains des arrêtés. Au total, nous avons identifié 9 dispositions qu’il faudrait mettre en place pour appliquer la loi. En écoutant le ministre, lors de l’installation du comité national de lutte contre le tabac, une bonne partie de ces décrets est en cours de rédaction, tout comme les arrêtés. Donc il faudrait s’attendre dans les temps à venir à voir apparaître les décrets d’application.
Et comment comptez-vous travailler avec ce comité installé tout récemment ?
Il y a deux éléments extrêmement importants qu’il faut prendre en compte dans toute la discussion autour de la lutte contre le tabac. La société civile ne fait pas de loi. C’est un gouvernement qui écrit les lois et celles-ci ne sont pas votées par la société civile. Il est de la responsabilité du gouvernement, sur une loi qui a été votée, de l’appliquer. La société civile ne peut pas se substituer à la gouvernance sanitaire du pays. Elle ne peut pas venir en concurrence avec le gouvernement ou l’administration. Par contre, elle peut faire beaucoup de choses.
La première, c’est le plaidoyer : dire qu’il y a un problème de l’épidémie du tabagisme en Afrique, au Sénégal, qui mérite qu’on légifère. Et c’est ce que nous faisons. La deuxième chose, nous pouvons également porter le plaidoyer à d’autres niveaux qui ne sont pas que dans l’administration. C’est de dire qu’il faut aller chercher des personnes influentes pour attirer l’attention de l’administration. La societé civile peut faire de la sensibilisation, en demandant un changement de comportement à la population vis-à-vis du tabac. Parmi les membres de la societé civile, il y a des personnes qui ont une compétence technique. La société civile peut mettre à disposition ses compétences pour aider dans le processus d’implémentation de la loi. C’est tout cela que nous comptons amener à la disposition du comité national de lutte contre le tabac.
Nous amenons notre capacité à faire le plaidoyer, notre capacité à faire la sensibilisation pour un changement de comportement, notre appui technique pour implémenter la loi. Le comité technique dans lequel nous travaillerons à pour mission de veiller à ce que les dispositions de la loi soient traduites fidèlement dans les décrets d’application. Veiller à ce que ces dispositions de la loi soient appliquées sur le terrain. Quand on dit interdiction totale de fumer, qu’il y ait une interdiction totale de fumer en public. Quand on dit que la publicité, la promotion et le parrainage direct ou indirect sont interdits, il en sera ainsi.
Donc, c’est cette veille que nous devons faire avec eux. Le Sénégal, ce n’est pas que Dakar, beaucoup de personnes sont tentées de croire que l’application ne se fera qu’à Dakar. Il y a 14 régions au Sénégal, dans lesquelles il faudrait travailler à une application efficace. C’est pourquoi le comité national aura des démembrements dans les régions. Et c’est pourquoi nous devons former d’autres membres de la societé civile, recueillir d’autres membres de la société civile, les mettre dans la grande coalition de la Listab pour leur permettre de s’installer dans les régions.
Lors de l’installation du comité, nous avons senti une division des associations qui composent la Listab. Pourquoi ?
La Listab avait 22 associations et même plus. Chacune d’elles a son secteur d’activité. Je suis de l’association ‘’Prévenir’’. J’ai commencé à faire de la sensibilisation depuis 1975. Je crois que je suis la plus vieille personne qui ait de façon structurée, organisé la lutte contre le tabac, en matière de sensibilisation. Il y a d’autres associations qui s’intéressent à la sensibilisation en milieu sportif. Il y en a d’autres qui sont des juristes qui aimeraient bien réfléchir aux aspects législatifs. Donc effectivement, il peut y avoir des associations qui soient tentées de s’écarter un peu de la grande coalition pour mener leurs activités.
Je crois qu’il ne faut pas le leur reprocher. Il faut simplement leur rappeler que pour être le plus efficace possible, il faut que nous restions unis. Il n’y a que l’industrie du tabac qui a intérêt à ce que la societé civile soit divisée. Nous avons remarqué que dans beaucoup de pays africains, dès qu’il y a une loi, il commence à y avoir des divisions. Mais ce sont des techniques d’ingérence de l’industrie du tabac qui nécessitent que l’on soit vigilant. Personnellement, on me tromperait difficilement dans ce genre de jeux et je n’ai pas la conviction que nous avons tous la même connaissance des stratégies d’ingérence de l’industrie du tabac.
Est-ce que ce ne sont pas des stratégies de l’administration pour vous écarter de la lutte ?
Ecarter ! Je ne sais pas si quelqu’un peut m’écarter de la lutte contre le tabac. Je ne le crois pas. J’ai commencé à lutter contre le tabac en 1975. La première conférence de sensibilisation que j’ai faite, c’est à la maison des jeunes et de la culture du Sénégal Oriental à Tambacounda. Et depuis lors, je n’ai pas arrêté. Je crois qu’aujourd’hui, si vous voulez parler du tabac au Sénégal, forcément quand vous parlez à la population, les gens vous demanderont Dr Kassé. Deuxièmement, je ne parle pas du tabac comme un novice. Je suis allé payer une inscription à la faculté des Saint Peres pour m’inscrire dans un diplôme de tabacologie que j’ai passé en 1993.
Et depuis lors, je me mets à jour sur tout ce qui concerne le tabac pratiquement toutes les semaines. Donc, je ne crois pas pouvoir être écarté de la lutte contre le tabac. Je pense qu’il faudrait que je puisse contribuer en même temps que les autres dans ce qui doit se faire pour que la lutte contre le tabac soit efficace au Sénégal. Il n’est pas dans mon intention de m’éterniser à la tête, parce qu’il faut une alternance générationnelle. Et cette alternance doit être conduite par des personnes plus jeunes et cela me permettra de me consacrer à ce que je sais faire le mieux : enseigner. Et sous peu, très probablement, je ne vais m’intéresser qu’à l’enseignement, à la sensibilisation, pour un changement de comportement.
Parce que le changement de politique est déjà en cours, à travers cette loi. Je n’ai pas non plus d’ambition dans la gouvernance sanitaire du pays. Cela veut dire que je ne veux pas entrer au ministère de la Santé, être fonctionnaire à ce ministère ou exercer des activités politiques. Donc, je ne vois pas comment on pourrait m’écarter de la lutte contre le tabac. Par contre, une administration a sa politique, son organisation. Elle a le droit de choisir ce qu’elle veut faire.
Y-a-t-il un budget alloué à l’implémentation de cette loi ?
J’ai regardé le détail du budget tel qu’il a été voté, l’année dernière. Je ne crois pas avoir vu une rubrique consacrée à l’implémentation de la loi sur le tabac, à moins que je ne me trompe. Posez plutôt la question à l’administration du Sénégal. Cela peut rendre les choses un peu difficiles. C’est pourquoi il me paraît important que tout le monde puisse s’impliquer. Parce que, s’il n’y a pas au rendez-vous les moyens qu’il faut pour assurer l’implémentation dans toute sa diversité et son étendue, cela peut rendre les choses difficiles.
Et comment la Listab arrive-t-elle à travailler sans ce budget ?
Jusqu’à plus ample information, l’association et la coalition que je dirige n’ont reçu qu’une seule fois de l’argent venant du ministère de la Santé, c’était pour l’organisation de la journée mondiale contre le tabac en 2012. Nous avions reçu en son temps, venant de l’OMS, par l’intermédiaire du ministère de la Santé, une somme de moins de 600 mille francs Cfa, c'est-à-dire à peine 1 000 dollars. Et depuis lors, je n’ai pas connaissance d’un financement qui soit venu de l’administration pour soutenir la lutte contre le tabac. Il y a eu des subventions qui nous ont été données pour organiser la sensibilisation, le plaidoyer, la formation des parlementaires, et cela nous venait de deux ONG américaines. Voilà de façon exhaustive l’intégralité des sommes reçues par les mouvements de lutte contre le tabac. Mais le gros de l’argent que nous utilisons vient de nos membres.
Nous avons un siège et depuis 2008, c’est un de nos membres qui paye le loyer. Nous avons du personnel qui travaille sur place. Les contributions de quelques-uns de nos membres permettent de les payer. Nous avons des meubles à la Listab, ce sont des contributions volontaires de quelques-uns de nos membres. Donc, nous avons des contributions volontaires de membres de l’association Prévenir pour soutenir un peu. Et c’est clair qu’on ne le fera pas longtemps. Il y a besoin qu’il y ait soutien à la société civile. Il y a 7 ans, j’avais proposé que sur la taxation du tabac, ou des produits de la taxation du tabac, on tire un pourcentage pour soutenir la société civile pour un changement de comportements. Je ne crois pas que l’administration pourra entrer jusque dans les quartiers pour changer les comportements.
Si nous faisons une partie du travail de l’administration, ça serait juste que celle-ci puisse nous appuyer pour faire le travail. L’argent ne viendra pas du budget de l’Etat du Sénégal, mais des taxes tirées du tabac et des produits du tabac. Ça serait une voie juste, autrement, les associations seront tentées d’aller chercher de l’argent ailleurs. Et je vois très bien que l’industrie du tabac essayera de tirer quelques associations du lot pour leur donner de l’argent soi-disant pour les désolidariser des autres. Pour éviter cela, il faudrait que l’autorité administrative s’organise pour tirer de l’usage du tabac des taxes et remettre une partie aux associations qui continuent le travail du gouvernement au niveau des associations.