Où puise-t-il force et lucidité d’esprit pour tenir en équilibre malgré les nombreux soubresauts qui jalonnent sa vie ? Amadou Makhtar Mbow souffle ce vendredi 20 mars 2015 ses 94 bougies. Le poids du temps n’y fait rien, le doyen Amadou Makhtar Mbow n’a pas encore pris sa retraite. Il continue d’imprimer ses marques sur la marche du pays, de façon plutôt discrète. Le paquet de réformes de la Commission nationale de réforme des institutions (CNRI) qu’il a dirigée après les Assises nationales et la chute du régime de Me Abdoulaye Wade, le place malgré lui au cœur de l’actualité du pays. Panafricaniste, intellectuel, humaniste et homme d’action, Amadou Makhtar Mbow n’a sûrement pas encore fini de faire parler de lui,
‘’Qui veut aller loin ménage sa monture’’, dit le proverbe. Amadou Makhtar Mbow n’a pourtant pas bien ménagé sa monture. Né à Dakar en 1921, il expérimente très tôt le cauchemar douloureux de la guerre. Il n’a que 18 ans lorsqu’il s’engage dans la seconde guerre mondiale, sous le drapeau français, jusqu'à sa démobilisation en 1945. Il poursuit alors des études d’ingénieur aéronautique en France puis entre à la Sorbonne. Il y obtient une licence ès-lettres d’enseignement. Panafricaniste convaincu, Amadou Makhtar Mbow préside l’Association des Étudiants de Paris et fonde la Fédération des Étudiants africains en France.
Revenu en Afrique, sa carrière d'enseignant le conduit en Mauritanie puis au Sénégal où il gagne en galon lorsqu'il devient ministre de l'Éducation et de la Culture pendant la période d’autonomie interne. Mais Amadou Makhtar Mbow reste fidèle à sa vision d'une Afrique libre et maîtresse de son destin. Il démissionne et s’engage dans la lutte pour l’indépendance du Sénégal. Celle-ci acquise, M. Mbow devient ministre de l’Education nationale (1966-1968), puis de la Culture et de la Jeunesse (1968-1970) et député à l’Assemblée nationale, au Conseil exécutif en 1966 et au Conseil municipal de Saint-Louis.
Une vie de combats
En 1970, il est d'abord nommé sous-directeur général de l’UNESCO pour l’éducation. Et quatre ans plus tard, Amadou Makhtar Mbow est élu à la tête de cette prestigieuse organisation et lui impulse les gènes de son combat pour l'égalité universelle des chances à travers l'éducation, la culture et les technologies. Une démarche clairement exprimée dans son discours d'intronisation prononcé le 19 novembre 1974.
Amadou Makhtar Mbow dira : "L’humanité est condamnée à vivre dans l’ère de la solidarité si elle ne veut pas connaître celle de la barbarie. […] Mais la solidarité implique plus : elle commande que, par-delà la diversité, on s’efforce de bâtir à l’échelle mondiale un ordre économique social et culturel nouveau qui transcende les égoïsmes nationaux et permet à l’homme d’organiser rationnellement l’espace de telle sorte que chacun puisse y vivre libre et heureux, dans la fraternité avec son prochain’’. Il est réélu à la tête de l'UNESCO en 1980. Mais son franc-parler lui vaudra beaucoup d’ennemis jusqu’à son départ de l’institution en 1987.
Au Sénégal, les jeunes générations se souviennent de ce patriarche de 87 ans appelé en 2008 pour présider, pendant près d'un an, les Assises nationales ayant réuni les principaux partis d'opposition au pouvoir du président Abdoulaye Wade et des dizaines d'organisations de la société civile. Certaines critiques sont cependant émises sur la moyenne d’âge très avancée des Assisards. Faut-il soupçonner une révolution de ‘’papys’’ en quête de pouvoir ? Certains font aisément le pas mais Amadou Makhtar Mbow est tenace et déterminé à impulser une nouvelle direction à la marche du pays. Indépendant d’esprit, patriote imbu d’une démarche consensuelle, il rencontre le chef de l'État de l’époque, Me Abdoulaye Wade qu’il ne réussit cependant pas à convaincre de prendre part aux Assises.
Pendant un an, les Assisards vont travailler suivant une méthode participative qui lui donnera toute sa légitimité. Alors que le Sénégal se cherche une nouvelle voie et un nouveau destin dans un bouillonnement politique indescriptible né du refus du peuple de céder aux velléités de dévolution monarchique du pouvoir prêtée à Abdoulaye Wade, le doyen Mbow est là pour baliser le chemin. Avec ses collaborateurs, il produit une charte de la bonne gouvernance devenue par la force des évènements la feuille de route de l’opposition significative au président Wade. Le 24 mai 2009, Amadou Makhtar Mbow prononce officiellement la clôture des Assises.
Le candidat Macky Sall, arrivé en deuxième position du premier tour de l’élection présidentielle de 2012, rend visite à Amadou Makhtar Mbow qui, selon les propres termes de Macky Sall, "représente moralement toutes les parties prenantes des Assises". Pourtant, M. Sall était le seul candidat à l’élection présidentielle à avoir signé, sous réserve, les conclusions des Assises nationales. Sous réserve ? Certains disent qu’il avait plutôt signé sans réserve. Mais au sortir de sa rencontre avec Amadou Makhtar Mbow, il assure qu’il veillera à ce que les conclusions des Assises nationales soient appliquées. Macky Sall espérait alors rallier à sa cause tous les candidats ayant pris part aux Assises, avec la médiation du patriarche Mbow.
Elu président de la République, le président Sall met en place une Commission nationale de réforme des institutions (CNRI) chargée de "formuler toutes propositions visant à améliorer le fonctionnement des institutions, à consolider la démocratie, à approfondir l’Etat de droit et à moderniser le régime politique". Il nomme Amadou Mahtar Mbow Président de ladite Commission. Une nouvelle fois, le Doyen se remet à la tâche pour son Sénégal. Infatigable, il produit un rapport contenant plusieurs propositions allant dans le sens de réformes en profondeur des institutions qu’il remet au président de la République.
Chantiers encore inachevés…
C’est un travail de 15 mois dans lequel Amadou Mahtar Mbow élabore un projet de constitution qui comporte un préambule et 154 articles regroupés en 14 titres. Amadou Makhtar et son équipe préconisent "des mandats à durée strictement limitée avec des possibilités de renouvellement restreintes". Ils demandent également que les dirigeants déclarent leur patrimoine, rendent compte de leur gestion et soient passibles de sanctions s’il y a lieu. Ils proposent également que les hautes fonctions de dirigeants soient régies par des incompatibilités strictes.
La Commission nationale de réformes des institutions recommande ainsi une "précision et un renforcement des missions attachées à la fonction de président de la République, une normalisation de la fonction de ministre, la réglementation du fonctionnement des institutions dans l’hypothèse du chevauchement de majorités".
Il est aussi demandé "l’élargissement de la mission du parlement, monocaméral maîtrisant mieux le travail parlementaire avec un pouvoir d’amendement renforcé, une représentation minimale garantie à la minorité, un encadrement des conditions de sa dissolution". Last but not least, il est préconisé une "réorganisation de la hiérarchie judiciaire avec, à son sommet, une Cour constitutionnelle renforcée en nombre, aux compétences élargies, au choix des membres diversifié tant par leur origine que par leur source de désignation".
Mais le président de la République, au cours d’une rencontre avec la coalition Macky 2012, le 18 septembre 2014, a profité de l’occasion pour rejeter le projet de constitution de la Commission nationale de réforme des institutions qui propose un régime parlementaire. A ce sujet, Macky Sall dit n’avoir pas commandé un projet de constitution à Mbow et Cie, mais plutôt des modifications de certains articles de l’actuelle constitution.
Foncièrement opposé à l’instauration d’un régime parlementaire au Sénégal, pas du tout disposé à se décharger de ses fonctions de Président de l’Apr pour rester président de la République du Sénégal tout court, le chef de l’Etat a néanmoins salué le travail de la commission nationale de réforme des institutions pilotée par Amadou Makhtar Mbow. Ce qui n’a pas empêché certains responsables d’attaquer le doyen Mbow. Mais l’homme a la carapace dure. Et même les piques d’Abdoulaye Wade ne l’ont pas détourné de son but.
Aujourd’hui, certaines propositions connaissent un début d’examen, comme la réduction (promise) du mandat du président de la République, de 7 à 5 ans, qui sera proposée aux Sénégalais par un référendum dont Macky Sall annonce sa tenue pour le mois de mai 2016. Pour le reste, les propositions du doyen Mbow butent sur la volonté politique du pouvoir qui dit vouloir garder la Constitution du Sénégal qui est la preuve de la stabilité du pays.
Qu’importe ! Les 94 ans révolus, Amadou Makhtar Mbow peut fièrement suivre tout le reste des péripéties de son travail avec le sentiment du devoir accompli. Enseignant pendant une bonne partie de sa vie, il a eu à être au contact du peuple réel et des classes défavorisées. D’où son humanisme débordant. Meilleure reconnaissance ne saurait lui être rendue par la nation, de son vivant, en accélérant le processus d’examen et d’application des réformes (surtout celles judiciaires) utiles à la marche du pays et pour les futures générations.