Dans l’histoire d’un pays, il y a des étapes qui ne peuvent pas tomber si vite dans l’oubli. Surtout s’il s’agit d’évènements douloureux avec des conséquences parfois «désastreuses». Et c’est le cas de la dévaluation du Franc Cfa il y a maintenant 20 ans. Dans cet entretien, Abdoulaye Seck, professeur en Économie à la Faculté des Sciences économiques et de gestion de l’université Cheikh Anta Diop de Dakar, revisite avec vous cet évènement en relevant notamment les éléments objectifs qui justifient la dévaluation. Sans oublier les conséquences sur la population déjà tenaillée par la pauvreté. L’enseignant a écarté toute probabilité d’une nouvelle dévaluation tout en exprimant son optimisme quant à la création d’une monnaie unique. Il y a cependant, précise-t-il, des questions auxquelles il faudra répondre au préalable.
Janvier 1994, janvier 2014, voilà 20 ans que le Franc Cfa a été dévalué, mais tout d’abord professeur, quelle définition donnez-vous au vocable dévaluation ?
La dévaluation, c’est une politique de change dans un contexte de régime de change fixe. Autrement dit, la parité de votre monnaie est fixe et définie par rapport à une monnaie. C’est par exemple ce qu’on a eu avec le Franc français, mais maintenant c’est l’Euro. Cela veut dire qu’à un moment donné, on se dit que la valeur de la monnaie est relativement forte et maintenant on diminue sa valeur.
Pour être bref, la dévaluation consiste tout simplement à réduire la valeur de la monnaie par rapport à une autre monnaie dans un contexte de change fixe. En fait, il y a deux types de régime de change. Un régime de change flexible où la monnaie fluctue au gré de l’offre et de la demande sur les marchés internationaux comme le dollar par exemple. Mais il y a aussi un régime de change fixe où la valeur de la monnaie est fixe par rapport à une autre. Par exemple le Franc Cfa par rapport au Franc français ou à l’Euro.
Alors avec le recul, la dévaluation du Franc Cfa en 1994 était-elle bien justifiée à l’époque ?
Oui, la dévaluation était justifiée. Lorsque vous regardez ce qui contribue à dévaluer la valeur d’une monnaie, un des éléments importants est constitué par les déficits extérieurs. Autrement dit, quand vous avez des déficits extérieurs relativement importants, normalement la valeur de votre monnaie doit refléter ce déficit-là. C’est-à-dire que la valeur de votre monnaie devrait diminuer... Lorsqu’on parle de déficit ou d’excédent, c’est par rapport essentiellement à la balance commerciale.
Autrement dit, quand vous importez plus que vous n’exportez, vous avez un déficit commercial. Maintenant, ce déficit fait que la valeur de votre monnaie doit diminuer. Lorsque vous êtes en régime de change flexible, la monnaie baisse automatiquement, parce que là, c’est le marché qui définit la valeur de votre monnaie.
Mais quand vous êtes en régime de change fixe, la parité est fixe, alors la baisse ne peut intervenir que dans le cadre d’une dévaluation. Maintenant, lorsque vous regardez le solde commercial de nos économies à l’époque, nous avions un déficit qui s’est creusé année après année.
Quand vous regardez toute la période d’indépendance, les deux années où nous avions eu un excédent commercial, ce sont les deux premières années, en 1961/62. Mais depuis lors, le solde commercial a été toujours négatif. Quand vous avez un solde commercial négatif, pour rétablir l’équilibre, un des mécanismes qu’on pouvait mettre en avant, c’est tout simplement la baisse de la valeur de la monnaie. Et quand vous baissez la valeur de la monnaie, les importations seront relativement plus chères.
Cela veut dire que les importations seront normalement diminuées et les exportations du pays seront moins chères. Dans ce cas vous avez les exportations qui doivent augmenter. Quand les exportations augmentent et que les importations diminuent, vous avez le solde qui devient beaucoup plus intéressant, les déficits baissent tout simplement.
Pour dire donc que la dévaluation était quelque chose qu’il fallait faire à l’époque. Parce que la valeur de la monnaie ne reflétait pas l’état de nos échanges avec le reste du monde. L’état de nos échanges étant très déficitaire, la valeur de la monnaie devait diminuer.
Et puisque nous étions dans le cadre d’un régime fixe, la baisse ne pouvait intervenir que dans le cadre d’une dévaluation. Si on était dans le cadre d’un régime flexible, c’est le marché qui allait automatiquement diminuer la valeur de notre monnaie.
Et quel a été l’impact de la dévaluation sur notre économie ?
L’impact est relativement difficile à mesurer parce que, à mon sens, il n’y a pas eu un travail qui a proposé une étude qualitative et quantitative de façon appréciable. Mais on pourrait avancer des effets. Avec la dévaluation, ce qui était attendu, c’était que les importations diminuent et que les exportations augmentent. On a eu des effets dans les deux sens, mais ça n’a pas été suffisant dans le sens où le déficit n’a jamais été résorbé.
Donc dans ce sens-là, on pourrait dire que la dévaluation a eu comme effet de ralentir le rythme d’évolution des importations et d’augmenter le rythme d’évolution des exportations. Mais ça n’a pas été suffisant pour résorber le déficit. En ce sens-là, on peut dire effectivement qu’il y a eu un effet. Un effet relativement limité.
Maintenant, certains vous diront que c’est à partir de l’année 1994 que le Sénégal a connu une croissance durable. Avant, vous avez l’activité économique qui baissait de façon significative. Quand vous regardez par exemple le taux de croissance du PIB, on était en chute continue de 1960 à 1993. En 1993, on était à un taux de moins deux pour cent de croissance. Quand la dévaluation est survenue en janvier 1994, la même année, on a eu un taux de croissance positif. Et depuis lors, le Sénégal a connu un taux de croissance positif.
Maintenant, l’année 94 correspond à la dévaluation, on pourrait penser que la dévaluation a été à l’origine de cela. Mais ce n’est pas tellement le cas. Vous verrez qu’il y a beaucoup de facteurs qui ont contribué à nous donner de la croissance pour la première fois au Sénégal en 1994. Et là, les éléments sont trouvés au niveau du contexte international. A partir du milieu des années 70, l’économie mondiale était dans un rythme de baisse continue de ce qu’on appelle la productivité.
A partir de 1994, début des années 90, l’économie mondiale a connu un vent de croissance relativement généralisé. Le Sénégal s’est donc inscrit dans ce vent. La croissance économique a pu donc bénéficier de ce contexte. Cela veut dire quoi en définitive ? Qu’il y ait dévaluation ou pas, l’économie sénégalaise allait connaître une croissance en 1994. C’est vrai que la dévaluation a pu contribuer. De combien maintenant ? Il n’y a pas eu d’études pouvant le montrer. Mais effectivement, elle a pu contribuer à la croissance.
Mais sur le plan social, les conséquences étaient toutefois dramatiques sur la population.
Les conséquences étaient désastreuses sur le plan social. Quand vous avez une économie comme la notre, structurellement dépendante du reste du monde, quand la plupart des produits que nous consommons sont importés, cela veut dire que le problème que nous avons, c’est qu’on ne produit pas suffisamment. Si vous ne produisez pas suffisamment les produits que vous consommez, cela veut dire que vous dépendez de l’extérieur. Ça veut dire que vous importez les biens.
Lorsque les biens arrivent chez vous et que votre monnaie est relativement faible, cela veut dire que les biens vont coûter beaucoup plus cher par rapport à la monnaie nationale. Et là, on avait dévalué de 50%, certains disent même 100%. En tout cas, le taux est passé de 1 F français qui vaut 50 F Cfa à 1 F égal 100 F Cfa. On a donc doublé le taux de change. Cela veut dire qu’automatiquement, tous les produits verront leur taux doublé. Si vous avez un circuit de consommation extraverti, c’est-à-dire qui dépend de l’extérieur, cela veut dire que les prix vont doubler.
Si les prix augmentent et que les revenus n’augmentent pas, le pouvoir d’achat baisse. Et si le pouvoir d’achat diminue, ça veut dire qu’en termes social, il y aura une précarisation de la situation des individus, des difficultés économiques relativement importantes. C’est exactement ce qu’on a connu en 94. Cependant, cela est attendu en cas de dévaluation. Lorsqu’on parle de dévaluation, l’effet positif est vraiment attendu en moyen et long terme. Mais à court terme, les coûts, c’est exactement ce qu’on doit avoir.
Il paraît que les financiers qui avaient l’information à l’époque ont fait de la spéculation avant que le grand public ne soit informé ?
Effectivement, ça, c’est une pratique très courante. Vous vous dites qu’il y a un évènement qui arrive et que cela va avoir des effets sur le prix de certains biens, le coût de certains actifs financiers, qu’est-ce que vous faites ? Essayer d’en profiter ! C’est vraiment la logique même du marché financier ou bien la logique de certains marchés qui sont organisés suivant ces paramètres-là.
Donc ce qui va arriver, c’est quoi ? Vous vous dites que la devise nationale va perdre sa valeur. Si vous gardez votre richesse en Franc Cfa, lorsque la monnaie sera dévaluée, cela veut dire que la valeur de votre richesse sera diminuée. Les gens vont essayer de transformer leurs richesses de façon à les libeller en monnaie étrangère.
Celui qui avait le Franc Cfa va acheter le Franc français à l’époque ou le dollar. Lorsque vous le faites et que la dévaluation arrive, vous reconvertissez votre richesse de la monnaie étrangère à la monnaie nationale et votre richesse va automatiquement doubler. Maintenant, le point inverse qu’on a pu constater, c’est que le pays avait un niveau d’endettement relativement très important et ce niveau d’endettement était libellé en monnaie étrangère. Cela veut dire qu’automatiquement, le niveau de la dette s’alourdit et est multiplié par deux. Par la suite, il y a eu des mécanismes qui nous permettaient de voir comment absorber le choc en termes de dévaluation.
Mais dans tous les cas, ceux qui ont la possibilité de profiter de ça pour s’enrichir vont transformer leurs richesses de la monnaie étrangère à la monnaie nationale. Si vous vous rappelez à l’époque des pourparlers au Sénégal où la plupart des chefs d’État s’étaient retrouvés, Diouf avait pris la parole dans les médias, je crois que c’était le 10 au soir, pour dire : «tant que je suis là, il n’y aura pas de dévaluation». Là, c’était pour couper court à ces velléités de spéculation. C’était pour dire aux gens qu’ils n’avaient pas besoin de transformer leurs richesses parce qu’il n’y aurait pas de dévaluation.
Mais des gens qui lisaient de façon très claire cette dynamique d’ensemble se sont dit qu’il y aurait effectivement une dévaluation. Ceux qui l’ont compris n’ont pas écouté ces paroles-là (celles de Diouf : Ndlr). Ils sont allés directement convertir leur monnaie. L’idée était donc de ne pas créer un vent de panique afin d’éviter que tout le monde fuie la monnaie nationale vers la monnaie étrangère. Diouf avait donc fait cette déclaration pour apaiser les esprits. Pour que les esprits spéculatifs ne se mettent pas en branle.
Aujourd’hui, la France fait face à des difficultés économiques. Sa note a été baissée par les institutions de notation. On parle également d’une éventuelle baisse de l’Euro par rapport au dollar. Certains parlent déjà d’une possible nouvelle dévaluation. Est-ce plausible ?
Non, je ne crois pas. Le bruit est là depuis longtemps. Chaque fois que vous avez des problèmes économiques en France ou bien en Europe de façon beaucoup plus générale, puisque notre monnaie est maintenant arrimée à l’Euro, il y a toujours ces bruits, ces rumeurs en termes de dévaluation ou pas.
Je pense qu’il s’agit juste de rumeurs et qu’il faut les considérer comme telles. Je pense que nous ne sommes pas dans une dynamique de modification de la valeur de notre monnaie par rapport à la monnaie étrangère. Mais cela ne veut pas dire que notre monnaie n’est pas surévaluée, car à un moment donné, il nous faut penser à des mécanismes qui pourraient nous permettre de prédire la valeur de notre monnaie.
Par rapport à l’Euro et aux pays européens qui sont nos partenaires économiques dominants, il n’y a pas de problème parce que le taux de change est fixe. Le problème qu’il y a, c’est que lorsque vous êtes dans un contexte de globalisation où les économies sont de plus en plus imbriquées, cela veut dire que nous avons une stratégie de diversification de nos partenaires commerciaux et financiers.
Dans ce cas, si la valeur de notre monnaie change ou que la valeur de l’Euro change par rapport au dollar ou au yen, la fluctuation de l’Euro peut avoir des effets dans ces stratégies de diversification de notre portefeuille commercial ou financier.
En définitive, les rumeurs sont toujours là, mais je pense que ce qu’il faut comprendre, c’est que ce sont des éléments qui doivent être décidés sur la base de réflexions relativement avancées. Si on veut développer des partenariats avec des pays émergents qui n’ont pas l’Euro, il faudrait voir si en définitive le type de relation que nous avons avec l’Europe ou la France nous arrangerait dans ce type de stratégie.
Cela remet donc au goût du jour la question de l’indépendance monétaire de nos pays. N’est-ce pas ?
Voilà, c’est ça ! Nous sommes actuellement dans une dynamique qui va nous mener en 2015 à l’avènement d’une monnaie unique. Et une autre pour les autres pays de la Cedeao (Communauté économique des Etat de l’Afrique de l’Ouest : Ndlr) qui ne sont pas dans l’Uemoa (Union économique et monétaire ouest africaine : Ndlr).
Cela veut dire que dans l’espace Cedeao on va avoir deux monnaies à l’horizon 2015. Et ces deux monnaies vont converger vers une monnaie unique en 2020. Mais je crois que l’élément le plus important à votre niveau, c’est de savoir si les arrangements monétaires que nous avons avec la France sont à même de nous donner des perspectives de croissance telles que nous les voudrons.
La question générale c’est quoi ? C’est quand vous avez une économie où la valeur de sa monnaie ne reflète pas les tendances majeures de son économie, c’est là où vous avez des problèmes. Cela veut dire tout simplement que la monnaie va s’apprécier ou bien se déprécier par rapport aux tendances non pas de notre économie, mais par rapport aux tendances des économies européennes.
Autrement dit, la performance commerciale de nos pays, leur compétitivité externe ne vont pas dépendre des politiques que nous allons mettre en œuvre, mais va dépendre essentiellement de ce qui se passe en Europe.
Ce qui veut dire que si vous avez une économie européenne relativement performante, la valeur de leur monnaie augmente, donc leur monnaie s’apprécie. Et automatiquement notre monnaie s’apprécie. Vous voyez là que notre monnaie s’apprécie non pour des éléments endogènes, mais par rapport à des éléments exogènes.
Il nous faudrait donc réfléchir sur des mécanismes qui consisteraient à nous approprier notre destin économique en termes de compétitivité de façon à ce qu’on puisse définir notre politique monétaire, notre politique de change suivant des tendances qui nous sont propres et non pas suivant des contraintes qui nous viennent de l’extérieur et sur lesquelles en définitive on ne pourrait pas grand-chose.
L’idée de création de cette monnaie unique a été agitée en 2000 pour une réalisation en 2002. Aujourd’hui on est en 2014 et presque rien n’est encore fait. Êtes-vous optimiste quant à sa faisabilité ?
Oui, je crois que l’optimisme est là. Généralement, quand vous regardez le processus qui nous mène vers ces accords ou vers la mise en œuvre de ces accords d’envergure, ça prend du temps parce que dans ce processus de négociations, les pays ont des intérêts qui, à un moment donné, peuvent être égoïstes.
Donc vous avez des intérêts généraux mais vous avez aussi des intérêts où chacun se dit qu’il nous faut la monnaie unique parce que ça nous favoriserait dans le cadre d’un commerce intra-régional en termes de dynamique économique interne mais également de dynamique communautaire. Les avantages sont donc là.
Maintenant la mise en œuvre de ces accords, la matérialisation de ces intentions n’est pas aussi facile que ça, parce que ce sont des négociations qui doivent prendre en compte la spécificité de chaque pays, les orientations en matière de développement de chaque pays. Vraiment les questions ne manquent pas.
L’une des questions est de savoir, une fois que la monnaie unique arrive, si on doit avoir une parité fixe par rapport à l’Euro. Et si la parité est fixe, quel est le type d’arrangement monétaire qu’on va avoir. Est-ce que la monnaie sera directement liée avec le trésor français tel que nous l’avons avec le Franc Cfa ? Est-ce qu’on doit avoir une autonomie de la politique monétaire ?, etc.
Il y a donc tout un ensemble de questions que les gens agitent. Et chacun va apporter sa propre réponse. Or, tant que nous n’avons pas de réponses satisfaisantes et une cohésion d’ensemble, on n’aura pas cette monnaie unique. La dynamique est là. Le processus peut être inefficace à un moment donné, mais la dynamique est lancée et à terme, je crois qu’on pourra y arriver.