La dernière Coupe du monde au Brésil en juin dernier a véritablement lancé le Pari Foot au Sénégal. Aujourd’hui, à côté de la clientèle traditionnelle, il y a les jeunes qui investissent les kiosques de plus en plus. La LONASE a fait primer le gain sur la loi. Quant aux parents, ils sont ‘’bercés’’ par leur progéniture. Un tour dans les points de vente permet de constater que le Pari Foot est devenu la nouvelle drogue des jeunes. Reportage
Ils sont deux jeunes de la même génération péniblement penchés sur un kiosque. Toute leur attention est portée sur un bout de papier sur lequel ils griffonnent quelques chiffres. ‘’J’ai déjà misé sur Malaga. Tu dois choisir entre le Milan AC et la Juventus’’, rappelle l’un deux. L’autre lui rétorque : ‘’Tu sais bien que c’est sur la Juv que je vais miser puisqu’elle va battre le Milan.’’
Depuis quelques mois maintenant, ce scénario est l’une des réalités les plus partagées devant les kiosques de la loterie nationale sénégalaise (LONASE). La raison : le Pari foot, un jeu proposé par cette société publique il y a un an maintenant. Auparavant, la clientèle de la LONASE avait atteint la maturité. Mais depuis que le Pari foot a fait son apparition, l’âge des parieurs a connu une chute libre. Il faut dire que le jeu est plus une affaire de jeunes, puisque ceux qui ont initié cela les ont touchés dans leur passion : le football.
Dans le quartier Liberté V, à quelques pas de l’IPG, un établissement supérieur d’enseignement privé, il y a deux kiosques de la LONASE. Les jeunes qui le fréquentent sont des écoliers. Ils sont trahis par leur uniforme et sac à dos. L’horloge affiche 17h quand un groupe de 3 jeunes débarquent d’un taxi. Ils ont entre 14 et 16 ans. Immédiatement tous les trois se dirigent vers le kiosque peint en bleu clair. Fallou, celui qui se comporte comme le chef du groupe, sort 500 F et donne à l’un deux. L’autre l’implore en vain. Il a droit finalement à une pièce de 100 F. Fallou et l’autre jeune prennent chacun un ticket et font leurs choix. Une minute avant leur arrivée, c’était Chérif et son copain, les deux jeunes qui ont parié entre autres sur le match de Malaga et de celui opposant la veille dame et les Rosseneries.
Le jeu consiste ici à choisir six matchs et à se risquer à donner le score, à la fin de la première période. Quand les six choix sont saisis dans une petite machine, une somme en sort par hasard. 5000, 8000, 15 000, 20 000 F, etc. Le gérant remet le ticket au parieur contre 300 F. Si tous les choix sont justes, le parieur empoche la somme qui était sortie de la machine bien avant que les matchs ne soient joués. Si par contre un seul choix est faux, tout est perdu. Ce jeu, les jeunes les maîtrisent comme les doigts de leur main.
‘’Est-ce que j’ai une chance de gagner si je joue ?’’ demande-t-on à la bande de Fallou. Le plus petit, élève en 6ème, répond presque machinalement : ‘’ça dépend, c’est une question de chance. Il y a des gens qui gagnent dès la première tentative. Mais si vous n’avez jamais joué, je vous conseille d’attendre demain, ce sera plus facile. Aujourd’hui c’est la ligue 2 (du championnat français), c’est très compliqué. Demain les grosses pointures vont entrer en lice, vous pourriez choisir les grandes équipes (Barça, Réal, Man U, Bayern…)».
Il faut dire que les jeunes n’arrêteront pas ce jeu pour un rien. Tous ceux qui sont interrogés affirment avoir gagné plusieurs fois. ‘’La dernière fois, j’ai eu 5000 F’’, s’enorgueillit le camarade de Chérif lui aussi élève en 6ème. Quant à Fallou, impossible de lui soutirer un mot. Pourtant, par le biais de ses camarades et leurs faits et gestes, on comprend qu’il vient de gagner 20 000 F.
Il a deux coupures neuves, une de 10 000 F et une autre de 5000 F. l’autre 5000 F est composé de billet de 1000 et 500 F. avec ces petites coupures, il se lance à nouveau dans le jeu. Et pourtant, ce n’est pas sa dernière pour la journée, dopé sans doute par cette réussite. ‘’Une fois à la maison, je vais aller chez Barry pour continuer’’, confie-t-il à son camarade, le regard conquérant.
Bineta Ndiaye, elle, est une vendeuse à Colobane. En cette journée du 27 janvier, les clients sont introuvables. Il est 13 heures. Pourtant Bineta n’en confirme pas moins ce que l’observation permet facilement de remarquer dans d’autres endroits. ''Les élèves et étudiants qui jouent le plus dans mon kiosque sont encore aux cours, il faut attendre 14h'', renseigne-t-elle.
La mauvaise foi des agents de la LONASE
Le temps ne tardera pas à donner raison à Bineta. À partir de 14h, un groupe d’élèves, sortis du lycée Blaise Diagne, débarquent et perturbent le silence. Ce sont tous des parieurs. L'un d'eux s'appelle Bocar Sèye. A 16 ans, cet élève en classe de 5ème joue pour la première fois et n'arrive pas à remplir correctement les cases. Il faut l’assistance d’Adama Camara, un mécanicien venu valider son ticket entre deux réparations, pour qu'il puisse jouer correctement. Adama est un habitué et il gagne régulièrement pendant la CAN. ''J'ai gagné récemment 26 000 F CFA, puis 95 000 F CFA. Je maîtrise assez bien la subtilité du jeu'', se vante-t-il.
Des enfants qui jouent à la loterie, la LONASE ne peut pas ignorer que c’est contraire à la loi. Pour cette raison, le sujet reste tabou chez les gérants. À Liberté V, les vendeurs des deux kiosques côte à côte préfèrent nier l’évidence plutôt que d’admettre la vérité. ‘’Pourquoi vendez-vous des tickets à des jeunes alors que c’est interdit ?’’ demande-t-on à l’homme dans l’un des box. Alors qu’il a devant lui un adolescent de 14 environ, il rétorque : ‘’Est-que vous voyez un jeune ici’’ ? ‘’Celui-là devant vous’’, réplique-t-on. ‘’Il n’est pas un gamin, il a 18 ans. En plus, si je me mets à parler avec vous, ma machine va se planquer. Donc s’il vous plaît, je préfère continuer à travailler’’. Sur ce, il tourne le dos et referme la porte.
Même attitude chez la dame d’à côté. Teint clair et grande de taille, elle affirme ne pas vendre à des jeunes. Jetant un regard à travers la grille, elle se rend compte qu’elle est démentie par les faits, car n’étant entouré que par des gamins. Elle poursuit : ‘’Ces jeunes sont là, parce qu’ils sont têtus. Moi je les chasse. Ils sont obligés d’aller voir ailleurs’’. Pourtant, il n’y a pas plus faux que les déclarations de ces gérants. En l’espace d’une trentaine de minutes (entre 17h et 17h 30), une quinzaine de jeunes se sont approvisionnés en tickets et tous l’ont fait entre les deux kiosques.
L’autorité parentale pas assez dissuasive
Au-delà des vendeurs, il y a lieu de se demander ce que font les parents. Il faut dire, qu’à leur décharge, il est difficile de les contrôler. Les enfants se livrent à leur activité le temps de quitter l’école pour la maison. Leurs parents ne sont pas au courant de ce qui se passe. Comment dispose-t-il alors des 300 Cfa contre lesquels le ticket est échangé. Poser cette question, c’est être naïf, si l’on en juge par la réaction des jeunes. L’un d’eux jusqu’ici silencieux lève la tête. ‘’300 F seulement, ce n’est rien, c’est facile à avoir.’’
En fait, tous les jeunes interrogés utilisent pratiquement les mêmes astuces. ‘’Je garde l’argent qu’on me donne pour le petit-déjeuner’’. Cette réponse est revenue d’un groupe à l’autre. Ceux qui ont assez pour se payer un ticket font cavalier seul. Les moins nantis cherchent un associé. C’est le cas de Chérif et son copain. Le plus âgé, moulé dans un maillot de Samir Nasri, a donné 200 F, et Fallou 100 F. Et déjà, les pourcentages sont bien définis. Le plus petit a choisi 4 équipes et Chérif 2. Pour leur ticket, la machine a sorti la cagnotte de 28 000 F. ce qui veut dire que si jamais les 6 choix sont justes, demain les deux petits vont se partager cette somme déjà élevée pour leur âge.
Il y en a d’autre qui prennent l’argent de leurs parents, mais avec beaucoup de subterfuges. Ce jeune homme déclare demander à son papa de lui donner 300 F, sans que ce dernier ne sache la destination. Un autre élève de 4ème lui a clairement dit à son Papa qu’il joue au Pari foot. N’empêche, il le trompe. ‘’Il sait que c’est un jeu, mais il ne sait pas qu’il y a de l’argent qui se cache derrière’’. Et si jamais Papa est informé ? Toute porte à croire que les jeunes n’ont pas trop peur de leurs parents. L’évocation de leur géniteur n’a fait tressaillir personne.
Ensuite, de tous les groupes, un seul semble avoir peur de cette perspective. ‘’S’il le découvre, il va me tuer’’, avoue-t-il, le doigt sur le cou. Pour les autres par contre, c’est moins grave. ‘’Maman l’a su et m’a demandé d’arrêter. Je lui ai dit que j’ai arrêté’’. Quant à l’élève de 4ème, il a déjà la réponse qu’il compte servir à son papa. ‘’Je lui dirai ce que je lui avais dit dès le départ, que je joue au pari foot et que c’est lui qui n’avait pas compris’’. Ce qui veut dire que l’autorité parentale n’est pas assez dissuasive pour freiner les enfants, déjà dopés par l’argent facile.