Au-delà de la polémique qui enfle entre Dakar et Moscou, le président du Groupement des armateurs et industriels de la pêche au Sénégal (Gaipes) estime que le Sénégal doit aller chercher les trois autres navires à Bissau et corser son dispositif juridique pour dissuader les pirates.
Saer Seck a également apporté des explications sur les accusations portées par nombre d’acteurs du secteur contre les industries sénégalaises de la pêche.
Wal Fadjri : Quel commentaire faites-vous sur cette polémique autour de l’arraisonnement du bateau russe Oleg Naydenov ?
Saër SECK : Il ne devrait pas y avoir sujet à polémique. C’est l’ancien ministre, Khouraïchy Thiam, qui a ramené les navires soviétiques dans les eaux sénégalaises. Il disait, à l’époque, que le Sénégal n’a pas les moyens de surveiller ses eaux ou d’arraisonner ces navires et au lieu de les laisser venir piller nos eaux, il valait mieux leur donner des autorisations de pêche, y compris en tordant la loi du Sénégal qui ne permet pas à ce type de navires de venir pêcher dans nos eaux. Quand le président Macky Sall est venu, il a arrêté cette forfaiture. Mais, depuis, ces navires continuaient à venir de manière frauduleuse et clandestine pêcher dans les eaux territoriales sénégalaises. Il était donc temps que le Sénégal montre à ces pirates qu’on peut les arrêter. Et on l’a fait dans nos eaux, pas ailleurs. On a photographié les quatre navires avec heure, date et position Gps. Les choses sont absolument incontestables. Aujourd’hui, le Sénégal est fondé à aller chercher ces bateaux basés à Bissau. Le Sénégal devrait, de la part d’un pays frère et ami qui a d’énormes relations avec lui, avoir la permission de les poursuivre jusque là bas pour les arraisonner et les ramener au port de Dakar.
Cette polémique, qui est organisée de manière artificielle par l’ambassade de Russie, les médias russes et les consignataires, est destinée à empêcher les autorités d’aller chercher ces trois autres navires. La Russie devrait présenter des excuses au Sénégal au lieu d’essayer de bander les muscles pour empêcher d’aller chercher le Bogomolov. Pour nous, ces navires doivent être sanctionnés. C’est vrai que notre réglementation est douce. Mais, on peut leur coller 400 millions de francs Cfa et récupérer les mille tonnes de poisson à bord du bateau et l’engin de pêche en attendant de corser notre loi.
«Les menaces de la Russie, c’est une tempête dans un verre d’eau. C’est vraiment le voleur qui crie au voleur»
L’arraisonnement vire à l’affaire d’Etat. Selon vous, est-ce que l’Etat sénégalais a été suffisamment ferme ?
Les menaces de la Russie, c’est une tempête dans un verre d’eau. C’est vraiment le voleur qui crie au voleur. Les armateurs russes sont les premiers corrupteurs et ils essayent de corrompre tout le monde y compris nous mêmes au Gaipes pour qu’on ne puisse rien dire. Ce sont les mêmes Russes qui étaient dans l’opération de Khouraïchy Thiam où ils payaient officiellement 35 dollars en signant des documents avec l’Etat du Sénégal tout en sachant qu’ils payaient 120 dollars la tonne de poisson. Donc, il faut que la Russie nous respecte. Ses citoyens ont eu un comportement délictueux envers le Sénégal qui est certes pauvre mais digne. Dans cette dignité, il faut faire preuve de fermeté. L’affaire ne peut pas prendre des allures de problème diplomatique. Ce n’est pas parce qu’un opérateur privé russe a eu une attitude délictueuse qu’il va y avoir une brouille diplomatique entre Dakar et Moscou. Nous, on ne vise pas un pays, encore moins une nationalité, mais des opérateurs véreux qui corrompent, volent, pillent et piratent.
C’est vrai que le Sénégal dispose de peu de moyens pour la surveillance mais il faut aussi reconnaître que les Russes ont tout corrompu, y compris l’administration. Ils ont leurs hommes. Quand ils viennent tricher au Sénégal et que la vedette de la marine sort, ils sont tout de suite informés. Donc, avant son arrivée, ils sont déjà repartis dans leur base à Bissau. Il faut que nous ayons une imagination pour les surprendre. Et c’est ce que le ministre Haydar El Ali a fait en allant incognito sur le site, le secret a bien été gardé, et le navire a été surpris en pleine pêche dans les eaux territoriales sénégalaises. Il faut bien sûr continuer ce genre d’opération tout en poursuivant l’équipement de notre armée. Mais, il faut surtout corser le dispositif répressif. Le bateau doit automatiquement être confisqué et le commandant mis en prison. Si on a un tel dispositif, je vous garantis que les navires qui vont pirater nos eaux vont y réfléchir deux à trois fois.
Pourquoi le Gaipes s’oppose à l’autorisation de la pêche de ces espèces hauturières qui ne sont pas à la portée de la flotte nationale ?
C’est faux de dire que ces ressources ne sont pas à la portée de la flotte nationale. Là où on a arraisonné le navire russe, nos bateaux y étaient et la pêche artisanale y va. Quand un pêcheur artisanal quitte Joal, Kayar, Guet Ndar ou autres, pour aller pêcher jusqu’en Guinée Bissau, il peut bien accéder aux ressources hauturières. Ça, c’est de la propagande faite par les consignataires et les tenants de cette opération parce que ça les arrange. L’autre chose, c’est que les autorisations ne sont pas prévues par la loi sénégalaise. Le faire, c’est tordre le bras à la loi du Sénégal, c’est commettre une forfaiture. Le code de la pêche et son décret d’application ne permettent, dans aucun de leurs articles, à ce type de bateau de pêcher au Sénégal.
Même sur les excédents ?
Le texte dit, dans son article 3, que l’Etat a le devoir d’avoir une approche prudente dans l’exploitation des ressources halieutiques. La loi ne prévoit aucun dispositif sur ce qui est supposé être des excédents pour permettre à ce type de bateau de pêcher au Sénégal. Donc, les autorisations qui étaient données par le ministre sont absolument illégales.
On nous oppose toujours nos intérêts personnels quand on parle de cette pêche illégale mais les bateaux du Gaipes ne pêchent pas ce type de poisson. Cependant, nous n’accepterons jamais qu’on fasse courir des risques sur la disponibilité des ressources pour le pays. Car, on sait que même si ces poissons sont en haute mer, ils reviennent en zones côtières pour faire leurs pontes. Et le recrutement des espèces matures se fait à ce moment-là. Même s’il y a un milliard de tonnes, il faut qu’on les laisse aux Sénégalais.
C’est une ressource migratrice, elle ira donc en Mauritanie…
Même si elle va dans ce pays, cela ne justifie pas ces autorisations. Si elle est pêchée au Maroc, en Mauritanie, au Sénégal et en Guinée, on va l’achever. C’est nous Sénégalais qui avons des communautés de pêcheurs de Guet Ndar jusqu’à Diogué en Casamance en passant par Lompoul, Kayarn Fass Boye, Mbour, etc qui vivent de cela au plan économique. Et avec une population dont 70 % de l’apport en protéines animales dépend de cette ressource. C’est à nous donc de le défendre. De plus, les Russes ont été sortis de Mauritanie et ne pêchent plus au Maroc. Donc, les gens commencent à comprendre. Le rôle du Sénégal est d’enfoncer le clou avec ces pays de manière à ce que les Russes soient exclus de toute la zone. Les gars nous volent au vu et au su de tous.
«Les Russes ont suffisamment de sacs d’argent pour avoir et organiser un certain nombre de lobbies qui essayent de les protéger».
Sont-ils protégés, selon vous ?
Bien sûr qu’ils sont protégés par des lobbies. Ils ont suffisamment de sacs d’argent pour avoir et organiser un certain nombre de lobbies qui essayent de les protéger. Ils font une campagne de presse pour se présenter aujourd’hui comme les sauveurs de la pêche alors qu’on n’a jamais entendu un quai de pêche financé par la Russie depuis les indépendances. Pis, ils n’ont jamais embarqué un marin sénégalais, acheté un litre de gasoil dans le pays ou un produit sénégalais. Le Sénégal n’a aucun intérêt dans cette pêche en dehors des valises d’argent qui traînent à gauche et à droite.
Comment appréhendez-vous les promesses que les Russes viennent de faire au gouvernement avec d’importants investissements, dont la reprise d’Africamer ?
Pourquoi ne sont-ils pas arrivés avant pour faire juste des investissements sans parler au gouvernement. S’il y a des opérations économiques rentables pour eux au Sénégal, ils n’ont pas besoin d’aller voir le gouvernement. Ils devraient simplement s’adresser à l’Apix. Moi, mon groupe est en train de réaliser des investissements de 10 milliards de francs Cfa et je n’ai pas eu besoin d’aller voir le président Macky Sall. Ils savent que le Sénégal a besoin d’emplois et ils agitent l’idée de la reprise d’Africamer pour ensuite réclamer des licences. Il n’y a aucune relation entre les investissements à terre et la pêche qu’ils font. Les licences devraient leur permettre de produire des sardinelles congelées, en carton et prêtes à être exportées.
Cependant, il y a des Sénégalais qui y voient leur intérêt, notamment les marins qui accusent le Gaipes d’être à l’origine de leur pauvreté et qui revendiquent la signature d’accords de pêche avec l’Ue. Que répondez-vous à cela ?
Ces marins sont payés. Ce syndicat de marins professionnels n’a pas beaucoup de personnes derrière. Les marins, c’est nous qui les employons. Moi, j’en emploie 500 que je paye tous les mois. Donc, comment puis-je être à l’origine du malheur des marins ? L’autre chose est que, aujourd’hui, du fait que l’affaire n’est pas facile, les Russes sont prêts à lâcher du lest. Mais avant cela, ils n’ont jamais embarqué un marin au Sénégal.
Certains acteurs de la pêche soutiennent aussi que la presque totalité des chalutiers sénégalais, qui étaient destinés à la casse, appartiennent à des Espagnols ou d’autres Européens et que les Sénégalais ne sont que des prête-noms. Est-ce vrai ?
Je suis à la tête d’un armement qui a 22 navires et il n’y a pas un seul européen qui peut venir prétendre à 1% de mes navires. Je les ai achetés sur la base de crédits bancaires que j’ai faits. Je les ai rénovés et tout est traçable de ce point de vue. Ils n’ont qu’à nous dire ceux à qui nous prêtons nos noms. Quand on est Sénégalais, qu’on a des navires enregistrés ici, qu’on a des emplois à 100 % sénégalais, que toutes ses activités sont au port de Dakar, que les exportations des produits que vous faites sont domiciliées dans les banques sénégalaises et les devises rapatriées, que tout le ravitaillement des navires se fait ici, on peut vous traiter de ce qu’on veut mais quand même vous apportez de manière consistante des plus-values à l’économie sénégalaise.
Pourquoi le Gaipes refuse l’embarquement des observateurs dans ses chalutiers ?
Personne n’accepte dans ce pays qu’on lui mette un policier dans son véhicule. Ce n’est pas prévu par les textes. C’est un arrêté complémentaire qui avait été pris par un ancien ministre et nous avions toujours dit non. Nous avons dit que l’essentiel des infractions concernent la zonation de la pêche. Et nous avions proposé au gouvernement de mettre dans nos navires des balises Argos qui permettent à la surveillance de savoir où sont nos navires à tout moment. A partir de ce moment, si on entre dans des zones interdites, ils pourront le voir.
De plus, j’estime qu’il n’est pas normal que l’Etat crée un corps de métier et que nous les privés on paye. Ce n’est pas notre rôle. Parce que tel que conçu, c’est nous qui payons les observateurs, les logeons dans nos navires, les nourrissons, et c’est eux les patrons. C’est impossible.
L’autre problème qu’on a vécu avec les observateurs, c’est que vous voulez partir en mer avec un le dimanche, ils vous retarde jusqu’au lundi après-midi parce qu’il a une soit disant contrainte. Pour le remplacer, il faudra attendre le lundi, qu’il aille chez lui se préparer, que tu lui donnes une enveloppe d’argent à laisser à la maison. Ça, c’est impossible. Nous sommes des Sénégalais, on est tenu de respecter la loi mais l’Etat du Sénégal doit faire la police de sa loi. C’est une question de principe. Il faut aussi qu’on se dise la vérité : les observateurs, cela a servi à caser du personnel politique d’un certain nombre de ministres qui sont passés ici.
Dans le cadre de la pêche démersale à laquelle s’adonne la flotte du Gaipes, il est fait état de grande quantité de rejet en mer. Comment expliquez-vous cela ?
Toute pêche démersale entraîne des rejets en mer. Il ne faut pas qu’on se cache derrière notre petit doigt. Quand vous mettez un filet et qu’il pêche, on ne sait pas exactement, de manière sélective, ce qu’il pêche. Il y a donc des prises accessoires. Mais il y a aussi une réglementation qui les limite. Si on vous menace de sanctions à votre débarquement, vous ne les amenez pas à quai. Vous êtes obligés de les rejeter. L’autre chose est qu’on a aussi un certain nombre d’espèces qui n’ont pas de valeurs commerciales, on est aussi obligé de les rejeter. Dans tous les pays du monde où il y a du chalutage, il y a des rejets, y compris dans la chaîne tournante. La seule pêche qui limite les rejets, c’est la pêche à la canne où l’espèce est pêchée poisson par poisson.
Quand les Russes pêchent les pélagiques, ils n’attrapent pas que de la sardinelle et du chinchard, ils ramassent tout. Ils pêchent d’autres espèces et ce sont les consignataires qui envoient des pirogues les chercher pour pouvoir les vendre.
Quand on veut noyer son chien on l’accuse de rage. Parce que nous, on gêne les Russes et leurs lobbies, on nous accuse de tout.
Les pélagiques côtières (yaboye) sont achetées par des industriels dont les membres du Gaipes pour être exportées dans les pays d’Afrique centrale au détriment du marché local. Que comptez-vous faire pour donner d’abord la priorité à l’alimentation du marché local ?
Quand le marché local en a besoin, les industriels ne peuvent pas acheter le yaboye parce qu’il arrive à un prix tel que si l’industriel l’achète, il ne peut pas le revendre sur le marché de l’Afrique centrale. Il y a des pics et pointes de production. Souvent, ce sont les excédents qui sont amenés dans les usines pour être congelés. On est dans la saison fraîche ; la semaine dernière quand je suis allé au port j’ai trouvé des camions frigorifiques en train de débarquer du yaboye dans une unité. Cela veut dire que le marché local est suffisamment approvisionné. Ce n’est que sur des périodes courtes où on a un surplus de production.
SAER SECK PRESIDENT DU GROUPEMENT DES ARMATEURS ET INDUSTRIELS DE LA PECHE AU SENEGAL (GAIPES)