Forte tête, meneuse de troupes, en pointe dans ce dossier depuis deux décennies, Jacqueline Moudeïna est, comme qui dirait, l’adversaire numéro un de Hissein Habré. Elle nous reçoit au domicile familial, dans l’extrême sud du Tchad, dans une localité où, rappelle-t-elle, les sbires de l’ancien président ont répandu sang et douleur.
Au stade actuel de la procédure, quelle appréciation en faites-vous ?
Je puis dire que les choses avancent en ce moment, le dossier est en train de prendre corps, et cela nous rassure car nous sommes à un pas du jugement. C’est pour vous dire que nous avons traîné avec cette procédure depuis treize ans. Si aujourd’hui les actes d’instruction sont posés par les magistrats instructeurs, j’ose croire que nous allons très bientôt toucher du doigt le procès Habré.
Treize ans de traîne, vous dites. C’était quoi votre problème ?
Les toutes premières plaintes, nous les avons déposées à Dakar en février 2000. Et après moult tractations, la plus haute juridiction sénégalaise avait déclaré les juridictions nationales incompétentes pour connaître de l’affaire. Aussitôt après, nous nous sommes tournés vers la Belgique en vertu de sa loi sur la compétence universelle.
Nos plaintes ont donc été accueillies en Belgique par un magistrat instructeur qui a même effectué une commission rogatoire au Tchad pour lui permettre de compléter le dossier qui était déjà solidement confectionné. Ce magistrat instructeur belge a écouté les victimes, les bourreaux, et il a même procédé à des confrontations entre eux. C’est après quatre années de travail qu’il a clôturé son instruction.
Puis il y a eu l’inculpation.
Effectivement, il a inculpé Habré des trois grands crimes internationaux : crimes contre l’humanité, crimes de guerre et génocide. Il avait lancé un mandat d’arrêt international contre lui. Autant d’éléments qui ont permis à la Belgique de demander son extradition pour qu’il puisse être jugé à Bruxelles. Malheureusement, c’est à cette époque que nous avons commencé à avoir plein de problèmes.
Non seulement le Sénégal a refusé de l’extrader vers la Belgique, mais son président d’alors, M. Abdoulaye Wade, a décidé de retirer notre dossier de son cadre légal pour en faire un dossier africain. Donc l’affaire est devenue africaine, elle s’est retrouvée sur la table de l’Union africaine. Et l’UA, n’étant pas une juridiction, a commis un groupe d’éminents juristes pour explorer les options possibles du jugement de Hissein Habré. C’est ainsi que le Sénégal a été mandaté pour juger Habré au nom de l’Afrique.
Le Sénégal s’y était engagé au début pourtant.
Oui, au début, le Sénégal avait posé un pas : amender sa législation pour pouvoir accueillir le dossier. Mais les ennuis ont vite commencé. C’étaient tantôt des problèmes d’argent car le budget demandé par le Sénégal était hors de portée. Ensuite, il fallait trouver toute la logistique pour pouvoir mener à bien le dossier.
Mais en réalité, il a manqué fondamentalement de volonté politique de la part du Président Wade. Il ne voulait pas du tout faire juger Hissein Habré. C’était cela le grand problème. Il nous a menés en bateau, nous a menacés à plusieurs reprises de renvoyer Habré vers le Tchad… J’ose dire que le Président Wade a joué avec les sentiments des victimes. Notre salut, nous le devons à l’arrivée du Président Macky Sall qui a très tôt épousé notre logique de lutte contre l’impunité.
Aujourd’hui les juges sont ici au Tchad pour l’instruction.
C’est vrai, les chambres africaines sont à pied d’œuvre pour nous diriger vers un procès. C’est une étape extrêmement importante, elle permet aux victimes de croire que maintenant quelque chose est en train de se faire et qu’on est en train d’aller sans retour vers le jugement de Hissein Habré. Ce qui est encore plus palpable, c’est la descente des juges sur le terrain pour visiter les sites de fosses communes, de charniers… Ils ne le feront pas pour tous les charniers car il y en a beaucoup, mais ce qu’ils sont venus faire ici est très important pour les victimes.
Quelle est l’utilité d’identifier les charniers après le travail réalisé par Me Mahamat Hassan Abakar ? Ce n’est pas du temps perdu ?
Non, je ne pense pas que cela soit une perte de temps. Me Mahamat Hassan Abakar a fait un travail considérable, et d’ailleurs je n’ai pas arrêté de le féliciter lui qui, à l’époque, était magistrat quand il avait été désigné président de cette commission d’enquête. Même si le travail n’a pas couvert l’entièreté du pays, l’échantillonnage utilisé retrace exactement ce qu’était l’ère Habré et tout ce qui s’y est passé. Pour les juges, je crois qu’il est important pour eux de voir les charniers eux-mêmes et de les faire analyser par des experts. C’est cela le travail le plus important.
Tout se passe-t-il bien entre vous et les juges des Chambres africaines ?
Dans toute œuvre humaine, il y a toujours des grincements de dents, des flottements… Nous, nous le prenons très bien et nous tenons à ce que ce dossier aboutisse. Donc quoi qu’il advienne entre les juges et nous, cela est secondaire et est réparable.
Vous connaissez bien le Sénégal, avec des secteurs de la population qui estiment que Hissein Habré est assez âgé pour ne pas être jugé.
Pour moi personnellement, Hissein Habré n’est pas très âgé. Soixante-dix ans, ce n’est rien du tout pour un homme. Et surtout pour un homme qui a toujours très bien vécu ! Pour la petite histoire, il est parti avec tout le trésor public. C’est un monsieur intelligent qui a su investir cet argent, il a même su acheter son impunité et sa couverture. Je ne pense qu’il soit si vieux que cela. Les années de massacres de Tchadiens, c’est une partie de la vie des Tchadiens qui ne peut pas être oubliée.
En plus du trésor public emporté, il avait organisé à l’époque ce qu’il avait appelé «l’effort de guerre». Il obligeait les Tchadiens à donner de l’argent. Ceux qui n’en avaient pas devaient donner des choses en nature. Par exemple, les femmes donnaient leurs bijoux en or ou en diamant. Habré est donc parti avec beaucoup d’argent. Alors, ça m’étonnerait qu’un homme avec autant d’argent puisse mener une petite vie pour être malheureux ou être embêté par le poids de l’âge !
Une image marquante dans le monde des victimes présumées de Habré ?
Il y a quelque chose que je n’arrive pas à ôter de ma tête. Dans un film tourné par Canal+, M. Reed Brody de Human Rights Watch, qui est à nos côtés depuis que nous l’avons sollicité au début de cette histoire il y a quinze ans car c’est lui qui est derrière l’affaire Pinochet, brandit un certificat de décès qu’il avait trouvé dans les archives de la DDS. Une veuve, pour la première fois, va se convaincre elle-même que son mari est réellement décédé après avoir été enlevé un beau matin, en 1984, au sud du pays.
Elle a toujours pensé qu’il reviendrait un jour alors que ses enfants n’arrêtaient pas de la supplier de faire son deuil. Mais en regardant le film, la femme voit le certificat de décès brandi par Reed. Et c’est le nom de son mari qui y est écrit ! Tout de suite, elle a couru jusque chez moi en pleurant et en me disant : écoute, ce certificat de décès va me permettre de faire le deuil de mon mari ! Imaginez la douleur de cette pauvre femme qui se disait que son mari est quelque part, qu’il reviendra un jour car il se cache simplement pour échapper à la terreur de Hissein Habré.
Il se dit que plusieurs dignitaires proches de Habré ont été recyclés dans l’appareil sécuritaire d’Etat. Est-ce vrai ?
C’est tout à fait vrai ! Tous ceux qui ont œuvré sous Habré occupent aujourd’hui des postes de responsabilité dans le pouvoir.
Vous les connaissez ?
Oui, on les trouve au ministère de la Justice, au ministère de l’Intérieur, à la police surtout. Nous les connaissons puisque nous avons leur liste. Mais il y en a qui ont été arrêtés et écroués. Ils sont au nombre de vingt-sept actuellement. En même temps que nous poursuivons Habré, nous avions déposé plainte contre ses complices depuis 2000. Et c’est seulement quand Dakar a bougé que le magistrat instructeur tchadien a pris l’affaire en main en mars 2013. Depuis treize ans, tranquillement, j’espérais et je continuais à aller chez le juge, à lui demander des comptes. Et c’est maintenant seulement que mes plaintes sont prises en comptes !
PROPOS RECUEILLIS PAR M. DIENG (A KOUMRA, SUD DU TCHAD)