Alors que le Sénégal cherche à mettre la main sur des biens supposés mal acquis par des dignitaires de l’ancien régime Wade, il devra bientôt répondre à la demande de l’Etat tchadien qui, lui aussi, souhaite rapatrier «tous les biens détournés» par Hissein Habré, en exil à Dakar depuis 1990. Révélation du ministre tchadien de la Justice, Jean Bernard Padaré, dans un entretien exclusif avec EnQuête à Ndjamena.
Qu’attendez-vous du procès de Hissein Habré dont la procédure est entrée dans une phase active ?
Les autorités tchadiennes attendent de cette procédure qu’elle aille à son terme, si possible rapidement de façon à ce que la souffrance des victimes trouve au moins une solution. Si Habré est déclaré coupable, qu’il soit condamné. S’il n’est pas coupable, qu’il soit acquitté, que chacun panse ses plaies et que l’unité nationale soit définitivement consolidée.
Ce procès est très utile car il peut nous aider dans notre manière de conduire les affaires publiques, de nous ranger du côté du droit. Vous savez comme nous que cette période sanglante de Hissein Habré a marqué les esprits des Tchadiens. Nous voulons tourner cette page de notre histoire.
Quel est l’intérêt politique de l’Etat tchadien dans ce dossier ?
Aucun intérêt politique, je veux dire aucun intérêt concret. Mais en tant qu’Etat, cette affaire freine en quelque sorte le développement du pays. Sur le plan psychologique, les gens se regardent des fois en chiens de faïence. Certains sont mis à l’index et d’autres ne peuvent obtenir de postes dans la haute administration parce qu’on présume qu’ils auraient participé ou contribué à l’instauration de cette dictature.
Alors, nous aimerions bien que les choses soient clarifiées et que cette période Habré soit vraiment derrière nous. Il n’est pas question d’oubli, mais de pardon entre Tchadiens parce que Habré n’a pas agi seul. Il y a de petites mains qui l’ont aidé à réaliser cette opération macabre. Tous ces gens, quand la justice sera passée, nous en aurons besoin, pour ceux qui sont encore récupérables, et continuer à construire ce pays-là.
Des associations de victimes se plaignent que des petites mains, comme vous dites, soient encore dans l’appareil d’Etat…
On ne peut pas dire une chose et son contraire. Les associations de victimes ont déposé plainte contre qui ? Contre qui ? Toutes les personnes contre qui il y a eu des plaintes sont actuellement inquiétées : soit inculpées soit recherchées.
Au jour d’aujourd’hui (NDLR : entretien réalisé dans la matinée du vendredi 6 décembre 2013), le procureur et le juge d’instruction sont en train de donner suite à ces plaintes. Il y a une liste de 27 personnes dont quasiment toutes sont inculpées dont une qui, semble-t-il, n’est pas détenue.
Il y en a une autre qui aurait bénéficié d’une mise en liberté provisoire mais j’ai instruit le Parquet général pour demander communication du dossier et voir les motivations ayant justifié cette liberté provisoire. Dans tous les cas, il ne faut pas qu’il y ait des tentatives de salir des personnes qui n’ont rien à voir avec cette histoire.
Il faut bien que ces associations de victimes nous disent précisément que telle personne dans l’appareil d’Etat a fait ceci ou cela, sinon on tombe dans une chasse aux sorcières.
A votre dernier passage à Dakar, il semble que vous ayez exagéré la posture de victime d’Idriss Deby Itno face à Habré.
Vous savez, moi je ne suis pas là pour faire plaisir aux gens, mais si je me retrouve du côté de l’intérêt général, c’est tant mieux. Ce n’est pas parce que monsieur Idriss Deby est président de la République qu’il faille taire ou mettre une ombre sur la barbarie de Habré contre des membres de sa famille ou interdire à des personnes de sa famille de se porter partie civile ou de porter plainte.
Monsieur Daoussa Deby Itno (NDLR : frère aîné d’Idriss Deby Itno) sera auditionné comme représentant de la famille Itno. Il y a eu au moins sept à huit membres de cette famille qui sont concernés. (…) Ils ont été spoliés comme tout le monde, enlevés, et jusqu’à présent leurs corps ne sont pas retrouvés.
«Les avocats de Habré ne pourront pas s’en sortir, ils se sont enfoncés dans un piège à cons»
Par exemple, on ignore où Hassan Djamous a été enterré ! Hissein marabout, on ne sait pas où il a été enterré ! Maintenant, c’est à nous de prouver au peuple sénégalais que nous ne faisons pas de l’acharnement contre cet homme qui a abusé de sa Teranga légendaire et qui se prétend victime.
Beaucoup s’étonnent que vous n’ayez pas tenté de récupérer l’argent emporté par Habré lors de sa fuite.
Il n’est pas exclu que nous engagions une procédure particulière en recouvrement des sommes soustraites qui pourraient servir à indemniser les victimes. Sinon, l’Etat tchadien mettra en place un fonds d’indemnisation car Habré a quand même agi en tant que chef d’Etat.
C’est pourquoi nous aussi nous attendons la décision de la justice. Il est vrai que nous avons été trop passifs dans la récupération de l’argent détourné par Habré, mais il avait un pouvoir tellement fort qu’on se demandait s’il en valait toujours la peine.
Mais aujourd’hui, je peux vous dire que nous allons probablement engager une procédure de rapatriement de tous les biens détournés par Hissein Habré. Pour l’histoire, il est indispensable que le peuple tchadien soit rétabli dans ses droits. Et cela passe par le jugement de Habré. S’il est acquitté, il vivra au Tchad s’il le souhaite.
Habré viendra vivre au Tchad, dites-vous. Votre collègue sénégalais, Me Sidiki Kaba, a dit exactement le contraire en soutenant qu’il serait plutôt fusillé s’il revenait dans son pays !
Je pense qu’il a fait un lapsus ! Il ne sera jamais fusillé. Habré est un Tchadien, il n’a jamais été déchu de sa nationalité et nous, nous sommes respectueux du droit. Si la justice internationale estime qu’il n’est pas coupable, il n’y a pas de raison que le droit de revenir dans sa patrie lui soit refusé. L’image d’un Tchad violent où les problèmes se règlent aux couteaux est révolue.
Nous tiendrons parole. S’il est vraiment acquitté, et s’il en fait la demande sous le contrôle des associations nationales ou internationales de défense des droits de l’Homme, il pourra venir vivre tranquillement dans son pays. Nous ne sommes pas un Etat terroriste, ni un Etat qui martyrise ses citoyens.
A combien s’élève précisément la contribution financière du Tchad à ce procès ?
Ecoutez, je pense que l’Etat tchadien a fait débloquer environ 2 milliards de francs Cfa. Maintenant, si le comité de pilotage estime qu’il y a un problème de fonds pour que le procès aille à son terme, nous verrons dans quelle mesure rallonger cette contribution. Nous sommes disposés à faire en sorte que ce procès soit mené jusqu’au bout et que les juges fassent leur travail en toute indépendance.
Nous y tenons car les avocats de Habré, mauvais princes, font courir de folles rumeurs, manipulent sur la toile, racontent des contrevérités, mais nous sommes sereins. Il faut qu’ils viennent voir et rencontrer les victimes dont ils pensent qu’elles ont été créées de toutes pièces !
Il faut qu’ils viennent voir eux-mêmes «la piscine» (NDLR : lieu de torture présumé sous le règne de Habré). Alors, ils réviseront leur système de défense et certainement ils demanderont pardon aux victimes et conseilleront à leur client de plaider en faveur du pardon. Mais là, ces avocats de Habré sont en train de s’enfoncer dans un piège à cons. Ils ne pourront pas s’en sortir.
Puisqu’ils disent que tout ce qui est en train d’être fait est monté de toutes pièces, qu’ils demandent à venir au Tchad rencontrer les victimes. Et s’ils ont des gens qui peuvent témoigner pour Hissein Habré, qu’ils viennent les rencontrer !
Il y a peut-être un problème de sécurité à leur niveau.
Aucun problème d’insécurité ! S’ils demandent à faire une contre-enquête au Tchad, l’Etat tchadien garantira leur sécurité.
Et la sécurité des gens qui témoigneraient en faveur de Habré, ici au Tchad ?
Bien évidemment ! A un moment, on a voulu nous extrader Habré. Nous aurions pu dire que nous ne voulons pas que le procès se passe ailleurs, il a tué des Tchadiens, il faut qu’il soit jugé au Tchad. Nous aurions pu dire aussi que puisqu’il ne sera pas jugé au Tchad, nous ne ferons aucune contribution financière.
A un autre moment, on nous a dit qu’il fallait le juger à Bruxelles, nous avons donné notre accord. Préalablement à cela, on nous a demandé de prendre un acte indiquant qu’il ne pourra pas bénéficier de l’immunité en tant qu’ancien chef d’Etat, nous l’avons fait.
Quand il y a eu tergiversations avec Wade, on a dit que le jugement pourrait avoir lieu au Rwanda, nous avons dit oui. Après, on a dit qu’il faut le juger finalement au Sénégal, nous avons dit ok. Il y a un problème de financement ? Nous avons donné 2 milliards de francs Cfa. Je ne vois pas ce que les gens veulent que nous montrions encore comme bonne volonté dans cette affaire !
Vous cherchez quoi ? Que Habré soit à la barre ?
Nous souhaitons et espérons qu’il se présente, qu’il parle et que les victimes le voient ! Ce n’est pas un problème entre Habré et le Président Deby, c’est une affaire entre des victimes et un bourreau. Les victimes veulent voir Habré face à elles. Quelle serait l’expression de son visage ? Va-t-il perpétuer le mépris ? Se rendra-t-il compte un jour que ce qu’il a eu à faire est gravissime et qu’il faille demander pardon ? Je suis persuadé que s’il demande pardon, il aura réglé 90% du problème.
On vous a connu comme opposant au Président Idriss Deby Itno. Comment vous êtes-vous rapproché de lui ?
Quand on dit opposant, ça veut dire qu’on a pris une carte de membre d’un parti politique. Moi je n’ai jamais été opposant, j’étais membre d’une association de défense des droits de l’Homme. Je demeure militant des droits de l’Homme, et personne ne peut m’enlever ce statut.
Je continue encore de faire connaître mon son de cloche s’il y a des choses qui ne marchent pas. Et cela, le chef de l’Etat le sait très bien. J’ai d’abord été son avocat. Quand nous avons discuté, il a estimé que ce que je faisais dans le monde associatif, je pourrais le faire également en étant dans le gouvernement. C’est à cet effet qu’il m’a nommé ministre dans son gouvernement.
Il vous a récupéré.
Il ne m’a pas du tout récupéré car je ne suis pas récupérable. Là au moins, il me permet de concrétiser ce que je faisais de manière un peu théorique. Par exemple, je dénonçais tout ce qui était violation dans les gardes-à-vue quand j’étais membre d’une association de défense des droits humains. Aujourd’hui, je vis et je fais respecter les réformes de textes au niveau du code pénal qui date de 1967 et qui n’avait jamais été révisé.