Un des acteurs clés de la Françafrique, Me Robert Bourgi explique, dans cet entretien, les fondements. Sur l’affaire Karim Wade, l’avocat a déclaré que le président Macky Sall ne lui a jamais demandé de faire une médiation. Proche de l’ancien chef de l’Eat français, il affirme que Sarkozy aurait pris connaissance de son discours de Dakar dans la voiture qui le conduisait à l’université.
Me Bourgi vous avez été un des acteurs clés de la Françafrique pendant de longues années. Qu’est-ce que c’est effectivement cette relation entre la France et l’Afrique, sur quoi est-elle basée ?
La Françafrique, c’est une volonté de vivre et de travailler ensemble, le prolongement logique et naturel de ce qu’a été la colonisation. C’est une forme nouvelle des relations entre la France et l’Afrique après les indépendances. Cette relation a été décriée à tort d’autant qu’elle était nécessaire au lendemain des indépendances. Il était normal que la France cherche à préserver sa place privilégiée aux côtés des peuples africains. Au lendemain des indépendances, les chefs d’Etat africains précurseurs ont accepté que cette place de la France soit la première dans leurs relations avec le reste du monde. Rappelez-vous d’ailleurs à cette période et pendant des décennies, le doyen du corps diplomatique dans un pays africain était d’autorité l’ambassadeur de France. J’ai dit que la Françafrique a été décriée à tort parce qu’elle permettait tant aux pays africains qu’à la France d’entretenir des relations privilégiées dans l’intérêt des deux parties. Ce que l’on n’a pas compris en France, c’est que, c’est grâce aux pays africains que la France a été une grande puissance internationale sur le plan diplomatique notamment. La France pouvait, de fait, compter sur l’appui des pays africains lorsqu’il s’agissait de s’imposer dans le monde. Le général De Gaulle, conseillé par Jacques Foccard à l’époque, l’avait bien compris, de même que Georges Pompidou, Jacques Chirac et François Mitterrand. Valérie Giscard d’Estaing un peu moins. Au cours de son septennat, Giscard a été contraint et même forcé d’admettre cette relation entre la France et l’Afrique. François Mitterrand lui, a été un grand président et surtout un grand Africain, fort de son statut d’ancien ministre de la France d’Outre-mer dans les années 50, sous la 4ème République. Mais, après le général De Gaulle, c’est Jacques Chirac qui a été le chef de l’Etat qui avait compris le mieux cette forme de relation avec les Etats africains. Chirac sentait l’Afrique, il aimait le continent et les africains également.
Après le discours de Dakar, est-ce qu’on peut dire alors que Nicolas Sarkozy a été le président français le moins africain de tous où est-il simplement ignorant de l’histoire ?
D’abord, Nicolas Sarkozy était un jeune président né au lendemain de la guerre. S’il avait été un africain, Nicolas Sarkozy n’aurait jamais prononcé le discours de Dakar. Lorsqu’il a prononcé ce discours à Dakar, je l’attendais à Libreville, à sa demande. Il m’avait demandé de le précéder auprès du président Omar Bongo Ondimba car, l’étape gabonaise n’avait pas été souhaitée par les diplomates du Quai d’Orsay et par la cellule africaine de l’Elysée. Nous avions été deux, Claude Guéant et moi, auprès de Nicolas Sarkozy à lui faire admettre qu’on ne pouvait pas, lors de la première visite du président de la République française en Afrique, oublier le Gabon où il y avait le doyen des chefs d’Etat africains. Claude Guéant et moi-même avions donc plaidé, auprès du président Nicolas Sarkozy, la nécessité de l’étape gabonaise. Je me trouvais donc aux côtés du président Omar Bongo lorsqu’on a entendu ensemble le discours prononcé à Dakar par Nicolas Sarkozy. J’étais effondré et le président Omar Bongo l’était encore plus. Me voyant abattu par les propos de Sarkozy, Omar Bongo, avec la sagesse me dit : «Tu vois fiston, ça, ce n’est pas Nicolas. On lui a écrit ce discours et ce n’est certainement pas l’œuvre d’un africain». Lorsque Nicolas Sarkozy est arrivé à Libreville, il y a eu une rencontre privée entre les deux chefs d’Etat et, Pascaline Bongo et moi-même étions les seuls invités à y assister. Nous étions tous les quatre dans une pièce et après les salutations d’usage Omar Bongo Ondimba a dit à Nicolas Sarkozy : «Je vais te sermonner !» et il enchaina : « Mais qu’est-ce que tu es allé raconter à Dakar ?» lui-demanda-t-il. Nicolas Sarkozy répondit : «J’ai lu le discours dans la voiture qui me conduisait à l’Université de Dakar». Le président Omar Bongo lui demande ensuite «Qui t’a écrit ce discours ?» «C’est Henri Guaino», répondit Nicolas Sarkozy. Là, j’ai interrompu le président Sarkozy pour lui dire qu’il aurait pu éviter de faire écrire ce discours à un homme qui ignore complètement l’Afrique et les Africains et surtout la mentalité des étudiants de l’Université Cheikh Anta Diop. S’il y a, en Afrique, une grande université où les étudiants sont vaillants et contestataires, c’est bien l’Université de Dakar. J’y ai moi-même fait mes études avant d’arriver en France, je sais donc de quoi je parle. J’ai vécu personnellement les évènements de mai 1968 à Dakar. Nicolas Sarkozy a reconnu avec beaucoup de regret que son discours a été fait dans la précipitation. Le président Omar Bongo, avec la franchise qu’on lui connait, lui dit alors : «J’ai été contestataire et je connais mes frères africains. Ce discours, je te garantis que tu vas le payer cher, tu le trainera longtemps». A ce jour, Nicolas Sarkozy regrette encore profondément ces propos. C’est une grosse faute politique qu’il rêve de pouvoir corriger.
La Françafrique n’était-elle pas finalement une forme de colonisation discrète ? Pensez-vous que les relations sont équilibrées entre la France et l’Afrique ?
Il est évident, au départ, que les relations entre la France et ses anciennes colonies ne sont pas équilibrées. Elles commencent maintenant à s’équilibrer petit à petit, d’abord parce qu’il y a eu une prise de conscience des dirigeants africains et ensuite parce que la France n’est plus la grande puissance qu’elle était il y a quelques décennies en arrière. Il y a aussi les effets de la mondialisation et l’on se rend compte que l’Afrique d’aujourd’hui est un continent plus qu’émergent qui rend, de fait, les relations entre la France et le continent à peu près équilibrées. Ayant été acteur et témoin de ce qu’a été la Françafrique, d’il y a 30 ans, je crois sincèrement qu’il était tant que certaines choses disparaissent comme par exemple l’intervention plus que pernicieuse de la France dans la vie politique des Etats africains. J’ai pris conscience moi aussi, au fil des années, qu’on ne peut plus se permettre de faire, aujourd’hui, ce que nous avions fait dans le passé. C’est-à-dire intervenir directement dans la vie politique des Etats africains soit pour consolider ou choisir des chefs d’Etats. C’était ça le côté obscure de la Françafrique et je l’ai vécu d’assez près en tant qu’acteur et témoin. Cela explique d’ailleurs ma métamorphose actuelle avec des sorties qui peuvent parfois être bouleversantes. Ma conscience me dicte de le faire car certaines choses ne peuvent plus être tolérées comme par le passé.
Quelle est, à votre avis, la relation qui doit prévaloir aujourd’hui entre la France et l’Afrique ?
La France d’aujourd’hui est une puissance moyenne. Elle ne peut pas rivaliser avec la Chine, l’Inde, les Etats-Unis et le Brésil. Ce sont des poids lourds. La France étant devenue une puissance moyenne sur le plan économique et financier, elle ne peut plus faire ni même être ce qu’elle était dans le passé. Les Africains, au fond d’eux-mêmes, ont une nette préférence pour la France car il y a beaucoup de valeurs et d’autres relations qui les lient à la France. C’est ici qu’ils ont noué des amitiés solides, pour la plupart, sur les bancs des écoles ou dans les amphithéâtres des universités. Il faut donc s’appuyer sur l’histoire de manière saine pour préserver la place de notre pays en Afrique. C’est ça, si j’ose dire, le côté noble de la Françafrique et je ferai tout mon possible pour que celui-ci fasse oublier le côté obscur. Je crois être assez placé pour avoir connu la turpitude de l’une pour en faire prévaloir le côté noble. A l’échelle de ma vie, je crois sincèrement que jamais un autre pays ne remplacera la France dans le cœur des Africains. La place de la France en Afrique est imprenable mais elle est fragilisée et elle le sera encore plus si l’on ne prend pas conscience du fait que l’Afrique a changé. Les Africains sont conscients de leur force et de l’énorme potentiel économique du continent.
Récemment, vous avez fait une sortie tonitruante pour fustiger l’attitude du président Aly Bongo, qu’est-ce qui vous met en colère contre lui ?
Vous savez, il y a deux époques incomparables que sont celle des chefs d’Etat précurseurs et celle de ceux d’aujourd’hui avec la génération des dirigeants nés au lendemain des indépendances. La génération d’Omar Bongo Ondimba, Houphouët Boigny, Léopold Sédar Senghor, Moctar Ould Dada ou encore Amadou Ahidjo… Ce sont des figures historiques et on ne peut pas renouveler leur manière de gouverner. Vous savez, dans la famille Bongo, je suis considéré comme l’aîné des enfants et je l’assume pleinement. J’ai beaucoup d’estime et d’affection pour Aly Bongo Ondimba mais il sait très bien qu’il ne sera jamais Omar Bongo. Ce ne sont pas les mêmes personnalités encore moins les mêmes styles. Omar Bongo Ondimba était un chef d’Etat très imprégné de la culture gabonaise et les traditions africaines. Omar Bongo aimait s’entretenir avec les opposants les plus redoutables de son régime comme Agondjo, Marc Manguéma, etc. J’ai assisté, plusieurs fois, à ce genre de rencontres avec les opposants et je peux vous dire qu’il prenait un plaisir démesuré à échanger avec eux. Ce que j’ai voulu dire à Aly Bongo, c’est d’essayer de suivre l’exemple de son père pour parler avec les opposants, ouvrir des voies de dialogue. Car, comme le disait Montesquieu : «C’est du choc des idées que nait la vérité !» Je pense qu’il a compris le message et qu’il le fera.
Êtes-vous en train de jouer un rôle souterrain pour faciliter le dialogue entre Macky Sall et la famille Wade ou œuvrez-vous pour faire sortir Karim Wade de prison ?
Vous me permettrez d’abord de rétablir la vérité par rapport à un journal sénégalais qui disait, dans une de ses éditions, que Macky Sall m’avait envoyé voir Karim Wade pour un deal. Je vous dis tout de suite que c’est faux ! Jamais, je dis bien jamais Macky Sall lors de nos entretiens n’a formulé une telle demande encore moins eu une parole désobligeante à l’endroit du président Wade. Lors de son premier passage à Paris en tant que président de la République du Sénégal, je suis allé avec François Fillon rendre visite à Macky Sall. Il m’a dit ceci : «Dis à Karim de se rapprocher de moi et d’accepter un deal s’il a détourné ou amassé de l’argent de manière frauduleuse. Nous sommes prêts à discuter avec lui». Le jour même, Karim Wade se trouvait à Paris, je l’ai appelé et il est passé me voir dans l’après-midi. Je lui transmis le message du président Macky Sall et il m’a répondu en faisant le signe de la main «zéro plus zéro égale zéro». Je lui dis Karim, ça ce n’est pas une réponse. Dès ton retour à Dakar, demande à voir Macky Sall, il te recevra et tu parleras avec lui en toute sincérité. Il ne faut pas rompre les ponts ou fermer les portes. Depuis, Karim Wade n’a pas donné suite à cette demande et voilà où ça le mène. Je ne peux pas me mêler de ce qui ne regarde pas, la justice suit son cours de façon indépendante mais je ne pense pas sincèrement que Karim Wade est à sa place en prison. Je suis même allé jusqu’à dire au président Macky Sall qu’il y a une opération de victimisation de Karim Wade qui pourrait être un boomerang pour son gouvernement. Aujourd’hui, je crois qu’il faudrait sortir Karim de la prison et le mettre, s’il le faut, à la disposition de la justice car de toute façon, il ne fuira jamais le Sénégal.
Etes-vous prêt à faire la médiation entre le président Macky Sall et la famille Wade ?
Franchement, je n’ai plus vu le président Wade depuis qu’il a quitté le pouvoir. Je ne lui ai jamais rendu visite à Versailles. Mais, si les deux parties pensent que je peux faire quelque chose, je suis prêt à jouer ce rôle pour le bien être de notre pays car je suis avant tout pleinement sénégalais. Vous savez, le Sénégal est le pays phare de la démocratie et du dialogue social en Afrique. C’est un capital inestimable qui n’existe nulle part ailleurs. Je crois sincèrement en l’avenir du Sénégal et chaque fois qu’il y a une idée novatrice, comme le Plan Sénégal émergent par exemple, pour sortir le pays de la situation économique dans laquelle il se trouve, je suis pour et je la soutiendrai fortement.