Avec des valises pleines de rêves, ils ont entrepris le voyage vers l’Espagne, mais le cauchemar a été souvent à l’arrivée. Cette année, comme à chaque été, la vague de migrants a déferlé vers l’Europe, suivie de centaines de morts plongeant le pays dans un deuil permanent. En plus des îles Canaries, la filière Nicaragua est venue affligée plusieurs familles frappées par des départs en masse de jeunes et aussi de femmes, qui veulent accomplir leurs rêves américains. Pour faire face à la résurgence du phénomène, l’Etat a validé la Stratégie nationale contre les migrations irrégulières, qui devrait le juguler d’ici 10 ans. Que va-t-elle changer ?
C’est un vent frisquet, en provenance de l’Atlantique, qui caresse les visages des personnes venues assister à la Journée mondiale des migrations, le 18 décembre. A la place du Souvenir, balayée par la brise marine, les souvenirs des tragédies migratoires s’entassent. Les récits sont glaçants. Cette année, le Sénégal a connu sa pire crise migratoire.
Ce phénomène a atteint cette année son paroxysme de gravité. Youssou Mbengue, représentant des migrants, partage les chiffres macabres : «L’émigration irrégulière a fait plus de 7000 morts et disparus, sans compter ceux qui meurent dans le désert et dont on parle très peu.» Selon les chiffres de l’Organisation internationale pour les migrations (Oim), le nombre de morts dans les couloirs migratoires est sous-estimé. «Depuis 2014 jusqu’à maintenant, plus de 60 mille vies perdues dans le monde, du fait de l’émigration irrégulière, dont plus de 22 mille sur la route de la Méditerranée. Le désert du Sahara, traversé par des milliers de migrants, représente également un terrain inhospitalier où la mort frappe régulièrement.
Plus de 2000 vies ont été perdues dans le Sahara depuis 2014.
La route migratoire de l’Atlantique, bien que moins utilisé, a été le théâtre de nombreuses tragédies.
Depuis 2014, plus de 2000 vies ont été perdues à cause des naufrages», partage le représentant de l’Oim à la Journée internationale des migrants.
Ces statistiques représentent non seulement le nombre de décès sur le chemin d’un supposé ailleurs meilleur, mais elles représentent aussi des destins tragiquement interrompus, des vies brisées. Pour lui, ces chiffres soulignent l’urgence de protéger les vies de ceux qui entreprennent ces voyages périlleux.
Cette année, le thème choisi pour la Journée internationale des migrants est un appel à agir pour essayer de trouver une solution à ce phénomène qui engloutit des milliers de vies à travers le monde. «Act today» signifie en français, agir aujourd’hui pour que l’océan Atlantique, la mer méditerranée et le désert ne soient plus un cimetière.
Surtout pour que l’indifférence s’arrête. «Aujourd’hui plus qu’hier, la question des migrants, de la migration doit être au cœur des politiques publiques.
C’est la raison pour laquelle, avec l’appui de nos partenaires que sont l’Union européenne (Ue) et l’Organisation internationale pour la migration et tous les membres de la Société civile et ceux qui agissent dans la promotion et le financement de ces migrants, nous avons tenu, malgré le contexte chargé cette année que nous connaissons au Sénégal, à saisir l’occasion de cette célébration pour revenir sur le thème agir ensemble, mettre tous les acteurs ensemble.
Et continuer à réfléchir sur les meilleures stratégies pour faire de ces migrants des acteurs de développement», assure Annette Seck Ndiaye. La ministre auprès du ministre des Affaires étrangères et des Sénégalais de l’extérieur, chargée des Sénégalais de l’extérieur, espère un renversement des pratiques. Elle dit : «Nous devons mettre la migration au profit du développement. On évalue 123 pirogues qui ont quitté le Sénégal pour 10 mille personnes. Mais le Sénégal n’est pas seulement une zone de départ, elle est aussi une zone de transit.
Ces pirogues ne transportent pas seulement des Sénégalais. Il y a d’autres nationalités.
On a reçu comme information, et on a pu le vérifier, que des pirogues en partance du Sénégal pour l’Espagne ne sont pas toutes arrivées. Ce qui a valu que nous ayons des rescapés au Maroc, notamment à Dakhla et aussi dans les îles du Cap-Vert.»
Plus de 7000 jeunes morts cette année au Sénégal
Cet été, des milliers de personnes, composées de jeunes, de femmes avec leurs bébés, ont échoué à Dakhla, qui était devenu le plus grand centre de rétention. Des centaines de Sénégalais ont été rapatriés à partir de cette ville marocaine. D’autres ont été mis en terre.
Alors que Sal fut la fin du voyage des pêcheurs de Fass Boye où leurs rêves ont été enterrés sur cette île capverdienne. Après avoir dérivé pendant plusieurs jours en haute mer, leur pirogue a été secourue par les garde-côtes cap-verdiens qui ont trouvé dans leur embarcation, 7 corps sans vie. Le Golfe de Nouadhibou fut aussi le cimetière des illusions de certains candidats à l’émigration vers les Canaries où près d’un millier d’entre eux dont des femmes enceintes, avec des bébés, ont été secourus par les autorités mauritaniennes. Il y avait au moins 13 personnes décédées, enterrées sur place à cause de leur état. Selon des rescapés, une centaine d’autres personnes ont été jetées dans l’eau lors de la traversée.
Les survivants, éprouvés, ont été contraints à renoncer à leur voyage, puis ont été éconduits chez eux.
Dans la traque des candidats à l’émigration, la Marine nationale, la police et la gendarmerie ont monté la garde pour bloquer les départs. Mais, les candidats à l’émigration irrégulière ont toujours réussi à passer entre les mailles du filet. Si la répression n’a pas marché, il faut inventer une autre méthode. Que faire pour changer la donne ? «La migration irrégulière est un phénomène qui doit être pris en charge par un dispositif transversal qui met ensemble les Forces de défense», selon Mme Seck, qui a passé un été agité. Amadou François Guèye, Directeur général des Sénégalais de l’extérieur (Dgse), explique : «Le Maese, à travers le ministère des Sénégalais de l’extérieur, avec le soutien de l’Oim et des partenaires nationaux, s’est engagé pour plus d’efficacité à assister le retour de migrants vulnérables et faciliter le soutien pour les opportunités d’emplois et d’auto emplois pour les jeunes et des migrants.» Nfaly Keïta, représentant de l’Union européenne, renchérit : «Nous devons combattre ensemble les causes profondes de la migration. Je lance un message à l’ensemble de la jeunesse et à tout migrant potentiel. Vous n’avez plus besoin d’être sensibilisés sur les risques de la migration irrégulière. Vous avez besoin d’être informés sur les potentiels que vous avez, et que vous pouvez mettre en œuvre pour réussir chez vous. Cela n’empêche pas de voyager quand on le veut. C’est une émigration sûre, régulière et ordonnée. A l’endroit des partenaires, c’est pouvoir travailler ensemble pour que nous puissions œuvrer et éliminer ce phénomène qui nous cause des soucis à tous. La migration est liée à l’inaccessibilité des visas, au sous-emploi, chômage, à la pauvreté, à l’exode rural, aux changements climatiques, pressions sociales.»
Face au choc, qui a eu un retentissement international, le Sénégal a dû procéder, après les drames de Saint-Louis et de Ouakam, qui ont fait presque une trentaine de morts, à la validation politique de la Stratégie nationale de lutte contre la migration irrégulière (Snlmi) et son Plan d’actions opérationnel. Ce qui devrait constituer un tournant décisif dans la prise en charge de la lancinante problématique de la migration irrégulière. Ce nouvel acte fait suite à une validation technique en novembre 2022 par les acteurs de la Société civile sénégalaise, des organisations de migrants et autres partenaires, notamment de l’Union européenne.
Forte de 8 piliers et 5 axes stratégiques, la Stratégie nationale de lutte contre la migration irrégulière va être mise en œuvre de 2023 à 2026. Autrement dit, l’essentiel de ses interventions va tourner autour de la prévention, la gestion des frontières, des mesures de répression, de l’aide, l’assistance et la protection, et du retour et de la réinsertion des migrants, et de la gestion et la gouvernance de la migration. La Stratégie nationale sera une amélioration du dispositif institutionnel, avec une approche inclusive s’articulant autour d’une stratégie mobilisatrice des services de l’Etat, impliquant les communautés et les partenaires au développement dans un contexte marqué par la recrudescence du phénomène avec son lot de morts.
Le Comité interministériel de lutte contre l’émigration clandestine (Cilec), créé le 30 décembre 2020 et rattaché au Cabinet du ministre de l’Intérieur, va piloter la Snlmi, qui risque aussi de dépendre en grande partie des partenaires européens qui financent l’essentiel des programmes de lutte contre l’émigration. Grâce à son Fonds fiduciaire d’urgence en faveur de la stabilité et de la lutte contre les causes profondes de la migration irrégulière et du phénomène des personnes déplacées en Afrique (Ffu), 18 programmes dont 10 nationaux et 8 régionaux, ont été financés pour un montant total de 198 millions d’euros, soit près de 130 milliards de francs Cfa. En Conseil des ministres le 27 janvier 2021, le Président Sall avait demandé la publication d’un mémorandum du gouvernement sur la politique et les projets mis en œuvre, ainsi que les ressources mobilisées jusqu’ici. Rien n’a été rendu de manière officielle. De toute façon, les résultats sont mitigés, car des jeunes Sénégalais n’ont pas renoncé à leur rêve de rallier l’Europe au péril de leur vie.
Dislocation familiale
A l’occasion de la Journée internationale des migrants, célébrée le 18 décembre 2023, la Directrice générale de l’Oim, Amy Pope, a partagé un message pour célébrer les contributions de millions de migrants à travers le monde.
«Les personnes en déplacement sont des moteurs puissants pour le développement, à la fois dans leur pays d’origine et dans celui de destination en tant que travailleurs, étudiants, entrepreneurs, membres de la famille, artistes et bien plus encore. Les migrants maintiennent souvent des liens importants avec leur pays d’origine tout en s’intégrant dans leur nouvelle communauté, où ils apportent une myriade de connaissances, expériences et compétences. Si elle est bien gérée, la mobilité peut être une pierre angulaire du développement durable, de la prospérité et du progrès.
Libérer le potentiel de la migration est essentiel pour accélérer les efforts dans l’intérêt de tous visant à répondre aux défis considérables du Programme 2030 formulés lors du Sommet sur les objectifs de développement durable à New York, en septembre 2023», dit-elle. Pour elle, il est «urgent que la Communauté internationale fournisse des solutions centrées sur la personne et fondées sur des données probantes pour que les personnes puissent rester au sein de leur communauté et pour celles qui souhaitent ou doivent se déplacer».
Selon elle, il faut «placer la migration comme l’une des solutions aux défis mondiaux, notamment l’adaptation aux changements climatiques ou la fourniture de meilleures possibilités économiques pour les communautés». «Chaque personne peut faire la différence. Chacun peut être un agent du changement. Ensemble, nos actions collectives d’aujourd’hui nous prépareront pour un avenir meilleur», note Mme Pope.
Féminisation du phénomène
Cette année, l’émigration irrégulière a explosé, provoquant la saturation des sites d’accueil au niveau des îles Canaries.
Depuis début octobre, plus de 8 mille 500 migrants sont arrivés, «un record», indiquent les autorités espagnoles. Depuis janvier, plus de 23 000 migrants ont débarqué au niveau de l’archipel espagnol, soit une hausse de près de 80% par rapport à la même période de 2022.
La majorité des arrivants sont originaires du Sénégal, secoué par cette vague migratoire ponctuée de décès tragiques avec des naufrages d’embarcations, et de décès dus à de mauvaises conditions de voyage et climatiques. Sans oublier la filière Nicaragua pour les Etats-Unis qui n’est pas suffisamment documentée, mais des morts aussi jonchent le chemin vers l’accomplissement du… rêve américain. Jeudi, le Président Sall a dit à son candidat, lors de son investiture, que le plus grand défi sera la lutte contre l’émigration irrégulière.
Evidemment !