« Barça ou Barsakh » (rejoindre Barcelone ou périr) ! Ce slogan mortifère sied bien pour qualifier cette roulette russe suicidaire à laquelle s’adonnent les migrants. Bravant la mort sur les ‘’routes de l’enfer’’, à la quête d’un hypothétique mieux-être en Occident. Des milliers de migrants dont des sénégalais périssent, chaque année, dans la Méditerranée. 441 candidats à la migration sont morts rien qu’au 1er trimestre 2023 (janvier-mars 2023), selon l’agence de l’Onu pour les migrations. Depuis 2014, 20 000 personnes ont perdu la vie en tentant de migrer, indiquent les statistiques de l’OIM l’agence de l’Onu pour les migrations. Si certains arrivent à franchir les murs et barbelés des frontières de l’Europe, d’autres, comme Ibrahima Konaté, se retrouvent dans des situations très difficiles. Kidnappés, torturés, jetés dans le désert puis rapatriés, ils gardent jusque dans leur chair les stigmates de cet enfer sans fin. Dans ce reportage financé par l’Union Européenne dans le cadre du programme « Nouvelles perspectives », Seneweb vous plonge dans le quotidien des migrants de retour dont la plupart, sont livrés eux-mêmes. L’Etat du Sénégal n’a pas encore validé une politique migratoire claire, donc la prise en charge des migrants rapatriés est souvent faite de manière ponctuelle. Il n’existe pas encore un protocole appliqué aux migrants rapatriés. Par exemple, il n’existe pas une prise en charge psychologique systématique du stress ou des troubles de comportement des migrants rapatriés qui peinent parfois à reconstruire leur vie.
Quinze heures (15 h) ce dimanche 2 avril 2023. La toute nouvelle cité Apix de Tivaouane Peulh s’illumine de mille feux à l’autre bout de la Vdn 3 (voie de dégagement nord) de Dakar. Un calme plat règne dans le petit quartier où de belles constructions poussent comme des champignons. A quelques mètres du rond-point, une boutique de prêt-à-porter attire le regard. A part la célèbre quincaillerie Niang qui surplombe le bitume, c’est quasiment l’un des rares commerces ouverts à cette heure ce dimanche. C’est ici qu’Ibrahima Konaté, migrant rapatrié au Sénégal depuis Septembre 2022, tente de refaire sa vie aux côtés Saliou Diouf, son ‘’tuteur’’, lui aussi ancien migrant de retour et membre d’AlarmPhone, un réseau de 200 activistes éparpillés en Europe qui apporte une assistance téléphonique 24h/24 aux personnes en situation de détresse en Méditerranée.
« Je l’ai pris sous mon aile depuis son retour pour l’aider à prendre un nouveau départ », souffle Saliou par ailleurs fondateur de l’association Boza Fii (Boza est un mot du patois camerounais qui signifie ‘’réussir’’ et Fii qui vient du Wolof et signifie ‘’ici’’). Son retour ‘’forcé’’, organisé par l’organisation internationale pour les migrations (Oim), Ibrahima le rumine toujours. Après avoir passé dix longues années à danser quotidiennement un tango avec la mort entre les geôles de la Libye, la chaleur suffocante du désert et les vagues tranchantes de la Méditerranée, Ibrahima n’entend guère rester au Sénégal. « Je suis un citoyen du monde, clame-t-il fier. Soit les autorités vont me faciliter le visa pour aller à la recherche de ma copine (une migrante sénégalaise originaire de Popenguine, NdlR) et de mon enfant que je n’ai plus revu depuis 4 ans, soit je reprends la route du désert que je maîtrise comme les lignes de ma main ».
Cette témérité face à une mort quasi-certaine prouve que Konaté, obnubilé par son désir ardent, ne jouit plus de toutes ses facultés. Une radicalisation qui est justifiée, selon Saliou Diouf, par l’absence d’un suivi psychologique après le retour. « Les migrants de retour ont besoin de gens qui comprennent leurs souffrances et qui savent trouver le bon discours pour les ramener à la raison. Ils n’ont pas forcément besoin de psychiatre mais de gens sensibles à ce qu’ils ont vécu. Ce qu’ils ne trouvent pas forcément dans leur cercle familial. Quelqu’un qui brave la Méditerranée, c’est qu’il est arrivé à un niveau extrême de banalisation de la vie », renseigne-t-il.
Le récit glaçant de la vie de Ibrahima est ce genre d’histoires qui donne froid dans le dos au point de vous comprimer la circulation sanguine. Comme dans toute histoire, tout marchait comme sur des roulettes jusqu’à ce qu’un événement vienne perturber le cours normal de sa vie. Il a, en effet, eu une enfance sans accroc avec en prime un assez brillant cursus scolaire sanctionné d’un baccalauréat Série G (gestion) et d’une licence en droit civil à l’université privée Amadou Hampaté Ba de Dakar. Désirant aller poursuivre ses études à l’étranger, Konaté a vu son rêve douché par l’ambassade qui lui demande une garantie financière de 10 millions de francs Cfa que ses parents n’avaient pas.
Un périple dans des conditions abominables
« J’ai eu envie de jouir de mon droit d’aller et de venir. J’ai volé les bijoux en or de ma mère et 45 mille francs qu’elle avait gardés dans sa pochette pour financer mon voyage. En fait, le refus qu’on a opposé à ma demande de visa malgré tous les efforts que j’avais consenti, m’avait frustré. Les gens veulent passer par la voie légale mais elle est hors de portée pour la plupart des sénégalais », ressasse-t-il. Il entreprend ainsi le voyage avec son cousin Moussa Ndiaye. Ils quittent Dakar pour Bamako en 2013, à l’insu de leur famille.
« On n’avait pas une destination spécifique. C’est à la gare de Bamako qu’on a finalement décidé de nous rendre en Algérie. A Gao on était 572 personnes avec des femmes. On devait traverser le désert en 8 jours mais à chaque escale on devait payer les rebelles. A Gao on a tué un gars qui était à côté de moi. J’ai entendu la balle siffler ! Depuis ce jour, je n’arrivais plus à dormir correctement. Arrivé à Timimoun (Algérie), mon cousin Moussa a été tué devant moi par un chef rebelle sénégalais du nom de Ibrahima Ndiaye originaire de Kaolack », narre-t-il. Le film de cette horreur repasse en boucle dans sa tête.
« On logeait chez lui (Ibrahima Ndiaye) le temps que les passeurs viennent nous chercher avec une voiture. Il a un vaste domaine dans le désert. Il gâta ses hôtes les trois premiers jours. Le 4e jour, à la veille de notre départ, il apporte la facture et nous demande de payer. Vu qu’on est sénégalais, il nous a fait une faveur en nous demandant de verser 50 000 francs Cfa chacun. Les autres migrants ont versé chacun 200 mille francs. J’avais vendu les bijoux de ma mère à Bamako. Il me restait 10 000 dinars mais mon cousin n’avait plus d’argent. On est allé négocier avec lui en tant que sénégalais mais il n’a rien voulu comprendre. Il a tué mon cousin pour que sa mort serve d’exemple aux autres migrants », lâche Ibrahima Konaté, la voix enrouée par la tristesse.
Une scène qui le hante toujours et nuit à sa santé mentale même si d’autres atrocités vécues durant ce périple ont endurci son cœur. « Les conditions difficiles et stressantes que j’ai traversées, ont laissé des séquelles physiques et mentales. Il m’arrive de faire des cauchemars. Ce n’est pas facile du tout de voir des gens mourir et de devoir les enterrer et leur tourner le dos. A Assamaka (Niger) on nous a jeté dans le désert à 17 kilomètres de la ville la plus proche. J’ai traversé beaucoup de difficultés. J’ai vu des migrants vendus comme du bétail en Libye ou tués comme des lapins. Tu essaies de survivre en te disant que demain ce sera peut-être ton tour », poursuit-il.
Une réinsertion socio-économique sur fond de scandale
Son évasion de la prison en Libye ressemble à s’y méprendre à une scène du thriller Prison Break. « Avec d’autres migrants, on a escaladé le mur. On a été pourchassés par les rebelles sur un pick-up avec des mitraillettes », se rappelle Ibrahima. Il a dû slalomer entre les rafales de balles pour trouver son salut. Regagnant le camp de l’Oim à Assamaka dans des conditions difficiles, il s’engage malgré lui, à un retour ‘’forcé’’ à la case départ (même si l’Oim parle de retour volontaire). A partir d’Agadez, les migrants sont rapatriés dans leur pays respectif.
La réintégration socioéconomique des migrants de retour dans leur pays d’origine occupe une place centrale dans les préoccupations des décideurs politiques qui cherchent à associer politiques de développement et migration. D’où l’adoption, le 10 décembre 2018 à Marrakech (Maroc), du Pacte mondial pour les migrations par les 193 membres de l’Onu. Dans son cahier des charges, l’Oim qui capte des financements de l’Union européenne et d’autres décideurs, s’engage à fournir aux migrants à leur arrivée dans leur pays d’origine, un appui psychologique et financier en vue de leur assurer une réinsertion socio-économique. Au moment où l’État, lui, est aux abonnés absents.
Dans un communiqué datant du 2 octobre 2012 lançant un appel de fonds de 800 000 dollars pour la réintégration des migrants (camerounais, sénégalais, nigérians, ivoiriens) bloqués au Maroc, l’organisation précisait : « l’aide de l’Oim sera fournie aux migrants à leur arrivée dans leur pays d’origine et consistera à les aider à créer de petites entreprises ou à leur payer une formation qui les aidera à acquérir les compétences nécessaires à une activité génératrice de revenu ». Entre les engagements et la réalité, il y a un monde. Du moins d’après Ibrahima Konaté et d’autres acteurs engagés dans la défense des causes des migrants approchés par Seneweb dans le cadre de cette enquête.
« Oim ne fait aucun suivi psychologique pour les migrants de retour. Déjà ils parlent de retour volontaire alors que la réalité est qu’on a été refoulé. La preuve on est menotté lors du voyage. Dans les normes chaque migrant subsaharien refoulé devrait recevoir une aide financière, c’est ce que l’Union européenne a signé avec les États. Dans les normes l’Oim doit donner 8000 euros soit plus de 5 millions de francs CFA à chaque migrant rapatrié », renseigne Ibrahima.
« Arrivé à Dakar, poursuit-il, Oim te donne un petit sandwich, une bouteille d’eau minérale de 100 francs CFA et 5000 francs pour que tu puisses rentrer chez toi. L’autre scandale c’est que tu ne reçois que moins de 10% des 8000 euros c’est-à-dire 500 mille francs et ceci, 5 mois après le retour. Comment peut-on entreprendre avec une si modeste somme ? », s’interroge Konaté. Interpellés sur cette question, Saliou Diouf de Boza Fii de même que Boubacar Sèye demandent que cette affaire soit tirée au clair et que les fonds que l’Oim capte ‘’sur le dos des migrants’’ soient audités. Nos tentatives de joindre l’Oim à son bureau de Dakar, ont été vaines. Le mail envoyé à leur chargé de communication est resté sans réponse.
Les familles, des victimes collatérales
Les migrants de retour ne sont pas les seules victimes des contrecoups de la migration sur la santé mentale. Les familles également les subissent de plein fouet. La plupart des familles qui ont un membre disparu sur les routes de la migration irrégulière, peinent à s’en remettre. C’est le cas de Awa Ba. Depuis bientôt deux ans, elle est sans nouvelles de son fils aîné, Mamadou Ndiaye qui avait rejoint le Maroc par voie terrestre via la Mauritanie depuis 2012. Une douleur qui ronge, de jour en jour, cette mère de famille. Elle garde, tout de même, intacte cette petite lueur d’espoir de revoir un jour son Mamadou tant aimé.
« Cela fait plus d’un an qu’on est sans nouvelles. On ne sait pas s’il est en vie ou pas. Beaucoup de ses amis (migrants, NdlR) avec qui il était, ont réussi à entrer en Espagne par la Méditerranée. Cela l’a peut-être influencé. En tous cas on ne sait pas. J’ai écrit au ministre des affaires étrangères du Sénégal, sans réponse. Je poursuis mes recherches et rien ne m’arrêtera », promet cette mère déterminée à retrouver son fils. D’ailleurs, grâce à l’association Boza Fii, Awa Ba a pu se rendre à Zarzis en Tunisie, le 6 septembre 2022, dans le cadre de la Commémor’Action, une activité annuelle organisée par le réseau AlarmPhone pour rendre hommage aux migrants disparus dans la Méditerranée. Elle en avait profité pour visiter le cimetière des inconnus. Mais son chagrin est resté tenace face à l’usure du temps.
« Des migrants qui disparaissent en mer sans laisser de traces, il n’y a pas d’épaves, encore moins de gilets qui flottent ou de corps rejetés par la mer. Quand on est en contact avec ces familles, c’est qu’elles ne sauront peut-être jamais si leurs enfants sont morts ou en vie. (…) Elles ne peuvent pas faire un deuil sans corps », confie Saliou Diouf. Résultat : elles (les familles) vivent avec cette quête sans fin.