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De l’impossibilité structurelle de la« cohabitation » au Sénégal (Par Prof. Ismaila MadiorFall)
Publié le jeudi 4 aout 2022  |  aDakar.com
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© aDakar.com par SB
Passation de service au ministère de la Justice
Dakar, le 16 avril 2019 - Le nouveau ministre de la Justice, Garde des Sceaux, Me Malick Sall, a été officiellement installé dans ses fonctions. Il a effectué la passation de services avec son prédécesseur. Photo: Pr Ismaïla Madior Fall
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On a beaucoup entendu ces jours-ci bien des gens évoquer l’hypothèse d’une cohabitation entre le Président de la République et un éventuel Gouvernement composé exclusivement de membres de l’opposition qui s’adosserait sur une majorité parlementaire pour gouverner ou co-gouverner le pays. Cette formule est tout simplement inopérante voire impossible au Sénégal, du fait des résultats qui accordent à BBY une majorité au moins relative voire absolue, mais aussi de la nature du régime politique différent de ceux où la cohabitation a eu cours.

Définition référentielle de la cohabitation : la cohabitation ou coexistence, une notion non juridique mais politique ayant fait son apparition en 1986 en France, désigne, dans les régimes semi-présidentiels où le Président élu au suffrage universel direct nomme un Gouvernement responsable devant l’Assemblée nationale, la survenance, du fait des résultats des législatives, d’une majorité absolue de députés n’appartenant pas au même camp politique que le Président de la République et en capacité de faire bloc unitaire pour former un Gouvernement disposant de l’autonomie existentielle et fonctionnelle, ne pouvant faire l’objet de révocation (si ce n’est par l’Assemblée nationale) et déterminant et conduisant la politique de la nation.

Il résulte de cette définition que les éléments structurants de la cohabitation, comme formule généralement transitoire de gouvernement, font grandement défaut dans le régime politique sénégalais. Ce qui y rend inopérante, voire impossible la cohabitation en tant que formule conjoncturelle de gouvernement ayant eu cours en France (1986-1988 ; 1993-1995 ; 1997-2002) et dans quelques pays africains comme le Niger (1995-1996).
En effet, en cas de non concordance de majorités présidentielle et parlementaire (ce qui n’est pas encore le cas au Sénégal), il n’est pas juridiquement possible pour un Gouvernement, appuyé par une majorité parlementaire mais dépourvu de l’onction présidentielle, de disposer d’une autonomie existentielle (1) et fonctionnelle (2).

1.Le Gouvernement ne peut pas disposer d’une autonomie existentielle

Dans les situations dite de cohabitation tel qu’on l’a vu en France et ailleurs, le Président de la République dispose d’une marge de manœuvre étroite voire inexistante pour nommer le Premier ministre et les membres du Gouvernement. Souvent, il aura tendance, en dehors de quelques objections sur quelques ministères notamment de souveraineté, à entériner les choix de la majorité parlementaire. L’inclination présidentielle devant les choix de la majorité parlementaire est dictée par la capacité de celle-ci à renverser le Gouvernement par le recours itératif à la mise en branle dela motion de censure. En l’occurrence, le Président est, donc, obligé de nommer contre son gré les membres du Gouvernement.

De même, dans cette situation, le Président est désarmé une fois qu’il aura nommé le Gouvernement. Ce dernier peut être tranquille jusqu’à la fin de la législature ou tant que ce sera la volonté de la majorité parlementaire car le Président ne peut révoquer ad nutum le Premier ministre et les membres du Gouvernement. Il ne peut mettre fin aux fonctions du Premier ministre et des ministres que sur la présentation par celui-ci de la démission du Gouvernement (article 8 de la Constitution française et d’autres constitutions comme le Mali ou le Niger). L’existence du Gouvernement ne peut alors être menacée que par la majorité parlementaire qui peut user et abuser de la motion de censure.

Cette donnée structurelle, rendant possible la cohabitation, fait défaut dans le régime politique sénégalais. Ici, même s’il ne dispose pas d’une majorité parlementaire suffisante pour constituer avec sa seule coalition le gouvernement, le Président garde la latitude de nommer librement le Premier ministre et les membres du Gouvernement. En effet, contrairement en France par exemple où le Gouvernement n’est responsable que devant l’Assemblée nationale (article 49 de la Constitution française), au Sénégal, l’article 53 de la Constitution prévoit clairement que le Gouvernement est responsable devant l’Assemblée nationale qui peut le censurer (article 86 de la Constitution) et devant le Président de la République qui peut le révoquer de façon discrétionnaire à tout moment (article 49 de la Constitution). Ici le Président peut nommer le gouvernement de son choix et non celui imposé par la majorité parlementaire. Si celle-ci renverse son Gouvernement, le Président nomme immédiatement un nouveau Gouvernement que la Constitution interdit à l’Assemblée de censurer pour toute la durée de la session qui est annuelle. L’article 87 in fine de la Constitution dispose, après l’adoption d’une motion de censure, qu’« une nouvelle motion de censure ne peut être déposée au cours de la même session » .On voit donc bien que le Président sénégalais, contrairement à son homologue français, garde intacte sa capacité de nomination et de révocation du gouvernement.

2.Le Gouvernement ne peut pas disposer d’une autonomie fonctionnelle

En situation de cohabitation, à tout le moins sur la terre d’élection de celle-ci (France), le gouvernement, qui, dès sa nomination, est à l’abri de toute possibilité de révocation présidentielle, détermine et conduit la politique de la nation comme le prévoit l’article 20 de la Constitution française. Dans ce contexte, il ne reste au Président, détenteur du pouvoir exécutif d’exception, que des pouvoirs symboliques comme la signature de quelques décrets puisque le Premier ministre, détenteur du pouvoir exécutif de droit commun, prend la plupart des décrets, signe les ordonnances, garde un certain domaine réservé aux contours flous et un pouvoir d’arbitrage résiduel. La doctrine française considère qu’en cas de cohabitation, le Président français n’exerce qu’une magistrature d’influence. Il est, selon une formule consacrée,« un président de la quatrième république en pleine cinquième république ». L’ayant bien compris, le Président Mitterrand laissait faire le Gouvernement pour s’ériger plutôt en Chef de l’opposition.Totalement différent est le cas du régime politique sénégalais où même si le Président ne disposait pas d’une majorité parlementaire, c’est lui qui détermine la politique de la nation (article 42 de la Constitution) que le Gouvernement conduit et coordonne la sous la direction du Premier Ministre et en assume la responsabilité devant le Président de la République et devant l’Assemblée nationale dans les conditions prévues par les articles 85 et 86 de la Constitution.

Ainsi, en cas de non confluence des majorités parlementaire et présidentielle, si le Président français perd, en dehors de quelques prérogatives de souveraineté, l’essentiel de ses prérogatives notamment de définition de la politique de la nation et de révocation du Gouvernement qui sont liées à sa détention d’une majorité parlementaire et non à la Constitution, le Président sénégalais, lui, conserve l’intégralité de ses prérogatives qui ne sont pas liées à la coutume ou à la détention d’une majorité parlementaire, mais explicitement de la Constitution :détermination de la politique de la nation et de la présidence du conseil des ministres (article 42), monopole de la signature des décrets et ordonnances (43),détenteur exclusif du pouvoir exécutif avec la nomination aux emplois civils (article 44), responsable de la défense nationale et chef suprême des armées et nommant à tous les emplois militaires (article 45) accréditation des ambassadeurs (article 46), droit de faire grâce (article 47), adresser des messages à la nation (article 48), nomination et révocation discrétionnaire du Gouvernement et fixation de leurs attributions (article 49), faculté discrétionnaire de déléguer ses pouvoirs, y compris l’autorisation au Premier ministre de prendre des décrets (article 50), soumission au peuple de tout projet de loi, capacité de mise en œuvre des pouvoirs exceptionnels de crise (article 52), possibilité de dissoudre l’Assemblée après les deux premières années de législature (article 87).

En conclusion, il y a, fondamentalement, une incompatibilité de nature entre le régime politique sénégalais et la cohabitation (comme formule de gouvernance de crise) dont la survenance est possible dans les régimes élisant leur Président au suffrage universel mais à forte tradition parlementaire où la Constitution fait du Gouvernement le détenteur du pouvoir exécutif de droit commun et le Président le détenteur du pouvoir exécutif d’exception. Si en France, le Gouvernement gouverne en cas de cohabitation parce que la Constitution de la Vème république est d’inspiration parlementaire, au Sénégal doté d’un régime plutôt d’inspiration présidentielle, même dans une situation de non confluence de majorités qu’il n’est pas, au surplus, rigoureusement approprié de qualifier de cohabitation, c’est le Président qui gouverne à l’aise, surtout s’il parvient à davantage conforter la majorité et à faire un juste usage de quelques techniques de lubrification de la mécanique du travail parlementaire pour éviter tout blocage préjudiciable au fonctionnement normal des institutions.
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