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“Murambi, le livre des ossements“: La part de vérité de Boubacar Boris Diop sur le génocide rwandais
Publié le mardi 1 mars 2022  |  Enquête Plus
Boubacar
© Autre presse par DR
Boubacar Boris Diop, écrivain sénégalais
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Pendant que le monde s’enflamme autour de la question ukrainienne, le Collectif pour le renouveau africain (Cora) a tenu, le samedi, un colloque pour rendre hommage à Boubacar Boris Diop, lauréat du Prix Neustadt, pour son livre ‘’Murambi, le livre des ossements’’. Un beau prétexte pour remettre dans le débat public le génocide rwandais qui a coûté la vie à plus d’un million de Tutsis.

Il y a des choses qui se passent à des milliers de kilomètres de nous. Souvent, on ne se sent pas concerné, jusqu’au jour où cela frappe à nos portes. Michel Serumundo, dans ‘’Murambi, le livre des ossements’’, s’en rend compte bien tardivement. Dans ce qui semble être ses derniers instants, il dit : ‘’J’ai moi-même souvent vu à la télé des chaines difficiles à supporter, des types portant des combinaisons en train d’extraire des corps des charniers, des nouveau-nés qu’on balance en rigolant, des jeunes femmes qui s’enduisent d’huile avant d’aller au lit. Elles se disent : ‘Comme ça, quand les égorgeurs viendront, la lame de leur couteau fera moins mal.’ Certes, j’en souffrais de voir de telles scènes, mais sans me sentir vraiment concerné…’’

Michel ne se rendait pas compte, continue-t-il de regretter, que si les victimes criaient aussi fort, c’était pour qu’il les entende, lui et aussi des milliers d’autres gens sur terre, et qu’ils essaient de tout faire pour que cessent leurs souffrances. ‘’Cela se passait toujours si loin, dans les pays à l’autre bout du monde. Mais en ce début d’avril 1994, le pays à l’autre bout du monde, c’est le mien’’, clame la victime tutsi.

Ce passage du livre de Boubacar Boris Diop fait tilt dans la tête de Dr Elleen Jullen qui découvre le livre dans un contexte un peu comparable à celui que traverse actuellement l’humanité, dans le contexte d’invasion de l’Irak par les Etats-Unis, avec les actes barbares perpétrés sur des humains, au niveau de la prison d’Abou Ghraib. C’était en avril 2004. Elle présentait dans une université américaine une traduction pas encore publiée de Murambi. ‘’Cela coïncidait avec le 10e anniversaire du génocide, dans lequel peut-être un million de personnes ou plus ont été brutalisés et tués, alors que le monde regardait en silence. Abou Ghraib était loin de Murambi dans ses causes et effets, mais la cruauté qui avait été perpétrée et la détermination des bourreaux avait été produite par les mêmes processus. Je savais alors que Murambi était un livre à lire’’.

Selon Dr Elleen, ‘’Murambi…’’ sonne à la fois comme un ‘’hymne pour les morts, un sablier pour les vivants. En sus de ‘’rendre hommage aux morts’’, il rappelle en même temps aux vivants leur humanité. Et ces propos du vieux Siméon Habineza, s’adressant à une foule en délire de vengeance, en est une parfaite illustration. Le vieux insiste : ‘’Vous avez certes souffert, mais cela ne vous rend pas meilleurs que ceux qui vous ont fait souffrir. Ce sont des gens comme vous et moi. Le mal est en chacun de nous. Moi Siméon Habeneza, je répète que vous n’êtes pas meilleurs qu’eux…’’

‘’’Murambi…’, un hymne à la mort, un sablier pour les vivants’’

En ce qui le concerne, le Dr Mamadou Ba est largement revenu sur trois portées du livre. D’abord, sa ‘’puissance de dévoilement des scènes de frayeur et d’effroi’’. Ensuite, sa ‘’puissance de compréhension de comment la violence s’empare des êtres humains’’ et en fait des monstres. Et enfin, sa ‘’puissance de résistance contre l’oubli’’. ‘’Murambi…’’, c’est tout ça à la fois, selon le Dr Ba. ‘’Les génocidaires, souligne l’universitaire, veulent faire disparaitre des êtres humains, les rendre anonymes, les réduire à néant, qu’ils disparaissent, que leurs mémoires disparaissent, qu’il ne reste plus rien d’eux. Le romancier fait le contraire. Il les fait apparaitre, donnant à chacun un nom, un visage, une langue, un passé, un futur… Il a ainsi pour vocation d’anéantir cette logique d’anéantissement du génocide’’.

En cela, pense-t-il, le texte de Boris ‘’est une véritable machine de guerre contre toutes les manipulations’’ ; un texte qui ‘’donne chairs et figures aux ossements.’’

Mais que peut un texte face à la puissance des baïonnettes, face aux assassinats de masse ? N’est-ce pas un peu vain, insipide, sans effet. Que faire ? Ces questions, ils ont été nombreux, les panélistes, à se les poser. ‘’Raconter, précise le Dr Ba, c’est déjà témoigner de la résistance. D’où la puissance prophylactique du récit ; c’est-à-dire empêcher que cette chose ne se reproduise’’.

Embouchant la même trompette, Pierre Karegeye affirme, citant une de ses étudiantes : ‘’Il y a une responsabilité qui s’attache à la lecture d’un ouvrage sur le génocide, car il ne suffit pas seulement de connaitre le monde du texte et d’analyser les problèmes identitaires des autres. Il s’agit aussi de nous l’approprier en rapport avec nos propres injustices structurelles, nos problèmes raciaux, après le meurtre de George Floyd.’’

L’Occident a sa Shoah, l’Afrique son génocide

Aujourd’hui, le monde s’enflamme autour de la question ukrainienne. Il y a près de 30 ans, c’était le silence ou les moqueries autour des atrocités du Rwanda. Ce qui n’est guère nouveau, quand il s’est agi de l’Afrique et des Africains. ‘’Murambi…’’ mesure certes la responsabilité des acteurs, mais il montre également du doigt ceux qui ont tourné la tête en regardant ailleurs, commente un panéliste. Les Africains, souligne-t-on, ont toujours été regardés sans espoir, non essentiels et consumés par des haines tribales anciennes. Malgré les atrocités perpétrées au Rwanda, l’humanité avait préféré détourner le regard sur d’autres événements. Quand ils daignent en parler, c’est pour mettre en avant ‘’des primitifs qui s’entretuent ou une guerre ethnique avec son orgie de violence’’, regrette Karegeye. ‘’Les rares journaux africains qui daignaient en parlaient, insiste-t-il, se conformaient à ces stéréotypes. En vérité, pendant le génocide, l’Afrique avait la tête ailleurs : la Coupe du monde aux Etats-Unis… Quant aux évêques, ils étaient à Rome... Aucun mot de compassion pour les fidèles rwandais. C’était donc dans l’indifférence totale des Africains que plus d’un million de Tutsis ont été massacrés dans des conditions abominables en trois mois’’.

Une anomalie que Boris et d’autres écrivains noirs ont voulu corriger en 1998, quatre ans après le génocide. Ce qui n’était pas sans difficulté (voir ci-contre). ‘’Ces réflexions, estime le Dr Elleen, s’adressent aux survivants hutus comme tutsis, mais elles sont aussi adressées à tout le monde. C’est un récit qui nous avertit, une histoire africaine avec une résonnance mondiale. Car ce qui s’est passé au Rwanda en 1994, la désignation de boucs émissaires, l’objectivation meurtrière des autres, peut avoir lieu ici aux Etats-Unis et partout ailleurs. C’est une histoire qui implique toute l’humanité’’.

Des appréhensions à la consécration

‘’Lorsque j’ai appris que ce prix (Neustadt) m’était décerné, j’ai immédiatement pensé à des rencontres comme celles-ci, parce que cela ouvre la possibilité pour nous autres Africains de revenir à travers un livre sur le génocide des Tutsis du Rwanda et son caractère fondateur’’, a souligné l’auteur Boubacar Boris Diop.

Il revient sur les appréhensions des Rwandais à la découverte de leur projet. Mais malgré le scepticisme, les amusements et autres appréhensions, ils l’ont fait et aujourd’hui, tout le monde en saisit la portée. ‘’Parce que nous avons écrit ces neuf romans, souligne Boris, le génocide des Tutsis s’est inscrit comme un évènement singulier dans l’histoire du continent. Sans cela, on aurait juste massacré des gens sans que personne ne comprenne. Il serait difficile d’être là presque 30 ans après, pour en parler’’.

A la suite d’Adorno qui estimait qu’il y a une poésie avant l’holocauste et une poésie après, Enzo Traverso, rappelle Boris, avait développé le concept de ‘’fracture historique’’. Selon Traverso, il y a le monde avant la Shoah et le monde après la Shoah. Pour les Africains, il y a un avant et après le génocide rwandais. ‘’C’est un point de vue européen (référence à la Shoah) qui se respecte par rapport à leur histoire. Ils peuvent le dire. Nous, nous pourrions et nous aurions dû le dire par rapport à l’histoire du continent africain, par rapport à notre propre histoire’’, affirme Boris qui salue l’initiative du Collectif pour le renouveau africain.

A l’instar de Boris Diop et de tous les autres intervenants, la professeure Fatimata Diallo Ba a estimé que ‘’Murambi…’’ est le genre de livre dont on ne sort pas indemne de la lecture. Elle témoigne : ‘’Pendant toute ma lecture de ‘Murambi…’, j’ai souffert d’un mal d’épaule tenace, comme si mon bras se détachait peu à peu de mon épaule, sous les coups de machette d’un bourreau inconnu. J’ai compris peu à peu que l’histoire me rattrapait et que le cauchemar que je fuyais depuis des années se matérialisait devant moi, que le sang des Tutsis continuait à imbiber les terres d’Afrique. Et que plus rien ne serait plus comme avant.’’

Relisons nos ossements, déclare la femme de lettres, tous nos morts cachés qui vivent sous la terre d’Afrique et qui ont tant de choses à nous révéler. Elle ajoute : ‘’Faisons naitre les mots de la mémoire de l’Afrique pour signer la victoire de la vie sur la mort. Ecoutons l’Afrique de nos veines pour récuser la calomnie, le mépris et redire les vérités de l’histoire, d’une histoire pensée, réfléchie pour réparer nos cerveaux malades. La défense d’un pré carré vaut-elle le sacrifice d’un million d’êtres humains ? Que valent les catégorisations, les étiquetages, les ethnicisâmes qui figent des communautés dans des stéréotypes, des clichés, des clivages dangereux ? Nous pouvons et devons récuser l’instrumentalisation mortifère de nos identités fondée sur la notion importée et sans fondement de l’ethnie.’’

Par ailleurs, l’auteur est revenu sur le sort de celui qui a été le concepteur de la boucherie de Murambi, son grand exécutant. ‘’Dans le roman, informe Boris, il s’appelle Karekezi. Mais dans la vraie vie, il se nomme Aloyse Simba. Et savez-vous où on l’a arrêté ? Ici à Thiès. La boucherie de Murambi, c’est bien lui’’.
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