Il est impossible, pour les pays africains, de rattraper le développement économique de l’Occident, selon Ndongo Samba Sylla. L’économiste sénégalais, qui s’exprimait samedi, lors des ‘’Grandes conférences de L’Harmatan’’, a soutenu qu’il faut des modèles endogènes pour pouvoir émerger.
Après des décennies d’indépendance, les pays africains peinent toujours à tracer leur propre voie pour leur développement socioéconomique ou se hisser au même niveau que leurs anciens colonisateurs. Et d’après l’économiste sénégalais Ndongo Samba Sylla, il faut se départir de l’idée du rattrapage. ‘’De nombreux travaux scientifiques ont montré que le rattrapage économique est impossible. Donc, il faut vivre de façon africaine. Il faut des modèles endogènes.
Il y a une littérature croissante qui montre que la trajectoire du développement de l’Occident, au cours des deux derniers siècles, est fondée sur l’impérialisme écologique qui repose, d’une part, sur l’appropriation des ressources du Sud, et, d’autre part, sur l’externalisation vers le Sud des coûts écologiques de l’expansion capitaliste’’, a-t-il soutenu lors de son intervention, samedi dernier, lors des ‘’Grandes conférences de L’Harmattan’’.
Si le rattrapage économique est quelque chose ‘’d’impossible’’, l’économiste souligne qu’en fait, il ne faut pas le regarder simplement en termes de niveau de consommation. ‘’Si on veut rattraper le niveau de consommation des pays du Nord, il faut aussi qu’on puisse rattraper le niveau de gaspillage des ressources. Ce qui n’est pas possible. Si on voulait tous avoir le même niveau de consommation et de gaspillage de ressources qu’un résident moyen de l’Union européenne, il faudrait 2,8 planètes. Or, on n’a qu’une seule planète. L’Europe et les Européens ne représentent que 7 % de la population mondiale. Pourtant, elle utilise 20 % de la bio-capacité de la planète. Il est donc impossible que nous puissions tous avoir le même niveau de vie que les Européens’’, explique-t-il.
Ainsi, pour l’Afrique, et même pour toutes les régions du monde, M. Sylla estime que tout ce qu’ils ont besoin pour des pays développés, que ce soit l’eau, le logement, l’éducation, le transport local, devrait être soustrait de l’empire des marchés qui doivent générer des profits. ‘’Tous ces éléments de base devraient tendre vers la gratuité et c’est possible. Ce n’est pas une question de développement, ni de moyens. Pour y arriver, il faut oublier la question de la croissance économique, le mythe du rattrapage. Ce qu’il faudrait, au lieu de parler de la croissance du PIB, c’est nous concentrer sur l’utilisation des ressources disponibles localement, nationales, régionales, continentales. Il faut les mobiliser de manière soutenable. Pour aller vers ce modèle, il y a des conditions politiques préalables. Il faut des formes de leadership démocratique, une solidarité africaine et internationale. Au niveau national, il est nécessaire de conquérir la souveraineté nationale et monétaire’’, dit l’économiste.
Ndongo Samba Sylla précise que la trajectoire de développement occidentale ‘’ne peut pas être reproduite’’ dans les pays du Sud. ‘’Si on veut la reproduire, il faut qu’il y ait quatre ou cinq continents américains qui soient disponibles quelque part et qu’on puisse y amener le surplus de travailleurs ruraux qui n’a pas pu été absorbé par l’industrie. Ceci est une réflexion capitale de Samir Amin’’, insiste-t-il.
D’ailleurs, par rapport cette inégalité économique entre les pays du Sud et ceux du Nord, l’économiste a relevé que dans les pays africains, il y a eu une crise économique d’abord et la gestion de la crise sanitaire de la Covid-19 a induit une crise économique. Dans les pays occidentaux, dès les premières heures de la pandémie, la plupart des coûts des matières premières ont baissé. Donc, la plupart des pays africains n’avaient plus exporté leurs produits. Ils étaient ainsi dans une situation difficile pour payer la dette. ‘’En plus, il y avait même des fuites de capitaux. Parce qu’il y avait plus de confiance vis-à-vis des marchés des pays émergents. Cette période d’Afrique émergente a créé très peu d’emplois décents. La plupart des emplois étaient dans l’informel ; plus de 90 %. Cette période a également créé, suscité des inégalités économiques. Selon les chiffres de la Banque africaine de développement, en 2008, 100 mille Africains disposaient d’un patrimoine qui était évalué à 800 milliards de dollars américains. Ce qui représentait 80 % des biens de l’Afrique subsaharienne. Dans cette période, on a eu une ponction financière importante, de sortie de flux financiers licites et illicites’’, note M. Sylla.
Ne pas négliger les capitaux rapatriés par les multinationales
Souvent, souligne-t-il, les gens se focalisent sur la dette. D’après l’économiste, la dette souveraine en vers l’étranger est certes, ‘’importante’’, mais il ne faut pas perdre de vue ces profits qui sont rapatriés par les multinationales. ‘’Avec certains auteurs, on a essayé de calculer les dividendes qui étaient rapatriés par les investisseurs-clés étrangers, entre 2000 et 2016, pour 28 pays d’Afrique subsaharienne, qui représentent 90 % du produit intérieur brut (PIB) de la zone. Ils ont payé 100 milliards de dollars pour le service de la dette. Les multinationales ont rapatrié 500 milliards de dollars sur la même période. Quand on a un taux de croissance de 6 %, on dit que c’est l’Afrique émergente. Or, c’est ceci la face cachée de cette Afrique émergente. C’est ces transferts de surplus économique et aussi, c’est cela le sous-développement’’, fait-il savoir.
Pour lui, la pandémie a été juste un ‘’accélérateur’’. Mais tous les indicateurs de soutenabilité de la dette extérieure filaient pratiquement au rouge. Le stock des dettes extérieures par rapport aux exportations est passé de 59 à 134 %. ‘’Cela a doublé. Ce qui veut dire que les Africains se sont endettés très rapidement, notamment à travers les émissions d’Eurobonds. Le ratio du service de la dette extérieure par rapport aux exportations s’est passé de 5 à 14 %. Par rapport aux réserves de change comparées au stock de la dette extérieure, on voit que les Africains ont de moins en moins de réserves de change pour faire face à d’éventuelles demandes de paiement de la dette. Un Etat qui se développe est un Etat qui contrôle l’avenir de son épargne nationale, c’est-à-dire les profils des entreprises où est-ce qu’ils sont investis, de même que l’épargne des ménages, etc. Mais aussi le système de crédit, à savoir l’argent qu’on crée où est-ce qu’on le met ? Ce qu’il faut, ce sont ces banques nationales’’, conclut Ndongo Samba Sylla.