Génie militaire sorti de Saint-Cyr en 1963, directeur de la Sécurité publique pendant la grève des policiers en 1987, l’ancien chef d’Etat-major général des armées aura marqué le Sénégal aussi bien en tant qu’officier qu’en tant qu’administrateur et diplomate.
Il fut un négociateur hors pair. Assis sur un bulldozer en train de faire les travaux de terrassement de ce qui devait devenir le quartier de Pikine dans les années 1960, en tenue de général sur la zone chaude de la Casamance à la fin des années 1990, en costume de ministre dans ses bureaux douillets à la place Washington, le général Lamine Cissé a su mener une carrière qui force le respect dans les forces armées sénégalaises. Habile comme un diplomate, il pouvait aussi être ferme comme un militaire. La Nation lui rend hommage, aujourd’hui, à travers un colloque international organisé par l’ONG Partners West Africa.
Issu de la même promotion, l’ancien Cemga, Gl Mouhamadou Keita, se remémore le bon vieux temps, quand tous deux venaient de sortir de Saint-Cyr. ‘’A l’époque, témoigne-t-il, le Sénégal avait besoin d’officiers capables de participer au développement de notre pays. Très vite, nous avons été orientés vers le génie militaire. Je revois encore Lamine sur son bulldozer en train de faire les terrassements du quartier de Pikine. Pendant ce temps, j’étais vers le Nord, sur les routes menant vers les fermes rizicoles. C’était le début de nos carrières. Et cela nous avait beaucoup marqués…’’.
Très vite, le jeune officier, sorti en 1963, gagne la confiance de ses supérieurs. Commandant d’unité dès 1964, aide de camp du ministre des Forces armées Amadou Karim Gaye, plus tard commandant du contingent d’observateurs pour la supervision du cessez-le-feu entre le Front de libération Moro et le gouvernement des Philippines, il est nommé, en 1978, adjoint logistique du sous-chef d’Etat-major général des armées et chef de la Division études générales. Entre 1984 et 1987, il devient directeur de l’Ecole polytechnique de Thiès, avant d’être promu, en 1987, lors de la grève des policiers, directeur de la Sécurité publique. C’était son premier passage au très stratégique ministère de l’Intérieur.
Le géniteur du corps des auxiliaires de police
Revenant sur cet épisode un peu méconnu du grand public, le colonel Mandickou Guèye, Directeur des Archives et du Patrimoine historique des forces armées, revient sur quelques-uns de ses faits d’armes : ‘’C’est avec lui que la police a eu ses auxiliaires. Il n’y avait, auparavant, que les auxiliaires de gendarmerie. Il s’agissait de militaires de contingent qui pouvaient faire 24 mois de service. Après les trois mois de formation à Bango, ils pouvaient faire 21 mois au niveau des forces de police. Nous étions en plein ajustement structurel. Et aujourd’hui, c’est devenu une institution.’’ A la tête de cette direction, l’ancien Cemga a été au cœur de la gestion de la crise liée à la radiation des policiers. Tout comme il a été au centre des évènements de 1988, durant lesquels le Sénégal avait frôlé le chaos.
Le premier juillet 1993, Lamine Cissé est promu général de brigade, nommé inspecteur général des forces armées. Trois ans plus tard, le 1er juillet 2016, il accède à la station suprême de chef d’Etat-major général des armées sénégalaises. Il avait 57 ans, pas loin de la retraite.
Homme de défis, il prendra sa mission à cœur, au grand bonheur de l’armée nationale et de son chef, le président de la République Abdou Diouf. L’un de ses plus grands dossiers a été incontestablement le dossier casamançais. Pas mal d’acquis ont été enregistrés durant son magistère. Il en est ainsi des patrouilles conjointes à la frontière avec la Guinée-Bissau, de la reconnaissance, par la Guinée-Bissau, de l’existence de bases rebelles sur son territoire… Ce qui était loin d’être évident, selon le colonel.
Homme de dialogue, le général savait aussi être très ferme quand les circonstances l’exigeaient. C’était le cas, face aux Bissau-Guinéens, quand ces derniers s’amusaient à réfuter l’évidence de la présence de bases rebelles sur leur territoire. Très jeune officier à l’époque, membre de l’équipe de négociation en tant que traducteur, Colonel Guèye se rappelle : ‘’Avec lui, j’ai vu pour la première fois de ma vie quelqu’un taper du poing sur la table. Cette expression, j’en entendais juste parler. Peut-être même je l’utilisais. Mais c’est avec le général que je l’ai vécu pour la première fois. Il avait vraiment tapé du poing sur la table pour amener les gens à la raison. Après, il nous a demandé de le laisser s’expliquer avec son homologue, le général Ansoumane Mané, dans leur patois, comme il le disait.’’
Aux origines de l’opération Gabou
Après quelques minutes d’échanges en mandingue (tous les deux étant des Mandingues), tout fut rentré dans l’ordre. ‘’S’adressant à nouveau à la salle et aux Bissau-Guinéens, reprend notre interlocuteur, il avait expliqué : ‘C’est comme quand les Portugais vous recherchaient ; vous fuyiez et vous vous réfugiez en territoire sénégalais. Vous ne pouvez donc pas dire que si nous recherchons les rebelles, ils restent sur le territoire sénégalais qui est sous notre contrôle. Cela n’a pas de sens.’’’
Aussi, rappelle le directeur du Musée des forces armées, le général avait entamé la lutte contre la circulation des armes dans cette zone frontalière. Comment se passait le trafic ? Comment les gens prenaient les armes pour aller les revendre à des prix défiant toute concurrence… Autant de questions qu’il n’a eu de cesse de se poser. Selon colonel Mandickou Guèye, c’est ce processus qui avait mené à la suspension du général Mané, suite à l’appréhension de ses proches dans cette affaire qui mettait en péril la sécurité au niveau de cette zone frontalière. S’ensuivit une mutinerie qui avait amené aux troubles de 1998 et à la célèbre opération Gabou menées par les forces sénégalaises en Guinée-Bissau. Le général était déjà appelé à exercer d’autres fonctions, précise notre interlocuteur.
Excellent officier d’Etat-major, l’enfant de Sokone (centre du Sénégal) accordait une importance capitale à la conception. Pour lui, une bataille sans conception n’est pas une bataille. Il avait aussi cette qualité de s’entourer des meilleurs officiers de l’armée pour concevoir ensemble, avant de s’engager dans des opérations. En tant que général, l’enfant de Sokone ne rechignait pas à aller sur le théâtre des opérations. Un jour, rappelle colonel Guèye, citant un autre officier, il était parti en Casamance, jusqu’aux frontières, près d’une base rebelle. ‘’Quand l’officier lui a dit : ‘Mon général, il y a les rebelles devant.’ il lui a répondu : ‘Ah bon ? Il faut aller me les montrer.’ Et lui-même était passé devant. L’officier me dit que tout le monde était inquiet qu’on lui tire dessus. Il a fallu que quelqu’un, parmi ses grands subordonnés, le rattrape pour lui dire qu’en fait, les rebelles sont dans les bois et que c’était risqué pour la délégation d’aller plus loin. Ce qui démontre son courage. Il était général, mais il était toujours prêt à aller au front’’.
Par ailleurs, l’ancien Cemga a aussi été le grand artisan de ce qui est devenu le Musée des forces armées. ‘’C’est lui qui est au début et à la fin de tout ce processus ayant mené à la création de cette institution. D’abord, c’était une division Archives musées au niveau de la Dirpa, à l’époque commandée par le commandant Mamadou Lamdou Touré. Et quelques années plus tard, on a créé la Direction du musée des forces armées. Et tout ça, c’était sous son magistère. Aujourd’hui, la direction est devenue très célèbre, au-delà même de nos frontières’’, souligne le directeur.
Un chef à l’écoute de ses hommes
Au-delà de ses qualités d’officier, le général est aussi réputé pour ses grandes qualités humaines. Nos interlocuteurs sont unanimes là-dessus. Ils peignent tous ‘’un chef très humble’’, à l’écoute de ses hommes. Mandickou Guèye : ‘’Par exemple, dans le dossier casamançais, j’étais chargé de toujours vérifier les deux textes : les communiqués conjoints et le mémorandum d’entente. Lesquels devaient être rédigés en versions française et portugaise. J’étais chargé de vérifier la conformité de la version portugaise. Un jour, il m’a appelé pour me dire : ‘Mandickou, vous savez, vous avez une lourde charge. Je m’accroche à vos lèvres. Si vous me demandez de signer, je signe. Si vous me dites de ne pas signer, je ne le ferai pas.’ Il est l’humilité à tous les coups’’.
Autre chose qui l’a particulièrement marqué, c’est son sens élevé des responsabilités et du patriotisme. Selon lui, le général Cissé avait toujours les mots idoines pour doper ses troupes. Il lui disait : ‘’N’oublie pas que nous travaillons pour notre Nation. Et je ne veux pas que demain, dans l’histoire, qu’on dise qu’un capitaine Mandickou Guèye avait fait signer à un général Lamine Cissé un document qui pouvait porter atteinte aux intérêts du Sénégal.’’ ‘’Je me suis alors senti très chargé. Je sentais le fardeau. Cela m’a davantage poussé à la responsabilité’’.
Né le 31 décembre 1939 à Sokone, de père et de mère mandingues, le général était très fier de ses origines. A Dakar, sa maison ne désemplissait pas de membres de sa grande famille. Sa fille Fatou Cissé s’en réjouit : ‘’Le général était quelqu’un de très famille, avec une très grande famille, mach’Allah, très élargie. Ainsi, on avait toujours accès aux tantes, aux grands-tantes, aux cousins, parents que l’on voyait souvent à la maison. C’était l’occasion de garder ce lien avec nos origines et c’est très important. Il faut savoir d’où l’on vient pour mieux apprécier ce que l’on est. Pour nous, c’était une fierté d’appartenir à cette famille Cissé.’’
A la question de savoir quel genre de père était le général, la jeune fille éclate de rires : ‘’On ne dirait pas un père militaire. Bien au contraire… On aurait du mal même à croire qu’il était militaire. C’était un père très, très aimant, mais également présent, même si, physiquement, il n’était pas toujours là. C’est l’un des absents qui était le plus présent. Il a ainsi inculqué le sens de la rigueur et de l’excellence aux membres de sa famille, sans trop les brusquer.’’
Un père libéral
Equilibré, mesuré, pédagogue, l’ancien Cemga a grandi sans son père décédé très tôt. Pour sa fille, il est un maitre ès patriotisme. ‘’Le général était, dit-elle, quelqu’un qui avait le sens de l’engagement, nuit et jour pour son pays, mais également pour les principes auxquels il a toujours cru, à savoir la paix, le dialogue, la cohésion sociale entre les communautés, les générations… J’ai l’habitude de dire que c’est un master class du patriotisme’’.
De son brillant passage à la tête du ministère de l’Intérieur, entre 1997 et 2000, sa fille a de vagues souvenirs. ‘’Mes parents aimaient raconter qu’un jour, j’avais demandé à passer la nuit au bureau avec lui. L’autre chose que j’ai pu constater avec l’âge, c’est qu’ils (les parents) ont réussi à ne pas apporter cette tension des élections de 2000 au niveau de la famille. On a eu cette chance de ne pas subir la pression’’, confie-t-elle.